INTRODUCTION Bien que cela puisse paraître paradoxal dans nos pays développés, la dénutrition protéino-energétique représente un problème majeur de santé publique en gériatrie car elle touche 50% des personnes âgées hospitalisées lors de leur entrée à l'hôpital et 70% en long séjour gériatrique. Certaines études montrent qu'il existe une relation entre l'état nutritionnel du patient et le pronostic de morbidité et de mortalité dû à l'altération de l'immunité et à l'apparition de complications infectieuses et cutanées notamment. Les données cliniques trop tardives et peu spécifiques, l'interrogatoire et les enquêtes alimentaires visant à mettre en évidence des erreurs diététiques difficiles à mener, ne permettent pas un diagnostic précoce. PHYSIOLOGIE DE LA DENUTRITION La dénutrition des sujets âgés résulte de deux mécanismes physiologiques différents : I- La dénutrition "exogène" Elle est liée à une carence d'apport en nutriments spécifiques (vitamines et oligo-éléments) souvent associée à une carence protéino-calorique qui peut être due à : - des facteurs socio-économiques et d'environnement : la diminution des ressources, la solitude, la sédentarité - de fausses croyances alimentaires - une anorexie liée à un état dépressif - une anorexie liée à la polymédication fréquente des personnes âgées - des difficultés d'alimentation dues à un mauvais état dentaire - des difficultés à préparer des repas en raison d'un statut mental altéré, de trouble de la vision ou d'une mobilité restreinte - des modifications gustatives - une diminution de l'absorption induite par la dénutrition et la diminution des sécrétions exocrines pancréatiques II- La dénutrition "endogène" Les cytokines, médiateurs de l'inflammation, comme l'interleukine 1 (IL 1), le TNF et l'IL 6, ont un puissant effet d'inhibition de la synthèse hépatique des protéines de transport notamment l'albumine et la préalbumine parallèlement à une stimulation de la production des protéines de la phase aiguë de l'inflammation (CRP, orosomucoïde...). L'IL1 et le TNF ont de plus un rôle anorexigène direct. Ces deux types de dénutrition sont souvent associés dans la population âgée: par exemple, une dénutrition par carence d'apport favorise les infections qui entraînent une dénutrition endogène. Des maladies sous-jacentes sont à suspecter dans le cas de dénutrition endogène sans étiologie évidente : cancers, maladies inflammatoires, infections chroniques… EVALUATION DE L'ETAT NUTRITIONNEL DU SUJET AGE Les critères de mesure sont mal définis. Les critères de dénutrition reconnus prennent en compte 3 points : I- Les données cliniques et anthropométriques * le suivi du poids : une perte de poids > 10% en 6 mois est significative * le calcul du poids idéal : formule de Lorentz et index de Quetelet ou Body Mass Index (BMI) = Poids / Taille² (une dénutrition sera définie par un BMI < 20 Kg/m² chez l'homme et < 19 chez la femme) * les données anthropométriques classiques (circonférence brachiale et surale, pli cutané tricipital) sujettes à de nombreuses erreurs de détermination nécessitent un expérimentateur entraîné et sont mal adaptées au sujet âgé. II- Les données immunologiques Les tests d'hypersensibilité retardée (avec établissement d'un score, une anergie cutanée correspondant à un score à 0) et le comptage des lymphocytes totaux circulants sont principalement utilisées. Moins de 1 500 lymphocytes/mm3 correspond à une malnutrition sévère. Sont également utilisées les sous-fractions des lymphocytes T, le dosage des différentes Ig sériques, le dosage du complément sérique et de ses fractions. Il n'est pas toujours facile de savoir si les modifications immunitaires constatées lors d'une malnutrition (anergie cutanée, diminution des lymphocytes T totaux…) sont en rapport direct avec la malnutrition. Les anomalies immunitaires apparaissent le plus souvent lorsque la dénutrition est très marquée et ne constituent donc pas une méthode de dépistage. III- Les marqueurs biologiques En dehors des dosages des vitamines et des oligo-éléments (importance surtout du fer et du zinc), il faut insister sur les possibilités d'évaluation du statut protidique, la dénutrition protéino-calorique étant la plus délétère. Le dosage des protéines doit révéler une diminution de la synthèse hépatique secondaire à un défaut d'apport en acides aminés et permettre de suivre l'évolution de la renutrition. Un panel de protéines présentant des demi-vies différentes pourra rendre compte de cet état, on parle de profil protéique nutritionnel. Les dosages urinaires (créatinine, 3 méthyl-histidine) sont des dosages intéressants pour évaluer le catabolisme musculaire, mais sont inutilisables en pratique gériatrique habituelle et déconseillés du fait des difficultés de recueil des urines et des risques éventuels afférents (infections urinaires). MARQUEURS BIOLOGIQUES I- Choix des protéines -Les marqueurs nutritionnels La préalbumine ou transthyrétine (demi-vie = 2 jours) est produite principalement par le foie et cette synthèse nécessite un apport azoté suffisant qualitativement et quantitativement. Elle diminue lors de toute dénutrition, proportionnellement à l'importance du syndrome. Sa sensibilité est liée à sa demi-vie courte, permettant la mise en évidence de fluctuations rapides de l'état nutritionnel (par exemple, suivi de l'efficacité d'une thérapeutique nutritionnelle ou mise en évidence d'une dénutrition lors d'un épisode intercurrent). Ce marqueur très sensible et précoce de la dénutrition protéino-energétique est malgré tout peu spécifique. La préalbumine est augmentée en cas d'insuffisance rénale, d'hyperandrogénie (retrouvée par exemple dans l'anorexie mentale) et d'hypothyroïdie. On constate une baisse de la préalbuminémie dans l'insuffisance hépatocellulaire, les situations de fuite urinaire et l'hyperthyroïdie. L'albumine (demi-vie = 15-20 jours) est le marqueur nutritionnel le plus anciennement utilisé. Elle est synthétisée par les hépatocytes et c'est une forme de réserve des protéines et des acides aminés. Elle baisse plus tardivement que la préalbumine et reflète la chronicité et la sévérité de l'atteinte ; elle n’est pas utilisable lors de la dénutrition aiguë. On constate des diminutions de concentrations d’albumine dans les situations suivantes: la dénutrition, les inflammations chroniques, subaiguës ou aiguës, les insuffisances hépato-cellulaires, les fuites urinaires, les fuites des gastroentéropathies exsudatives (gastrites, entéropathies, polyposes, pullulation bactérienne, entérocolites), les fuites cutanées (brûlures), les hypergammaglobulinémies monoclonales à IgG par un mécanisme de régulation de la pression oncotique. En dehors des perfusions d'albumine, les augmentations de l'albuminémie correspondent à des hémoconcentrations. Remarque: La capacité de synthèse hépatique de l'albumine n'augmente pas lorsque la ration protidique s'accroît. Il existe donc un défaut d'adaptation lié au vieillissement qui explique les difficultés de renutrition. La transferrine (demi-vie = 8 jours) est synthétisée principalement par le foie. Son utilité comme marqueur nutritionnel est contestée étant donné son manque de spécificité (carence en fer très fréquente chez le patient âgé dénutri). Les causes principales de diminution de la transferrine sont les inflammations chroniques ou aiguës (la biosynthèse reste stable mais le catabolisme et le transfert dans l'espace extra-cellulaire est augmenté), les insuffisances hépatocellulaires, la dénutrition, les fuites urinaires et gastro-intestinales, les surcharges en fer et l'administration d'androgènes ou d’anti-estrogènes. Les augmentations de transferrine se rencontrent dans les carences martiales ou les situations d'imprégnation estrogénique (grossesse, traitements anticonceptionnels, cancers de la prostate traités par estrogènes ou antiandrogènes). La RBP (demi-vie = 12 heures) est utilisable lors de dénutrition aiguë. Sa concentration plasmatique est directement influencée par l'avitaminose A fréquente chez le sujet âgé, mais aussi le déficit en Zinc et surtout la fonction rénale (filtration glomérulaire et catabolisme tubulaire). Elle augmente en cas d'insuffisance rénale et proportionnellement plus que la préalbumine. L'Apo A1 constitue le meilleur marqueur nutritionnel chez les anorexiques. Chez ces patients, l'albumine n'est pas un bon marqueur parce qu'il y a redistribution compartimentale de celle-ci (secteur interstitiel secteur vasculaire). Il existe d'autres marqueurs moins utilisés tels que l'Apo IV, la fibronectine, l'IGF1 notamment pour des problèmes de praticabilité des techniques de dosage. -Les marqueurs de l'inflammation Le contexte inflammatoire qui dévie une partie du capital azoté vers la synthèse des protéines de la réaction inflammatoire va influencer la production des protéines dites nutritionnelles. L'intérêt du profil nutritionnel incluant une protéine de l'inflammation permettra d'évaluer la signification de la diminution des protéines nutritionnelles en fonction de l'intensité de l'inflammation. L'orosomucoïde (demi-vie = 3 à 4 jours) permet de dépister une inflammation pouvant entraîner, en dehors de toute dénutrition, une diminution de la préalbumine et de l'albumine. Son dosage est donc indispensable pour interpréter correctement un bilan nutritionnel mais elle n’est toutefois pas utilisable chez les patients polymédicamentés (complexation de l’orosomucoïde aux molécules basiques comme les pénicillines entraînant un hypercatabolisme de l’orosomucoïde). La CRP augmente dans les processus inflammatoires avec une cinétique d'évolution rapide : 6 heures après une agression tissulaire le pic est détectable, l'amplitude de variation est considérable de 20 à 500 fois et la demivie biologique est brève de 8 à 12 heures. II- Intérêt du profil protéique nutritionnel Il faudra toujours avoir en mémoire que la concentration d'une protéine n'est pas le reflet du seul apport protéino-energétique et que bon nombre de situations pathologiques compliquent l'interprétation d'autant plus que la présence d'un état inflammatoire latent est extrêmement fréquent chez le sujet âgé. Ces dosages pris isolément ont peu de signification, ils doivent être interprétés conjointement au dosage de l'orosomucoïde préférentiellement qui a une demi-vie plus longue que la CRP (sauf chez le polymédicamenté). Le profil protéique nutritionnel de base associe deux protéines de la nutrition (albumine et pré-albumine) et une protéine de l'inflammation (orosomucoïde ou CRP). Il est ainsi défini dans la nomenclature des actes de biologie médicale. Le profil protéique nutritionnel permet : ➙Le diagnostic biologique d'une dénutrition (dépistage des dénutritions débutantes ou infracliniques et appréciation de l'importance et l'ancienneté de la dénutrition) ➙La surveillance de l'état nutritionnel et le suivi thérapeutique (la normalisation du profil protéique nutritionnel ciblé témoigne de l'efficacité d'une réalimentation) ➙Une évaluation pronostique Plusieurs études montrent une grande fréquence de complications postopératoires (infections, problèmes de cicatrisation) et de décès chez les patients dénutris. Chez les personnes âgées, la dénutrition accroît significativement la morbidité et la mortalité. De plus l'efficacité de certains traitements (chimiothérapie par exemple) semble liée à l'état nutritionnel du malade. Le profil protéique ciblé nutritionnel permet ainsi de dépister les patients à haut risque et d'envisager dans certains cas une ré-alimentation avant une intervention chirurgicale ou la mise en route d'un traitement. Dans cette optique, le Pronostic Inflammatory and Nutritional Index (PINI) a été proposé. Cet index permet la confrontation de deux protéines de l'inflammation dont l'une est d'apparition précoce et l'autre tardive et de deux protéines de la dénutrition dont l'une a une demi-vie courte et l'autre une demi-vie longue : CRP (mg/l) x orosomucoïde (mg/l) PINI = albumine (g/l) x préalbumine (mg/l) En fonction du score, le risque vital peut être apprécié de la façon suivante : Normal : <1 risque élevé : 21-30 Risque faible : 1 – 10 risque vital : > 30 Risque moyen : 11-20 Il est bien entendu que ce score possède une valeur statistique plus qu'individuelle. Il doit être interprété en absence de pathologie infectieuse. Les informations apportées par l'une ou par l'autre des protéines sont amplifiées (notamment la CRP dont les amplitudes des variations sont considérables) et l'intérêt en pratique clinique du PINI sera accru si l'on exprime les résultats en pourcentage des valeurs normales. CONCLUSION L'évaluation nutritionnelle doit être intégrée dans l'approche clinique du sujet âgée. La mortalité et la morbidité associées à la malnutrition justifient cette décision surtout du fait que la dénutrition protéino-energétique peut être facilement négligée si elle n'est pas isolée des co-morbidités qui fragilisent la personne âgé. Il est recommandé d'utiliser en pratique une combinaison d'indicateurs cliniques, diététiques, anthropométriques et biochimiques simples et d'interpréter les résultats selon une tendance, un profil individuel qui tient compte des limites rattachées aux normes de référence pour l'adulte âgé. Le profil protéique nutritionnel permet ainsi d'établir un diagnostic précoce et d'apprécier la gravité, l'évolution et le pronostic d'une dénutrition. En pratique quotidienne, la surveillance du taux d'albumine paraît suffisante pour permettre de détecter l'apparition d'une dénutrition et permettre sa prise en charge rapide. J.P. BOUILLOUX – O. FLEURQUIN prochain sujet : diagnostic biologique des infections à Chlamydiae (pas de numéro en Juillet et en Août)