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L’INTERCULTUREL COMME PARADIGME POUR PENSER LE DIVERS
Contribution de Martine Abdallah-Pretceille
Professeur des Universités
Directrice de l’Association Bernard Grégory
A partir du constat de diversité culturelle, l’auteur tentera de démontrer que le
concept de culture n’est plus approprié pour rendre compte de cette diversité. En effet, les
cultures ne peuvent plus être appréhendées comme des entités indépendantes, hors de toute
forme d’actualisation dans le social, le politique et le communicationnel. En situation de
pluralité culturelle, ce sont surtout des fragments culturels qui sont significatifs et moins les
cultures dans leur globalité. Le concept de culture est devenu inadéquat pour rendre compte
de la complexité des métissages, des emprunts. L’auteur lui substitue la notion de culturalité
qui renvoie au fait que les cultures sont mouvantes, alvéolaires et que ce sont les traces
culturelles qui sont efficientes et non les structures. L’individu sélectionne les informations
culturelles selon ses intérêts et les contraintes de la situation. La culture, comme la langue, est
un lieu de mise en scène de soi et des autres. La notion de culturalité, par son aspect
dynamique rend mieux compte de cette dynamique alors que le concept de culture reste trop
marqué par une approche descriptive, adjectivante et catégorisante.
L’INTERCULTUREL COMME PARADIGME POUR PENSER LE DIVERS
Martine Abdallah-Pretceille
Professeur des Universités
Paris VIII, Paris III Sorbonne Nouvelle
« Un honnête homme, c’est un homme mêlé »
Montaigne, Essais III, Chapitre IX, De la vanité1
« Pour psychanalyser un Indien des Plaines, faut-il être psychanalyste ou
ethnologue ? » Telle est l’interrogation à laquelle G. Devereux (1967) a tenté d’apporter une
réponse à travers ses études centrées sur les rapports entre culture et inconscient. L’irruption
de la culture dans l’acte de formation introduit le même type de questionnement. Pour
travailler avec des personnes, pour former des enfants ou des adultes, présentés ou qui se
présentent comme étant d’origine culturelle différente, faut-il être formateur, pédagogue ou
ethnologue ? La pertinence de l’acte de formation par rapport à un public perçu ou désigné
comme culturellement différent fait désormais partie des questions d’actualité. Quel est
l’impact des données culturelles ? Faut-il adapter la formation et l’intervention pédagogique ?
1 MONTAIGNE : Essais II, Chap. IX, De la vanité, 1588 (Ed Gallimard, 1965, p. 259).
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Si oui, quelles sont les connaissances culturelles indispensables à une formation ? Que faut-il
savoir de la culture de l’Autre ou plus exactement de l’Autre pour le former ou, plus
exactement, pour qu’il se forme ?
La question de l’adéquation et donc de l’adaptation des modèles
pédagogiques se trouve posée. L’application de cette position culturaliste qui accorde une
place déterminante à la variable culturelle, conduit à une spécification de plus en plus pointue
de l’acte pédagogique en fonction des publics identifiés et catégorisés.
Après avoir assimilé la psychologie, la sociologie, la formation et la
pédagogie sont en train d’intégrer l’anthropologie. En supposant que l’acte de formation
puisse gagner en efficacité dans cet élargissement et approfondissement du champ, la question
est de savoir ce qu’il faut savoir du formé pour le former. Le formateur doit-il s’appuyer sur le
principe d’universalité ou, au contraire, sur l’infinie diversité des publics, des groupes
sociaux, culturels, générationnels, géographiques ? Quelles sont les informations culturelles
dont aurait besoin un formateur ? Faut-il apprendre à connaître les cultures ou au contraire,
apprendre à comprendre l’apprenant à travers sa culture ou plus exactement à travers les
éléments de la culture qu’il exprime dans ses comportements et ses attitudes ? Comment
opérationnaliser la formation sans être ni lapidaire, ni lacunaire et sans pour autant prétendre à
l’exhaustivité ?
En conditionnant l’efficacité pédagogique à la finition de profils
d’apprentissage en fonction des appartenances culturelles, l’enseignement et la formation
risquent de se culturaliser en valorisant les différences inter-groupales au détriment des
différences intra-groupales et inter-individuelles. Entre le « zéro culturel », c’est-à-dire
l’ignorance ou la négation de la dimension culturelle de la formation et le « tout culturel »,
c’est-à-dire une survalorisation de la culture comme facteur déterminant les conduites et les
apprentissages, la marge de manœuvre est étroite. Ainsi, la reconnaissance, relativement
récente, des cultures tend à une « dictature » du culturel par réduction de l’individu à son
appartenance culturelle, par une sur-valorisation de la dimension culturelle qui débouchent sur
une dérive culturaliste et différentialiste.
Penser la diversité culturelle à partir des catégories et des caractéristiques
justifie le développement des politiques de recrutement sur des bases de plus en plus
ethniques et la recherche d’une adéquation entre les origines des personnels et les publics
avec lesquels ils doivent travailler. Il est clair que cette orientation construite sur la mise en
exergue de la non-compréhension entre des individus et des groupes d’origines différentes est
une forme de radicalisation du différentialisme et de crispation sur une logique de frontières et
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d’appartenance. C’est de fait, la négation même de l’option interculturelle qui s’inscrit dans
une tension entre singularité et universalité.
La démarche interculturelle, confondue souvent avec une approche
culturelle voire multiculturelle, met au contraire l’accent sur les processus et les interactions
qui unissent et définissent les individus et les groupes les uns par rapport aux autres. Il ne
s’agit pas de s’arrêter sur les caractéristiques auto-attribuées ou hétéro-attribuées des autres,
mais d’opérer, dans le même temps, un retour sur soi. En effet, toute focalisation excessive
sur les spécificités d’autrui conduit à l’exotisme ainsi qu’aux impasses du culturalisme, par
sur-valorisation des différences culturelles et par accentuation, consciente ou non, des
stéréotypes voire des préjugés. L’interrogation identitaire de soi par rapport à autrui fait partie
intégrante de la démarche interculturelle. Le travail d’analyse et de connaissance porte autant
sur autrui que sur soi-même.
1° De la connaissance des cultures à la re-connaissance de l’altérité
La question de l’altérité se pose moins à partir d’une connaissance par
marquage, catégorisation et description que par une compréhension inter-subjective. C’est
dire que sont privilégiées les philosophies de la différence - même si nous contestons ce
terme, au profit de celui de diversité - avec Derrida, Deleuze, Foucault, M de Certeau,
Lyotard et F. Jacques, les philosophies de l’altérité avec Labarrière, Ricoeur, Lévinas, la
pensée du complexe vulgarisée notamment par E. Morin, mais aussi les pensées de la
variation avec I. Stengers, H. Atlan, M. Serres et A. Jacquard, notamment.
Il ne s’agit pas de former à « l’interculturel », ni de s’engager dans des
formations spécifiques en fonction de publics dits particuliers (les migrants, les Arabes, les
Chinois, les Asiatiques, les Africains…). La compréhension d’autrui exige un travail sur soi
afin d’éviter de sombrer dans une projection et un jeu de miroir ou de sombrer dans une forme
de tautologie expérientielle l’enseignant ne fait que reproduire, consciemment ou non, du
même.
Entendue comme une connaissance de l’Autre, la formation culturelle,
quelle que soit la finesse des savoirs, reste extérieure à l’acte de formation car elle s’appuie
sur un discours de catégorisation et d’attribution à partir notamment de savoirs factuels et
descriptifs. Elle produit ainsi un artefact qui justifie en retour les analyses culturalistes. Le
formateur ne rencontre plus Yves, Antonio, Mohamed…, mais le stéréotype acquis et renforcé
à partir justement des connaissances culturelles factuelles, ponctuelles, partielles voire
partiales sur les Français, les Portugais, les Arabes… Les connaissances abstraites et
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globalisantes des cultures oblitèrent la re-connaissance de l’individu singulier, sujet de la
formation, elles obscurcissent la dynamique de formation en fonctionnant comme un filtre
voire un écran.
Si la culture, les cultures ne sont pas des données mais des constructions,
la compétence correspondante sera davantage de l’ordre des savoir-faire que des savoirs,
ceux-ci étant réduits au rang d’accessoires puisqu’ils n’ont qu’une valeur illustrative et non
démonstrative. La compétence culturelle s’inscrit dans une connaissance du multiple et non de
la totalité ou de l’homogène. Elle exige, au contraire, une capacité à penser en termes de
conjectures et d’hypothèses. La connaissance culturelle ne saurait être réduite à une
combinatoire, même fine et complexe, une géométrisation, une mécanique d’éléments
culturels. Si, selon l’expression de P. Bourdieu, nommer c’est classer, nommer c’est aussi
prendre perspective selon la formule de J.F. Lyotard2 pour qui « la définition nominale est une
désignation, mais la désignation, bien loin d’être une adéquation du signe à la chose, est,
comme la perspective…, une « décision » qui fait exister d’un coup, ensemble, le signe et sa
référence. » Ainsi, tout enseignement des cultures construit sur une nomination de faits
culturels risque de n’être qu’une prise de pouvoir, qu’une possession de l’Autre.
En effet, la formation culturelle fondée sur une connaissance des
supposés modèles culturels peut suffire tant que les interlocuteurs se conduisent selon les
normes et les modèles répertoriés. Les difficultés commencent dès que les uns ou les autres
n’entrent pas, pour une raison ou une autre, dans le cadre attendu car le formé n’est pas
nécessairement le prototype de son groupe. En ce sens, les connaissances culturelles
n’améliorent pas nécessairement, ni la rencontre, ni la relation pédagogique, mais elles
peuvent au contraire servir d’écran et de filtre.
Apprendre à voir, à écouter, à être attentif à autrui, apprendre la
vigilance et l’ouverture dans une perspective de diversité et non de différences renvoient à la
reconnaissance et à l’expérience de l’altérité, expérience qui s’acquiert et se travaille. Autrui
ne se laisse pas saisir en dehors d’une communication et d’un échange. Les singularités
vulgarisées à tort sous le vocable de différences, sont plus directement perceptibles que
l’universalité qui nécessite analyse. En ce sens, parler d’apprentissage des différences c’est
faire l’économie d’une réflexion dont l’objet est notamment de rapprocher ces singularités
d’une universalité sous-jacente. La focalisation sur les singularités peut avoir une explication
sociologique et politique (politique de rejet et d’exclusion) mais elle a aussi une origine
2 LYOTARD J.F. : Rudiments païens, Paris, Union Générale des Editions, 1977, p. 51.
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instrumentale car le découpage du réel et sa réduction à un conglomérat d’unités permet de
faire l’impasse d’une philosophie. L’analyse interculturelle opère par alternance entre une
attitude qui discrimine et une pensée qui reconstitue de l’universalité.
2° Des cultures à la notion de culturalité : vers une anthropologie générative
L’individu est rarement en contact avec le « tout » de la culture de
l’Autre, tout au plus est-il confronté à un « précipité ». C’est en ce sens que la question
centrale pour un acteur social et éducatif est moins celle d’une initiation aux cultures que
l’approche par des processus culturels dans leur valeur d’engendrement des comportements et
des discours.
En situation de pluralité culturelle, on a moins à faire à des entités
culturelles stables qu’à des fragments culturels. De même, les cultures se définissent moins
par rapport à une somme de caractéristiques et de traits culturels que par rapport aux relations
et aux interactions entretenues entre les individus et les groupes. Le temps n’est plus ni aux
nomemclatures, ni aux monades mais au contraire aux bigarrures, aux métissages, aux
transgressions car chaque individu a la possibilité de s’exprimer et d’agir en s’appuyant non
seulement sur ses codes d’appartenance, mais aussi sur des codes de référence librement
choisis.
Les mutations sociales et culturelles liées à la complexification et à une
hétérogénéisation croissantes du tissu social imposent de repenser le savoir culturel autrement
que sous la forme d’un savoir sur les cultures (formation culturelle), imposent d’apprendre à
penser les savoirs culturels dans un contexte hétérogène et non plus homogène. Quand on aura
rappelé que la culture, les cultures sont de plus en plus l’objet de manipulations, de
bricolages, de transformations provisoires ou définitives, intentionnelles ou inconscientes,
individuelles ou collectives, on aura pris la mesure des difficultés.
La description est aux antipodes de la compréhension et par voie de
conséquence de la résolution des difficultés. Elle part d’un point, elle est linéaire alors que les
événements sont de l’ordre du global et du multidimensionnel. Le formateur doit par contre
apprendre à discerner l’essentiel de l’accidentel, l’universalité des processus de la singularité
de leur actualisation.
En conséquence, le concept de culture est devenu inopérant pour rendre
compte des mutations actuelles. La notion de culturalité permet, par contre, de concevoir les
phénomènes culturels à partir des dynamiques, des transformations, des métissages et des
manipulations. La notion de « culturalité » renvoie au fait que les cultures sont de plus en plus
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