Enquêter dans les Territoires palestiniens. Comprendre un

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFSP&ID_NUMPUBLIE=RFSP_571&ID_ARTICLE=RFSP_571_0027
Enquêter dans les Territoires palestiniens. Comprendre un quotidien au-
delà de la violence immédiate
par Vincent ROMANI
| Presses de Sciences Po | Revue française de science politique
2007/1 - Volume 57
ISSN 0035-2950 | ISBN 9782724630862 | pages 27 à 45
Pour citer cet article :
— Romani V., Enquêter dans les Territoires palestiniens. Comprendre un quotidien au-delà de la violence immédiate,
Revue française de science politique 2007/1, Volume 57, p. 27-45.
Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po.
© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
27
Revue française de science politique
,
vol. 57, n° 1, février 2007, p. 27-45.
© 2007 Presses de Sciences Po.
ENQUÊTER
DANS LES TERRITOIRES PALESTINIENS
Comprendre un quotidien au-delà de la violence immédiate
VINCENT ROMANI
a violence physique, dans son évidence, son immédiateté, sa létalité poten-
tielle, constitue une difficulté objective inévitable, jusqu’aux pièges et apories
menaçant d’emporter le chercheur et sa recherche
1
. Elle pose avec acuité la
question du statut que le chercheur doit ou peut lui conférer : mobile de démissions
scientifiques – aux sens d’abandon du terrain ou d’abandon de rigueur ? Motif de refou-
lement pudique ? Comment ne pas se laisser submerger par l’apparence ? Comment
ne pas la surinterpréter, contribuant ainsi à réduire acteurs et processus à leur attribut
violent ? Et à l’inverse, comment ne pas la sous-interpréter, la réduisant alors au statut
de variable contextuelle, ou bien en négligeant sa portée et ses effets ? De la construc-
tion de l’objet à la restitution de la recherche, en passant par le travail d’enquête, ces
questions se posent et imposent la réflexivité du chercheur
2
.
Les Territoires occupés palestiniens concentrent bon nombre de pièges et caractères
communs à d’autres terrains dits difficiles, voire violents, et j’entends ici retracer
quelques étapes d’engagement dans une recherche de terrain menée de septembre 2000
à septembre 2002
3
; son objet était de comprendre comment l’on peut être un
social
scientist
autochtone en contexte coercitif et colonial
4
. J’ai pour cela passé ces deux
années en Cisjordanie et dans la bande de Gaza à récolter des données et recueillir des
récits de vie auprès d’acteurs académiques palestiniens
5
.
Dans un premier temps, je montrerai l’écueil spécifique que représente l’étude de
la société palestinienne, auquel s’ajoute la difficulté que les études sur la violence et
1. L’article de Daniel Bizeul dans ce numéro s’attache aux impasses menaçant l’étude des
« terrains difficiles ».
2. L’important numéro collectif dirigé par Daniel Cefaï et Valérie Amiraux, portant sur
« Les risques du métier : engagements problématiques en sciences sociales » (
Cultures &
Conflits
, 47, automne 2002), constitue un précédent : c’est à ma connaissance le premier travail
de ce type en langue française et en science politique, abordant de front les dimensions
éthiques, affectives et méthodologiques de l'enquête et présentant en France nombre de travaux
anglo-saxons bien plus avancés sur ces questions.
3. Par Territoires occupés palestiniens, j’entends – conformément au droit internatio-
nal public – la bande de Gaza et la Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est), soit tous les terri-
toires envahis par l'armée israélienne en juin 1967, occupés et colonisés depuis. Ces Territoires
comptent aujourd’hui près de quatre millions de Palestiniens et environ 500 000 colons juifs.
Depuis 2005, la bande de Gaza, bien que décolonisée, demeure économiquement bouclée, mili-
tairement assiégée et juridiquement occupée.
4. Le choix de cet anglicisme –
social scientists –
s’explique en raison de l’absence de son exact
équivalent français pour désigner les praticiens – chercheurs ou enseignants – en sciences sociales.
5. Pour de premiers résultats de recherche publiés, voir Vincent Romani, « Sociologues et
sociologies en Territoires occupés : engagements et hétéronomies »,
Revue des mondes musul-
mans et de la Méditerranée
, 101-102, 2003, p. 107-125, et « Universités et universitaires pales-
tiniens d’une Intifâda à l'autre : une académie en routine de crise »,
Égypte/Monde Arabe
, 6,
2004, p. 55-79.
L
28
Vincent Romani
les contextes violents représente pour les sciences sociales plus généralement. Si l’on
prête attention aux logiques de (sur)vie, d’adaptation, de réception et d’appropriation
de la violence, il est heuristique de se tourner vers des techniques d’enquête adéquates
à la compréhension du quotidien ordinaire des acteurs. Plus qu’un choix, l’immersion,
l’enquête ethnographique peuvent constituer la seule alternative dans certaines
recherches, mais elles ont un coût et des limites. Enfin, j’essaierai de montrer comment
s’énoncent pour la Palestine quelques questions d’éthique de recherche, en posant
l’hypothèse que ces questions dépassent le seul terrain palestinien et que l’intérêt des
premières ne se limite ainsi pas au dernier.
VIOLENCE, PALESTINE, SCIENCE POLITIQUE :
RELATIONS PROBLÉMATIQUES
La littérature scientifique est très située, pour une bonne part sociographique
1
,
concernant la société palestinienne contemporaine. Salim Tamari, dans la seule éva-
luation critique connue portant sur les sciences sociales palestiniennes, exprimait ainsi
ce constat en 1994 :
« On peut dire sans grande hésitation qu’aucune société arabe n’a été recherchée,
analysée et énoncée autant que la société palestinienne, tout en demeurant aussi
indigente dans le traitement théorique de son objet. Il est un thème implicite
dominant sa conceptualisation dans la littérature locale, qui prétend que la société
palestinienne est complètement unique, qu’elle a une expérience historique sin-
gulière et que la littérature théorique [...] n’est pas directement applicable à la
Palestine. »
2
Il est tentant d’adhérer à ce constat du particularisme des études sur la Palestine,
qu’elles soient autochtones ou bien menées par des chercheurs étrangers. Mais au par-
ticularisme historique de nombreux travaux érigeant la Palestine en une singularité
incomparable, répond un autre particularisme, théorique celui-ci, très présent dans les
études sur cette société, et largement redevable de la polémologie
3
. C’est dire l’inves-
tissement privilégié de spécialités disciplinaires telles que les relations internationales
ou bien les «
conflict (resolution) studies
» dans ce qui est nommé « la question » ou
le « conflit » israélo-palestinien, voire israélo-arabe. Autrement dit, si la Palestine
intéresse les sciences sociales, c’est pour une large part à travers une grille de lecture
privilégiant les dimensions militaires et de politique internationale. Ce phénomène a
un impact théorique double sur les études produites.
On le constate tout d’abord sur le plan de la construction de l’objet, où l’appré-
hension d’une seule des deux parties en conflit contredit la posture polémologique
relationnelle inhérente à ces approches. Quand la société palestinienne intéresse ce
type de travaux, c’est au prisme d’une sélection particulière qui fait saisir les auteurs
1. Cette expression est empruntée à Jean-Claude Passeron pour désigner les études sans
autre effet ou ambition qu’une « description dont la validité est enfermée dans un contexte
unique » (Jean-Claude Passeron,
Le raisonnement sociologique
, Paris, Nathan, 1991, p. 80).
2. Salim Tamari, « Social Science Research in Palestine : A Review of Trends and
Issues »,
Current Sociology
, 42 (2), 1994, p. 67-87 (ma traduction).
3. « Polémologie » désigne ici au sens large l’ensemble des disciplines et spécialités aca-
démiques ou para-académiques prenant pour objet les conflits, qu’il s'agisse de les analyser, les
vaincre ou les pacifier.
Enquêter dans les Territoires palestiniens
29
ce qu’ils estiment significatif de la société palestinienne du point de vue de sa relation
conflictuelle avec Israël : ce sont essentiellement les forces et processus politiques, les
questions militaires, diplomatiques et de
leadership
qui sont étudiées, rarement des
processus sociaux moins apparents. Il en résulte une vision tout à fait limitée de la
société palestinienne, dont l’appréhension ne pourrait se faire sans celle de secteurs
tout aussi limités de la société israélienne. Cette grille de lecture, dominant également
la restitution médiatique de ce qui n’est présenté que comme une « question » ou bien
un « conflit » israélo-palestinien, produit une sommation parfois politiquement suspi-
cieuse de n’étudier l’une des sociétés qu’en regard de son conflit avec l’autre
1
. Il ne
saurait être question de rejeter la pertinence de cette grille de lecture tant les relations
(de domination) entre Palestiniens et Israéliens sont productrices d’effets structurels,
mais plutôt d’admettre qu’une telle approche ne peut épuiser les univers de sens et
d’actions des acteurs appartenant à l’un des groupes sociaux
2
.
Un second impact théorique des approches polémologiques s’observe d’autre part
dans les études sur la société palestinienne : l’intérêt pour le conflit, en dehors de sa
dimension relationnelle, tient ici de sa violence, de l’impression véhiculée d’un
espace-temps en crise. Concernant la Palestine, le glissement est fréquent du constat
empirique d’un espace-temps violent, en crise extraordinaire, vers une grille de lecture
qui ne pourrait être qu’extraordinaire, en décalque de son objet. La violence suspen-
drait presque le cours ordinaire des sciences sociales au profit de grilles de lecture qui
seraient à inventer – sinon à proscrire dans le cas des nombreuses sociographies de la
Palestine. La violence historique dans cet espace accompagne un autre trait qui renforce
peut-être cette paralysie théorique : l’absence d’un État (palestinien), qui viendrait
ajouter à la confusion du terrain, et partant, celle, théorique, d’analystes « prisonniers de
l’État »
3
. En cela, mais par d’autres raisons et cheminements, se retrouve l’essentia-
lisme critiqué par Salim Tamari.
Plus largement, s’intéresser au vécu concret des acteurs sociaux en général – et non
au vécu des auteurs de violences – conduit au constat d’une pudeur spécifique dans le
vaste
corpus
de travaux scientifiques sur les phénomènes de violence : de l’examen
macro-social de la violence politique à ses causes, dynamiques, chronologies, justifi-
cations, partis et organisations, l’acteur-en-situation célébré en d’autres contextes
semble faire figure de parent pauvre au profit d’une recherche causale du passage à la
violence
4
. Peut-être cet état renvoie-t-il autant aux difficultés de mener une enquête
1. Je reviendrai en dernière partie sur les dimensions éthiques et les rapports aux valeurs
signifiés dans le découpage et la sélection de l'objet « société palestinienne ».
2. On retrouve ici les termes de l’alternative énoncée par Jean-Claude Passeron entre
misérabilisme et populisme dans l’étude des relations de domination entre groupes sociaux :
dans le premier cas, le danger est de réduire un groupe à ses propriétés de dominé en réfutant
toute idée d'autonomie dans quelque sphère que ce soit ; dans le second cas, avatar de relati-
visme culturel, on prêterait une autonomie signifiante pure au groupe dominé sans égards à sa
condition de dominé. Cf. Jean-Claude Passeron,
op. cit
., p. 247-256, ou encore Jean-Claude
Passeron, Claude Grignon,
Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie
et en littérature
, Paris, Seuil/Gallimard, 1994.
3. Charles Tilly, « Prisonniers de l’État »,
Revue internationale de sciences sociales
, 133,
août 1992, p. 373-387.
4. Ainsi pour exemples significatifs : Doug Mc Adam, Sidney Tarrow, Charles Tilly,
« Pour une cartographie de la politique contestataire »,
Politix,
41, 1998, p. 6-32 ; le numéro
« Penser la violence : Perspectives philosophiques, historiques, psychologiques et sociolo-
giques » de la
Revue internationale de sciences sociales
, 132, 1992 ; les deux volumes dirigés
par Françoise Héritier,
De la violence
, Paris, Odile Jacob, 1996, 1999 ; Michel Wieviorka,
La
violence, voix et regards
, Paris, Balland, 2004 ; Hamit Bozarslan,
Violence in the Middle East :
30
Vincent Romani
en situation de guerre qu’à l’interdit éthique qu’évoque Luc Boltanski lorsqu’il s’agit
d’appréhender la souffrance à distance en parole objectivante et non pas agissante
1
.
Peut-être aussi l’immédiateté de la violence force-t-elle le regard vers les lieux de pou-
voirs et de décisions plutôt que vers les lieux et acteurs plus communs de son ingestion
quotidienne. Peut-être enfin l’hypothèse d’Hamit Bozarslan est-elle pertinente
lorsque, relayant les critiques formulées par Hannah Arendt dès 1968, il pointe les dif-
ficultés spécifiques qu’ont les sciences sociales à analyser la violence, en ce que
« filles du positivisme » et à la recherche de régularités sociologiques, elles se trouvent
particulièrement démunies théoriquement lorsqu’il s’agit d’élucider des phénomènes
de dérégulation.
Un double décalage par rapport aux approches classiques de la violence se dessine
alors : celui de l’échelle d’observation, qui verrait réduire sa focale des grandes institu-
tions vers les acteurs individuels ; et celui de la portée explicative, non pas réduite, mais
réorientée de la question des acteurs-auteurs de violence vers les lieux et acteurs plus
ordinaires de son expérience quotidienne : la violence fait sens pour eux, et son analyse
permet de comprendre et expliquer beaucoup de leurs pratiques et discours
2
. Cette piste
s’éloigne notablement des travaux précités sur la violence, axés vers la recherche des
moyens et causes, alors que j’envisage son repérage dans les anfractuosités du mili-
taire, de la politique et des structures, et la compréhension de ses effets. J’ai pu ainsi
montrer que les expériences individuelles de la violence, et plus largement les souf-
frances occasionnées par la coercition, ne se limitent pas au domaine matériel, mais
ont une dimension traumatique et psychique évidentes en ce qu’elles dépossèdent
1. Luc Boltanski,
La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique
,
Paris, Métailié, 1993.
2. Outre les travaux francophones stimulants qui déplacent les grilles d’analyse clas-
siques, tels ceux de Philippe Braud (
L’émotion en politique
, Paris, Presses de Sciences Po,
1996) et de Jacques Sémelin (numéro spécial « La violence extrême »,
Revue internationale de
sciences sociales
, 174, 2002), citons Carolyn Nordstrom, Antonius Robben (eds),
Fieldwork
under Fire. Contemporary Studies of Violence and Survival
, Berkeley, University of California
Press, 1995 ; et Antonius Robben, Marcelo Suarez-Orozco (eds),
Cultures under Siege. Collec-
tive Violence and Trauma
, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Pour une revue
bibliographique complète de travaux novateurs et leur usage, nous renvoyons à Vincent
Romani, « Quelques réflexions sur les processus coercitifs dans les Territoires occupés »,
Études rurales
, 173-174, juin 2005, p. 251-273.
From Political Struggle to Self Sacrifice
, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2004. Enfin
concernant la science politique, les sommaires de la
Revue française de science politique,
Politix
et de
Cultures & Conflits
témoignent du quasi-monopole de la problématique des causes
et des auteurs lorsque la question de la violence est abordée. Pour la Palestine, dominent des
travaux analysant le phénomène des « kamikazes » palestiniens, c’est-à-dire certains auteurs de
violences palestiniens : Pénélope Larzillière, « Le “martyr” palestinien, nouvelle figure d'un
nationalisme en échec », dans Alain Dieckhoff, Rémi Leveau (dir.),
Israéliens et Palestiniens.
La guerre en partage
, Paris, Balland, 2003, p. 89-116 ; ou bien d’autres travaux portant sur les
« brigades des martyrs d’al-Aqsa », groupe paramilitaire se revendiquant du parti gouverne-
mental Fatah : Jean-François Legrain, « Les phalanges des martyrs d’al-Aqsa en mal de
lea-
dership
national »,
Maghreb-Machrek
, 176, 2003, p. 11-34. Pour une analyse de la violence
interne à la société palestinienne, voir Bernard Botiveau, « Phénomènes vindicatoires dans la
société palestinienne »,
Autrement
, 228, 2004, p. 104-114. L’ouvrage précité dirigé par Alain
Diekhoff et Rémi Leveau aborde différentes dimensions incontournables de ce conflit, mais
sans que le point de vue du quotidien des acteurs ordinaires ne soit investi (Alain Dieckhoff,
Rémi Leveau (dir.),
ibid.
) Enfin, d’innombrables travaux universitaires évoquent la violence
coercitive dans les Territoires palestiniens, mais surtout à partir d’une problématique médiane,
en tant que contexte plus qu’en tant qu’objet central d’analyse, par exemple : Bernard Botiveau,
Aude Signoles (dir.), « D’une Intifada l’autre : la Palestine au quotidien »,
Égypte/Monde
arabe
, 6, 2003.
1 / 20 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !