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Vincent Romani
en situation de guerre qu’à l’interdit éthique qu’évoque Luc Boltanski lorsqu’il s’agit
d’appréhender la souffrance à distance en parole objectivante et non pas agissante
1
.
Peut-être aussi l’immédiateté de la violence force-t-elle le regard vers les lieux de pou-
voirs et de décisions plutôt que vers les lieux et acteurs plus communs de son ingestion
quotidienne. Peut-être enfin l’hypothèse d’Hamit Bozarslan est-elle pertinente
lorsque, relayant les critiques formulées par Hannah Arendt dès 1968, il pointe les dif-
ficultés spécifiques qu’ont les sciences sociales à analyser la violence, en ce que
« filles du positivisme » et à la recherche de régularités sociologiques, elles se trouvent
particulièrement démunies théoriquement lorsqu’il s’agit d’élucider des phénomènes
de dérégulation.
Un double décalage par rapport aux approches classiques de la violence se dessine
alors : celui de l’échelle d’observation, qui verrait réduire sa focale des grandes institu-
tions vers les acteurs individuels ; et celui de la portée explicative, non pas réduite, mais
réorientée de la question des acteurs-auteurs de violence vers les lieux et acteurs plus
ordinaires de son expérience quotidienne : la violence fait sens pour eux, et son analyse
permet de comprendre et expliquer beaucoup de leurs pratiques et discours
2
. Cette piste
s’éloigne notablement des travaux précités sur la violence, axés vers la recherche des
moyens et causes, alors que j’envisage son repérage dans les anfractuosités du mili-
taire, de la politique et des structures, et la compréhension de ses effets. J’ai pu ainsi
montrer que les expériences individuelles de la violence, et plus largement les souf-
frances occasionnées par la coercition, ne se limitent pas au domaine matériel, mais
ont une dimension traumatique et psychique évidentes en ce qu’elles dépossèdent
1. Luc Boltanski,
La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique
,
Paris, Métailié, 1993.
2. Outre les travaux francophones stimulants qui déplacent les grilles d’analyse clas-
siques, tels ceux de Philippe Braud (
L’émotion en politique
, Paris, Presses de Sciences Po,
1996) et de Jacques Sémelin (numéro spécial « La violence extrême »,
Revue internationale de
sciences sociales
, 174, 2002), citons Carolyn Nordstrom, Antonius Robben (eds),
Fieldwork
under Fire. Contemporary Studies of Violence and Survival
, Berkeley, University of California
Press, 1995 ; et Antonius Robben, Marcelo Suarez-Orozco (eds),
Cultures under Siege. Collec-
tive Violence and Trauma
, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Pour une revue
bibliographique complète de travaux novateurs et leur usage, nous renvoyons à Vincent
Romani, « Quelques réflexions sur les processus coercitifs dans les Territoires occupés »,
Études rurales
, 173-174, juin 2005, p. 251-273.
From Political Struggle to Self Sacrifice
, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2004. Enfin
concernant la science politique, les sommaires de la
Revue française de science politique,
Politix
et de
Cultures & Conflits
témoignent du quasi-monopole de la problématique des causes
et des auteurs lorsque la question de la violence est abordée. Pour la Palestine, dominent des
travaux analysant le phénomène des « kamikazes » palestiniens, c’est-à-dire certains auteurs de
violences palestiniens : Pénélope Larzillière, « Le “martyr” palestinien, nouvelle figure d'un
nationalisme en échec », dans Alain Dieckhoff, Rémi Leveau (dir.),
Israéliens et Palestiniens.
La guerre en partage
, Paris, Balland, 2003, p. 89-116 ; ou bien d’autres travaux portant sur les
« brigades des martyrs d’al-Aqsa », groupe paramilitaire se revendiquant du parti gouverne-
mental Fatah : Jean-François Legrain, « Les phalanges des martyrs d’al-Aqsa en mal de
lea-
dership
national »,
Maghreb-Machrek
, 176, 2003, p. 11-34. Pour une analyse de la violence
interne à la société palestinienne, voir Bernard Botiveau, « Phénomènes vindicatoires dans la
société palestinienne »,
Autrement
, 228, 2004, p. 104-114. L’ouvrage précité dirigé par Alain
Diekhoff et Rémi Leveau aborde différentes dimensions incontournables de ce conflit, mais
sans que le point de vue du quotidien des acteurs ordinaires ne soit investi (Alain Dieckhoff,
Rémi Leveau (dir.),
ibid.
) Enfin, d’innombrables travaux universitaires évoquent la violence
coercitive dans les Territoires palestiniens, mais surtout à partir d’une problématique médiane,
en tant que contexte plus qu’en tant qu’objet central d’analyse, par exemple : Bernard Botiveau,
Aude Signoles (dir.), « D’une Intifada l’autre : la Palestine au quotidien »,
Égypte/Monde
arabe
, 6, 2003.