Sur lidentité de »Eiaron de Gangan« avec
»Micromégas«, et d’autres contributions
å la comprehension des contes de Voltaire
par Leif Nedergaard-Hansen.
Le premier témoignage que nous posdons sur un essai de Voltaire dans le
genre qui devait le rendre le plus lébre dans la posrité, est: la relation
du VOYAGE DE M. LE BARON DE GANGAN, quil envoya å Fdéric
en juin 1739. La plupart des critiques croient que ce conte fut définitivement
perdu;1 tandis que dautres émettent la possibilité que MICROMÉGAS,
publié aussi tard quen 1752, en est une version plus ou moins corrigée, en
se férant aux termes dont Voltaire et Fdéric usaient å ce sujet dans leur
correspondance.2 Dans la note qui accompagnait lenvoi, Voltaire en parlait
comme «dune fadaise philosophiqu contenant «un petit article plein de
vérisur les choses de la terre». Et, dans sa réponse du 7 juillet, Fréric
écrivait quil s’était bien amusé en lisant les aventures de ce «voyageur cé-
leste» qui «duit å sa juste valeur ce que les hommes ont coutume dappeler
grand»; et, en 1752, Voltaire appelait Microgas, «une ancienne plaisan-
teri, l’action se passant en 1737, plus préciment le 6 juillet. On ne doit
pas s’étonner du changement de titre, le méme fait s’étant produit pour Zadig,
ou le personnage principal et, de ce fait, le conte dans sa premiere version,
portait le nom de Memnon. II semble ressortir de ces lettres que le Baron
de Gangan contenait å lorigine une allusion flatteuse å ladresse de Fdéric,
allusion quon ne retrouve pas dans Micromégas. Cepandant, le fait que Vol
taire, aprés avoir appris å connaitre personnellement le prussien Frédéric, ait
laistomber cette flatterie, na rien dextraordinaire. Car Microgas a paru
aprés que des bisbilles eurent lieu entre Frédéric et Voltaire, c. å. d., en 1752
(une édition qui porte la date 1750 est antidae). II est tres probable que
Voltaire, entre 1739 et 1750, ait oublié son conte et que ce soit Fdéric
qui, durant son jour å Berlin, lui rappela le Baron de Gangan qui, sans
doute, devait se trouver encore parmi les papiers de Frédéric.
II y a pourtant plusieurs critériums internes et externes qui donnent de
la vraisemblance å lidée que Micromégas nest qu'un remaniement du Baron
Sur » Micromégas« de Voltaire
de Gangan, et, quil y a ainsi toute raison de croire, que Micromégas est le 223
premier roman de Voltaire. II est certain que Voltaire a pensé å la grande
expédition de mesure de latitude en Laponie, en 1736-1737, quand il a décrit
les conversations entre le géant Micromégas et léquipage de philosophes du
bateau.3 Mais, vu le sens dactualité joumalistique que posdait Voltaire,
il eut été tout å fait å lencontre de son mode de travail den faire, aussi tard
quen 1752, le sujet principal dun conte. Voltaire agissait plus rapidement
devant les énements, et nattendait pas quils aient perdu de leur actualité.
Méme les événements les plus émouvants de sa vie, les tremblements de
terre de Lisbonne, figuraient dé dans son livre en 1758, et, en parcourant
Les Oreilles de Lord Chesterfield nous voyons comment Voltaire, par les
réflections, quil y fait, sur les voyages de découverte, plonge directement
dans le débat du jour.
On na pas eu l’attention assez attirée sur l’intét que Voltaire portait
å cette grande exdition de mesure des latitudes que lAcamie frangaise
des Sciences envoya en Laponie en 1736, aps en avoir, lannée pdente,
envoyé une semblable å Quito.4 Et avant méme que les membres en soient
revenus, il écrivit å ce sujet une de ses meilleures odes. Dans cette ode Pour
messieurs de l’Académie des Sciences, qui ont été sous léquateur et au cercle
polaire mesurer des degrés de latitudes, il parle des membres de lexdition
dans le style ampou de lode comme «ces voyageurs savans»:
Vainqueurs de la nature,
ils arrachent son voile; et ces rares ésprits
fixent la pesanteur, la masse et la figure
de lunivers surpris.5
Plus tard, quand ils furent rentrés, et en raison des sultats obtenus qui,
en alité, nétaient autres que ceux que Newton, chez lui, dans son cabinet
de travail, avait calculés, il change de ton. Dans le Discours en vers sur
1homme en 1738 il dit dé moins solennellement:
Courriers de la physique, Argonautes nouveaux,
qui franchissez les monts, qui traversez les eaux,
ramenez des climats soumis aux trois couronnes
vos perches, vos secteurs, et surtout deux Lappones,
vous avez confirmé dans ces lieux pleins dennui
ce que Newton connut sans sortir de chez lui.
Vous avez arpen quelque faible partie
des flanes toujours glacés de la terre aplatie.
Nous trouvons déjå ici sa fagon railleuse de juger lexpédition, percer
dans les mots de Micromégas: «Les géométres prennent leurs quarts de
Leif Ne dergaard-H ansen
224 cercle, leurs seeteurs et des filles laponnes, et descendent sur les doigts du
Sirien» (Chap. V).
Dé dans le Discours sur lhomme de 1738, on parle aussi, tout comme
dans Micromégas, de deux jeunes filles laponnes, que Maupertuis avait re-
morquées de Luleå, et que Voltaire nomme ici sans explication avec le reste
de lexpedition, ce qui implique que lexdition elle-méme, y compris les
filles laponnes, était alors bien connue. Mais quand, en 1748, Voltaire ré-
edite son Discours sur l’homme, il trouve la nécessité de faire suivre dune
note explicative le passage cité ci-dessus.
II y a une autre chose, å laquelle on na pas pté assez dattention: dans
léchange de lettres sus-nom au sujet du Baron de Gangan, Voltaire parle
de son conte comme dune «fadaise philosophique, qui ne doit étre lue com
me on se lasse dun travail rieux avec ies boufonneries dArlequin».
A quelle «æuvre sérieuse» travaillait alors Voltaire? II ne peut guére étre
question dautre æuvre que ses Elemens de Philosophie de Newton. Je pense
done, que Le Baron de Gangan fut pour lui une réeréation littéraire, pendant
ou juste aprés la création de cet ouvrage, paru en avril 1738, et pour lequel
il s’est servi de ses études astronomiques et philosophiques pour en faire
cette plaisanterie fantaisiste.
II est tres probable que les habitants des étoiles et lexdition polaire
aient fait partie du Baron de Gangan, dautant plus que le probme que
cette expédition avait å soudre, laplatissement du globe, est trai dans
le chapitre 9, de la troisiéme partie, des Elemens de Newton, chapitre oix
lon parle aussi des deux expéditions, qui devaient confirmer la torie de
Newton; que la pesanteur se manifeste davantage aux cercles polaires quå
léquateur:
«A peu pres au méme temps, les académiciens qui ont été mesurer un arc du méridien
au Nord, ont trouvé qu’å Pello, par-de le cercle polaire, il faut alonger le pendule pour
avoir les mémes oscillations quå Paris; par conséquent la pesanteur est plus grande au
cercle polaire que dans les climats de la France, comme elle est plus grande dans nos
climats que vers léquateur. Si la pesanteur est plus grande au Nord, le Nord est done
plus pres du centre de la terre que léquateur; la terre est done aplatie vers les poles.
Jamais lexpérience et le raisonnement ne concourrurent avec tant daccord å prouver
une véri.
Newton était bien plus assu de laplatissement du pole par ses démonstrations, quon
ne peut letre de la quantité de cet aplatissement avec les secours des meilleurs quarts
de cercle.»
II est évident que Voltaire, qui rendait Newton populaire en France,
attendait avec impatience le résultat de cette exdition, et il est aussi naturel
quil lui donna une place ppondérante dans son conte.
Sur »Microméga de Voltaire
Dans un petit livret, intitu Éclaircissements nécessaires dons par M. 225
de Voltaire le 10 Mai 1738 sur Les Éments de la Philosophie de Newton,
il dit aussi (c’est § 6):
«Cette question de la figure de la terre ne pouvait étre décidée nettement et sans retour
que par le voyage et les observations de Messieurs de lAcadémie, qui reviennet de cercle
polaire.
On sait combien, avant leurs experiences décisives, cette matiere était contestée, et les
démonstrations de ces savants hommes, en prouvant que la terre est, élévée a lequateur,
prouvent également, et la rotation de la terre sur son axe, et lattraction, deux grands
vérités tant combattues.» (Ed. de Moland tome XXII, p. 274).
Le probléme de la conception de låme, auquel le dernier et décisif cha
pitre de Micromégas est consacré tout entier, se trouve déjå traité dans Les
Emens de philosophie de Newton et, comme la discussion du probme se
retrouve dans les deux æuvres jusque dans la forme dexpression, on peut,
avec raison, voir dans Micromégas le sumé populaire de louvrage plus
scientifique sur «la philosophie de Newton», et cela rend Fhypotése didenti-
fication de Micromégas avec le Baron de Gangan, encore plus plausible.
A la question de Microgas: «Dites moi ce que cest votre åme, et
comment vous formez vos idées», correspond le chapitre VII des Emens
de Newton: «De låme, et de la manre dont elle est unie au corps, et dont
elle a ses ies». Le chapitre forme une étude des quatre opinions sur la for
mation des idées: celle des anciens matérialistes, celle de Descartes et de
Malebranche, celle de Leibniz, combattue (par Locke) qui correspondent aux
quatre opinions qui, dans le méme ordre, se retrouvent dans Microgas:
le vieuxripatéticien, le cartésien et le malebranchiste, un leibnizien et å
la fin un petit partisan de Locke.
Ce sont tout å fait les mémes problémes sur lesquels Voltaire travaille
dans ces deux ouvrages, comme exemple de cette corrélation on peut lire la
théorie de Leibniz: «sur lharmonie préétablie» entre le corps et låme:
»Dans son hypothése låme na aucun com- «Et toi, mon ami, dit-il å un leib-
merce avec son corps; ce sont deux horloges nizien qui était , quest-ce que ton
que DIEU a faites, qui ont chacune un ressort, åme? - Cest, répondit le leibnizien, une
et qui vont un certain temps dans une corres- aiguille qui montre les heures pendant
pondance parfaite; l’une montre les heures, que mon corps carillonne; ou bien, si
lautre sonne. Lhorloge qui montre lheure ne vous voulez, cest elle qui carillone pen
la montre pas parce que lautre sonne; mais dant que mon corps montre lheure; ou
DIEU a établi leur mouvement de fagon que bien mon åme est le miroir de lunivers,
laiguille et la sonnerie se rapportent conti- et mon corps est la bordure du miroir:
nuellement.6 - cela est claire.»
II est ai de répondre å une telle hypothése, (Micromégas VII).
que si DIEU a fait de låme un miroir, il en a
fait un miroir bien terne ...»
(Elemens de Newton VII).
Leif Ne dergaard-H ansen
226 La corrélation quand il mentionne le point de vue agnostique de Locke
est aussi évidente:
«Locke parait le seul qui ait oté la con-
tradiction entre la matre et la pensée en
recourant tout dun coup au créateur de
toute pensée et de toute matiére, et en di-
sant modestement: Celui qui peut tout ne
peut-il pas faire penser un étre matériel,
un atome, un élément de la matiére? II sen
est tenu å cette possibilité en homme sage.
Affirmer que la matre pense en effet,
parce que DIEU a pu lui communiquer ce
don, ferait le comble de lamérité; mais
affirmer le contraire est-il moins hardi?»
(Elemens de Newton I, vii).
«Un petit partisan de Locke était lå tout
aups; et quand on lui eut enfin adressé
la parole: «Je ne sais pas, dit-il comment
je pense, mais je sais que jai jamais pensé
quå loccasion de mes sens. Quil y ait des
substances immatérielles et intelligentes,
cest de quoi je ne doute pas; mais quil soit
impossible å Dieu de communiquer la pen
sée å la matiére, cest de quoi je doute fort.
Je révére la puissance éternelle, il ne map-
partient pas de la borner; je naffirme rien,
je me contente de croire quil y a plus de
choses possibles quon ne pense.
Lanimal de Sirius sourit: il ne trouva
pas celui-lå le moins sage ..
(Mierom. Chap. VIII).
On ne doit pas sétonner du fait que, dans Micromégas, on ne trouve
aucun disciple de Newton, car Microgas, porte-parole de Voltaire, est lui-
méme un disciple de Newton, et on ne parle dans Les émens de Newton
de sa conception de låme, que dans cette remarque finale, qui aurait pu
servir aussi bien dans Microgas, car lui aussi est trop prudent pour se
prononcer sur cette question épineuse:
«Si on veut savoir ce que Newton pensait sur låme et sur la maniére dont elle opere,
et lequel de tous ces sentiments il embrassait, je répondrai quil nen suivait aucun. Que
savait done sur cette matiére celui qui avait soumis linfini au calcul, et qui avait découvert
les lois de la pesanteur? II savait douter (Elemens de Newton I. partie, chapitre VII
in fine).
On peut, par ailleurs, mentionner que, dé dans les Lettres philoso-
phiques (1734) on trouve les éléments sur lesquels ce chapitre est båti,7 p. ex.
la réfutation de la doctrine de Descartes sur «les idées innées» au profit de
la doctrine de Locke sur låme comme «tabula rasa» s la naissance.
«Notre Descartes ... assura que lon
pense toujours, & que låme arrive dans le
corps pourvue de toutes les notions méta-
physiques ... quelle oublie malheureuse-
ment en sortant du ventre de sa mére.
(Lettres philosophiques publes
par Lanson I p. 168).
«Le cartésien prit la parole et dit: «Låme
est un esprit pur qui a regu dans le ventre
de sa mére toutes les idées métaphysiques,
et qui, en sortant de , est obligée daller
å lécole, et dapprendre tout de nouveau
ce quelle a si bien su et quelle ne saura
plus.» (Micromégas, chapitre VII).
Un propos de la 13iéme Lettre, sur Mr Locke, est en alité une anticipa
tion de toute la scene de Micromégas dans la discussion entre les philosophes,
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