Micromégas - Tidsskrift.dk

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Sur l’ identité de »Eiaron de Gangan« avec
»M icrom égas«, et d’autres contributions
å la comprehension des contes de V o lta ire
par Leif Nedergaard-Hansen.
Le premier témoignage que nous possédons sur un essai de Voltaire dans le
genre qui devait le rendre le plus célébre dans la postérité, est: la relation
du VOYAGE DE M. LE BARON DE GANGAN, qu’il envoya å Frédéric
en juin 1739. La plupart des critiques croient que ce conte fut définitivement
perdu ;1 tandis que d’autres émettent la possibilité que MICROMÉGAS,
publié aussi tard qu’en 1752, en est une version plus ou moins corrigée, en
se référant aux termes dont Voltaire et Frédéric usaient å ce sujet dans leur
correspondance.2 Dans la note qui accompagnait l’envoi, Voltaire en parlait
comme «d’une fadaise philosophique» contenant «un petit article plein de
vérité sur les choses de la terre». Et, dans sa réponse du 7 juillet, Frédéric
écrivait qu’il s’était bien amusé en lisant les aventures de ce «voyageur céleste» qui «réduit å sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d’appeler
grand»; et, en 1752, Voltaire appelait Micromégas, «une ancienne plaisanterie», l’action se passant en 1737, plus précisément le 6 juillet. On ne doit
pas s’étonner du changement de titre, le méme fait s’étant produit pour Zadig,
ou le personnage principal et, de ce fait, le conte dans sa premiere version,
portait le nom de Memnon. II semble ressortir de ces lettres que le Baron
de Gangan contenait å l’origine une allusion flatteuse å l’adresse de Frédéric,
allusion qu’on ne retrouve pas dans Micromégas. Cepandant, le fait que Vol­
taire, aprés avoir appris å connaitre personnellement le prussien Frédéric, ait
laissé tomber cette flatterie, n’a rien d’extraordinaire. Car Micromégas a paru
aprés que des bisbilles eurent lieu entre Frédéric et Voltaire, c. å. d., en 1752
(une édition qui porte la date 1750 est antidatée). II est tres probable que
Voltaire, entre 1739 et 1750, ait oublié son conte et que ce soit Frédéric
qui, durant son séjour å Berlin, lui rappela le Baron de Gangan qui, sans
doute, devait se trouver encore parmi les papiers de Frédéric.
II y a pourtant plusieurs critériums internes et externes qui donnent de
la vraisemblance å l’idée que Micromégas n’est qu'un remaniement du Baron
Sur » Micromégas « de Voltaire
de Gangan, et, qu’il y a ainsi toute raison de croire, que Micromégas est le 223
premier roman de Voltaire. II est certain que Voltaire a pensé å la grande
expédition de mesure de latitude en Laponie, en 1736-1737, quand il a décrit
les conversations entre le géant Micromégas et l’équipage de philosophes du
bateau .3 Mais, vu le sens d’actualité joumalistique que possédait Voltaire,
il eut été tout å fait å l’encontre de son mode de travail d’en faire, aussi tard
qu’en 1752, le sujet principal d’un conte. Voltaire réagissait plus rapidement
devant les événements, et n’attendait pas qu’ils aient perdu de leur actualité.
Méme les événements les plus émouvants de sa vie, les tremblements de
terre de Lisbonne, figuraient déjå dans son livre en 1758, et, en parcourant
Les Oreilles de Lord Chesterfield nous voyons comment Voltaire, par les
réflections, qu’il y fait, sur les voyages de découverte, plonge directement
dans le débat du jour.
On n’a pas eu l’attention assez attirée sur l’intérét que Voltaire portait
å cette grande expédition de mesure des latitudes que l’Académie frangaise
des Sciences envoya en Laponie en 1736, aprés en avoir, l’année précédente,
envoyé une semblable å Quito .4 Et avant méme que les membres en soient
revenus, il écrivit å ce sujet une de ses meilleures odes. Dans cette ode Pour
messieurs de l’Académie des Sciences, qui ont été sous l’équateur et au cercle
polaire mesurer des degrés de latitudes, il parle des membres de l’expédition
dans le style ampoulé de l’ode comme «ces voyageurs savans»:
—
Vainqueurs de la nature,
ils arrachent son voile; et ces rares ésprits
fixent la pesanteur, la masse et la figure
de l’univers surpris.5
Plus tard, quand ils furent rentrés, et en raison des résultats obtenus qui,
en réalité, n’étaient autres que ceux que Newton, chez lui, dans son cabinet
de travail, avait calculés, il change de ton. Dans le Discours en vers sur
1’homme en 1738 il dit déjå moins solennellement:
Courriers de la physique, Argonautes nouveaux,
qui franchissez les monts, qui traversez les eaux,
ramenez des climats soumis aux trois couronnes
vos perches, vos secteurs, et surtout deux Lappones,
vous avez confirmé dans ces lieux pleins d’ennui
ce que Newton connut sans sortir de chez lui.
Vous avez arpenté quelque faible partie
des flanes toujours glacés de la terre aplatie.
Nous trouvons déjå ici sa fagon railleuse de juger l’expédition, percer
dans les mots de Micromégas: «Les géométres prennent leurs quarts de
Leif Ne dergaard-H ansen
224 cercle, leurs seeteurs et des filles laponnes, et descendent sur les doigts du
Sirien» (Chap. V).
Déjå dans le Discours sur l’homme de 1738, on parle aussi, tout comme
dans Micromégas, de deux jeunes filles laponnes, que Maupertuis avait remorquées de Luleå, et que Voltaire nomme ici sans explication avec le reste
de l’expedition, ce qui implique que l’expédition elle-méme, y compris les
filles laponnes, était alors bien connue. Mais quand, en 1748, Voltaire réedite son Discours sur l’homme, il trouve la nécessité de faire suivre d’une
note explicative le passage cité ci-dessus.
II y a une autre chose, å laquelle on n’a pas prété assez d’attention: dans
l’échange de lettres sus-nommé au sujet du Baron de Gangan, Voltaire parle
de son conte comme d’une «fadaise philosophique, qui ne doit étre lue com­
me on se délasse d’un travail sérieux avec ies boufonneries d’Arlequin».
A quelle «æuvre sérieuse» travaillait alors Voltaire? II ne peut guére étre
question d’autre æuvre que ses Elemens de Philosophie de Newton. Je pense
done, que Le Baron de Gangan fut pour lui une réeréation littéraire, pendant
ou juste aprés la création de cet ouvrage, paru en avril 1738, et pour lequel
il s’est servi de ses études astronomiques et philosophiques pour en faire
cette plaisanterie fantaisiste.
II est tres probable que les habitants des étoiles et l’expédition polaire
aient fait partie du Baron de Gangan, d’autant plus que le probléme que
cette expédition avait å résoudre, l’aplatissement du globe, est traité dans
le chapitre 9, de la troisiéme partie, des Elemens de Newton, chapitre oix
l’on parle aussi des deux expéditions, qui devaient confirmer la théorie de
Newton; que la pesanteur se manifeste d’avantage aux cercles polaires qu’å
l’équateur:
«A peu pres au méme temps, les académiciens qui ont été mesurer un arc du méridien
au Nord, ont trouvé qu’å Pello, par-delå le cercle polaire, il faut alonger le pendule pour
avoir les mémes oscillations qu’å Paris; par conséquent la pesanteur est plus grande au
cercle polaire que dans les climats de la France, comme elle est plus grande dans nos
climats que vers l’équateur. Si la pesanteur est plus grande au Nord, le Nord est done
plus pres du centre de la terre que l’équateur; la terre est done aplatie vers les poles.
Jamais l’expérience et le raisonnement ne concourrurent avec tant d’accord å prouver
une vérité. —
Newton était bien plus assuré de l’aplatissement du pole par ses démonstrations, qu’on
ne peut l’etre de la quantité de cet aplatissement avec les secours des meilleurs quarts
de cercle.»
II est évident que Voltaire, qui rendait Newton populaire en France,
attendait avec impatience le résultat de cette expédition, et il est aussi naturel
qu’il lui donna une place prépondérante dans son conte.
Sur »Micromégas« de Voltaire
Dans un petit livret, intitulé Éclaircissements nécessaires donnés par M. 225
de Voltaire le 10 Mai 1738 sur Les Éléments de la Philosophie de Newton,
il dit aussi (c’est § 6 ):
«Cette question de la figure de la terre ne pouvait étre décidée nettement et sans retour
que par le voyage et les observations de Messieurs de l’Académie, qui reviennet de cercle
polaire.
On sait combien, avant leurs experiences décisives, cette matiere était contestée, et les
démonstrations de ces savants hommes, en prouvant que la terre est, élévée a l’equateur,
prouvent également, et la rotation de la terre sur son axe, et l’attraction, deux grands
vérités tant combattues.» (Ed. de Moland tome XXII, p. 274).
Le probléme de la conception de l’åme, auquel le dernier et décisif cha­
pitre de Micromégas est consacré tout entier, se trouve déjå traité dans Les
Elémens de philosophie de Newton et, comme la discussion du probléme se
retrouve dans les deux æuvres jusque dans la forme d’expression, on peut,
avec raison, voir dans Micromégas le résumé populaire de l’ouvrage plus
scientifique sur «la philosophie de Newton», et cela rend Fhypotése d’identification de Micromégas avec le Baron de Gangan, encore plus plausible.
A la question de Micromégas: «Dites moi ce que c’est votre åme, et
comment vous formez vos idées», correspond le chapitre VII des Elémens
de Newton: «De l’åme, et de la maniére dont elle est unie au corps, et dont
elle a ses idées». Le chapitre forme une étude des quatre opinions sur la for­
mation des idées: celle des anciens matérialistes, celle de Descartes et de
Malebranche, celle de Leibniz, combattue (par Locke) qui correspondent aux
quatre opinions qui, dans le méme ordre, se retrouvent dans Micromégas:
le vieux péripatéticien, le cartésien et le malebranchiste, un leibnizien et å
la fin un petit partisan de Locke.
Ce sont tout å fait les mémes problémes sur lesquels Voltaire travaille
dans ces deux ouvrages, comme exemple de cette corrélation on peut lire la
théorie de Leibniz: «sur l’harmonie préétablie» entre le corps et l’åme:
»Dans son hypothése l’åme n’a aucun commerce avec son corps; ce sont deux horloges
que DIEU a faites, qui ont chacune un ressort,
et qui vont un certain temps dans une correspondance parfaite; l’une montre les heures,
l’autre sonne. L’horloge qui montre l’heure ne
la montre pas parce que l’autre sonne; mais
DIEU a établi leur mouvement de fagon que
l’aiguille et la sonnerie se rapportent continuellement.6 II est aisé de répondre å une telle hypothése,
que si DIEU a fait de l’åme un miroir, il en a
fait un miroir bien terne ...»
(Elemens de Newton VII).
«Et toi, mon ami, dit-il å un leibnizien qui était lå, qu’est-ce que ton
åme? - C’est, répondit le leibnizien, une
aiguille qui montre les heures pendant
que mon corps carillonne; ou bien, si
vous voulez, c’est elle qui carillone pen­
dant que mon corps montre l’heure; ou
bien mon åme est le miroir de l’univers,
et mon corps est la bordure du miroir:
cela est claire.»
(Micromégas VII).
Leif Ne dergaard-H ansen
226
La corrélation quand il mentionne le point de vue agnostique de Locke
est aussi évidente:
«Locke parait le seul qui ait oté la contradiction entre la matiére et la pensée en
recourant tout d’un coup au créateur de
toute pensée et de toute matiére, et en disant modestement: Celui qui peut tout ne
peut-il pas faire penser un étre matériel,
un atome, un élément de la matiére? II s’en
est tenu å cette possibilité en homme sage.
Affirmer que la matiére pense en effet,
parce que DIEU a pu lui communiquer ce
don, ferait le comble de la témérité; mais
affirmer le contraire est-il moins hardi?»
(Elemens de N ewton I, vii).
«Un petit partisan de Locke était lå tout
auprés; et quand on lui eut enfin adressé
la parole: «Je ne sais pas, dit-il comment
je pense, mais je sais que j’ai jamais pensé
qu’å l’occasion de mes sens. Qu’il y ait des
substances immatérielles et intelligentes,
c’est de quoi je ne doute pas; mais qu’il soit
impossible å Dieu de communiquer la pen­
sée å la matiére, c’est de quoi je doute fort.
Je révére la puissance éternelle, il ne m’appartient pas de la borner; je n’affirme rien,
je me contente de croire qu’il y a plus de
choses possibles qu’on ne pense.
L’animal de Sirius sourit: il ne trouva
pas celui-lå le moins sage .. .»
(Mierom. Chap. VIII).
On ne doit pas s’étonner du fait que, dans Micromégas, on ne trouve
aucun disciple de Newton, car Micromégas, porte-parole de Voltaire, est luiméme un disciple de Newton, et on ne parle dans Les élémens de Newton
de sa conception de l’åme, que dans cette remarque finale, qui aurait pu
servir aussi bien dans Micromégas, car lui aussi est trop prudent pour se
prononcer sur cette question épineuse:
«Si on veut savoir ce que Newton pensait sur l’åme et sur la maniére dont elle opere,
et lequel de tous ces sentiments il embrassait, je répondrai qu’il n’en suivait aucun. Que
savait done sur cette matiére celui qui avait soumis l’infini au calcul, et qui avait découvert
les lois de la pesanteur? II savait douter.» (Elemens de N ewton I. partie, chapitre VII
in fine).
On peut, par ailleurs, mentionner que, déjå dans les Lettres philosophiques (1734) on trouve les éléments sur lesquels ce chapitre est båti,7 p. ex.
la réfutation de la doctrine de Descartes sur «les idées innées» au profit de
la doctrine de Locke sur l’åme comme «tabula rasa» dés la naissance.
«Notre Descartes . . . assura que l’on
pense toujours, & que l’åme arrive dans le
corps pourvue de toutes les notions métaphysiques . . . qu’elle oublie malheureusement en sortant du ventre de sa mére.
(Lettres philosophiques publiées
par Lanson I p. 168).
«Le cartésien prit la parole et dit: «L’åme
est un esprit pur qui a regu dans le ventre
de sa mére toutes les idées métaphysiques,
et qui, en sortant de lå, est obligée d’aller
å l’école, et d’apprendre tout de nouveau
ce qu’elle a si bien su et qu’elle ne saura
plus.»
(Micromégas, chapitre VII).
Un propos de la 13iéme Lettre, sur Mr Locke, est en réalité une anticipa­
tion de toute la scene de Micromégas dans la discussion entre les philosophes,
Sur »Micromégas« de Voltaire
ce qui prouve une fois de plus, que le brouillon de Micromégas est plutot 227
antérieur que postérieur aux Elémens de Newton.
«Avant lui de grands Philosophes avoient décidé positivement ce que c’est que l’åme
de l’homme; mais puisqu’ils n’en scavoient rien de tout, il est bien juste qu’ils aient tous
été d’avis différents.» (Lettres phil. p. 166).
Mais Micromégas posséde si bien la philosophie de Newton qu’il a évidemment du lire les Elémens de philosophie de Newton de Voltaire. Dans
le premier chapitre il est dit:
«Notre voyageur connaissait mervilleusement les lois de la gravitation, et toutes les
forces attractives et répulsives» (Comparez particuliérement les chapitres III å VII des
Elémens de Newton, troisiéme partie).
Les problémes que discute Micromégas avec son compagnon de voyage
dans la derniére partie du chapitre II, sont les mémes que ceux traités par
Voltaire dans les Elémens de Newton, citons «De la nature des élémens de
la matiére ou les monades» dans les chapitres VI1I-IX de la premiere partie.
La deuxiéme partie de cet ouvrage est consacrée au compte rendu de l’optique de Newton et å sa doctrine sur la lumiére et sa nature. Micromégas
aurait pu trouver lå, réponse aux questions qu’ii posait å son compagnon de
voyage. A la question: «De quelle couleur est votre soleil bien examiné?»,
le Saturnien répond entre autre: «Quand nous divisions un de ses rayons,
nous trouvons qu’il contient sept couleurs.» Ce sont les sept couleurs primi­
tives du prisme découvertes par Newton, et dont Voltaire rend compte, tres
soigneusement, dans les chapitres VIII-X, tome 2 (avec la planche VII s’y
rapportant), de ses Elemens de Newton, ou il énumére toutes les merveilles
de la réfraction de la lumiére. Et quand Micromégas découvre que ses «dia­
mant de la fa§on dont ils étaient taillés, étaient d’excellents microscopes»,
quand il eut accomodé ses yeux afin de voir å travers, (je vous renvoie ici
au chapitre IV et å la planche 6 , qui en fait partie), on reconnait les effets
d’une lentille concave.
Cette fagon dont Voltaire interromp continuellement les deux voyageurs
dans la discussion de leurs problémes par un: «revenons aux faits»: Le Sa­
turnien et le Sirien s’épuisérent alors en conjectures: mais, aprés beaucoup
de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux
faits», et, conforme å ses traits contre les idées erronées des métaphysiciens
dans les Elémens de Newton, et ses appels å s’en tenir aux faits, conformément aux principes démontrés par la science: «11 faut tacher d’examiner ces
insectes, dit le Saturnien, nous raisonnerons aprés. - C’est fort bien dit,
reprit Micromégas». (Chapitre VI).
Leif Nedergaard-Hansen
228
Comme nous le voyons, Micromégas eontient tellement de la philosophie
de Newton qu’il ressort, de plus en plus péremptoirement, que sa composition date environ de la méme époque que les Elémens de Philosophie de
Newton, ce qui nous indique une fois de plus l’identité le Micromégas avec
le Baron de Gangan. D’aprés ceci, il ressort d’une facon plausible que Vol­
taire en dehors du changement de nom n’a pas remanié sensiblement son
conte initial. Tout comme le cas de Memmom qui devint Zadig, il a été
question tout au plus de quelques remaniements qui n’ont pas touché le fond
du conte. Seule la découverte d’un nouveau manuscrit, pourrait trancher la
question; mais je veux, par la suite, souligner d’autres critiques qui soutiennent encore mon hypothése.
Que, malgré l’occasion tout inaiquée qui se présentait, one ne trouve
aucune attaque directe contre Maupertuis,8 avec lequel il eut de si violentes
discussions durant le séjour chez Frédéric, est une preuve tres importante
que Micromégas remonte å une période antérieure et n’est qu’une réédition du
Baron de Gangan.
La cause du voyage celeste de Micromégas est qu’un livre qu’il a écrit,
a été condamné par les autorités de son pays: «il ... composa un livre fort
curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays grand
vétillard et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes,
malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie, et le poursuivit vivement ... Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui
ne l’avaient pas lu, et l’auteur eut ordre de ne paraitre å la cour de huit
cents années». (chap. I). C’est le plus naturel de comprendre ceci comme
une allusion aux Lettres philosophiques (1734), surtout quand on se souvient que le 10 juin 1734 le parlement avait rendu un arret qui ordonnait que les Lettres philosophiques seraient lacérées et brulées par l’exécuteur de la haute justice. Et selon l’Extract des Registres du Parlement,
l’æuvre de Voltaire avait été caracterisé å peu pres de la méme fagon comme
le livre de Micromégas est caracterise par le Muphti: «La Cour a arrété et
ordonné que ledit livre sera lacéré et brulé dans la cour du Palais ... comme
scandaleux, contraire å la region, aux bonnes mæurs et au respect du
aux puissances ...» (Edition de Moland, tome XXII, p. 77 et suiv.). Comme on voit, il y a tant de circonstances indiquant l’identité du Baron
de Gangan avec Micromégas, que je ne crois pas qu’il y aient de raisons de
regretter plus longtemps la perte du premier. En conséquence, dans les éditions å l’avetnir des romans de Voltaire, il conviendrait de placer Micromé­
gas å la tete des essais de ce genre.
Sur » Micromégas«
c/e
Voltaire
L’idée que Micromégas date de cette époque, ressort aussi du fait, que 229
Fontenelle a une place si prépondérante dans le roman. Car, quoi de plus
naturel pour Voltaire - en 1737-38 - tandis qu’il travaillait å la popularisation des découvertes astronomiques et optiques de Newton, que de s’intéresser å Fontenelle, son fameux prédécesseur en la popularisation de la question
astronomique, en vertu de ses fameaux Entretiens sur la Pluralité des mon­
des habités (1686) qui sont une des plus importants conditions pour Micro­
mégas. C’est aussi å cette époque (vers 1730) que Voltaire est le plus pris
par l’æuvre de Fontelle. Dans une lettre sur le Temple de Gout, (1733), il
mentionne Les entretiens de Fontenelle comme un livre «charmant et unique»
quoiqu’il «soit faché d’y trouver que le jour est une beauté blonde et la nuit
une beauté brune», une expression qui fait allusion au passage ci-dessous,
dans le bavardage du troisiéme soir, que Fontenelle a avec sa marquise et
que Voltaire critique dans Micromégas:
«Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le
jour méme n’est pas si beau qu’une belle
nuit? Oui; me répondit-elle, la beauté du
jour est comme une beauté blonde, qui a
plus de brillant; mais la beauté de la nuit
est une beauté brune, qui est plus touchante.«
(Plur. d. M ond. 1. Soiré).
«Oui, dit le Saturnien, la nature est
comme une assemblée de blondes et de
brunes dont les parures . . .
- Eh, qu’ai-je å faire de vos brunes? dit
l’autre.-»
(Micromégas chap. II).
Les Entretiens de Fontenelle ont eu une si grande importance pour l’introduction de l’astronomie et la forme de présentation facile d’une matiére
difficile, que Voltaire est certainement sincére en déclarant publiquement
dans un «Fragment d’un Mémoire» de 1738 qu’il «regarde son livre comme
un des meilleurs qu’on ait jamais faits, et l’auteur comme un des hommes
les plus estimables qui aient jamais été. »9
Mais Voltaire ne pardonnait pas facilement å ses prédécesseurs et å ceux
qui pensaient comme lui, ni å ceux qui, comme Montesquieu et Fontenelle,
s’étaient permis d’anticiper sur ses idées. C’est pourquoi, dans Micromégas,
il s’en prend å un homme comme Fontenelle. Cette attaque ne contient pas
de haine, car il la réservait å ses vrais ennemis, mais c’est un gai persiflage
qui, naturellement, a froissé fortement Fontenelle.10 C’est surtout le style
éffeminé que Fontenelle avait jugé nécessaire d’employer pour travestir les
idées astronomiques pour les faire mieux glisser, qui irritait Voltaire par
dessus tout, ne se rendant pas compte, qu’il n’était pas donné å tout le monde
d’avoir comme éléve une marquise si savante et intelligente comme la sienne:
Les Elémens de Newton étaient dédiés å la Marquise du Chåtelet. C’était
en particulier la tendance aux comparaisons guindées de Fontenelle, dont
Leif Nedergaard-Hansen
230 Voltaire se moque, et, au commencement du chapitre II, le positif Micro­
mégas interrompt son compagnon de voyage, le Saturnien, dans son énumération de comparaisons rococos d’un: «Eh non, dit le voyageur, encore une
fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons?
- Pour vous plaire, répondit le sécrétaire. - Je ne veux point qu’on me plaise,
répondit le voyageur, je veux qu’on m’instruise.»
La parodie la plus ridicule sur la manie de Fontenelle de faire des compliments et des comparaisons en l’honneur de son interlocutrice et, ce å quoi
Voltaire pense sans doute ici, est le passage ou Fontenelle ironique regrette
le manque possible d’atmosphére autour de la lune qui nous priverait ainsi
de sujets de comparaison: «Puisqu’il n’y a autour de la Lune, ni vapeurs
assez grossiéres, ni nuages pluvieux, adieu l’Arc-en-Ciel avec l’Aurore et å
quoi ressembleront les Belles de ce Pays-lå? Quelle source de comparaisons
perdue?» A quoi la marquise répond: «Je n’aurais pas grand regret å ces
comparaisons-lå». Ce qui pourrait laisser croire que c’était Fontenelle et non
sa noble interlocutrice qui se plaisait å des telles comparaisons.
Mais, la principale objection de Voltaire å l’ouvrage de Fontenelle était,
que celui-ci avait pris pour base la nai've théorie des tourbillons de Descar­
tes .11 Cette sérieuse objection ressort surtout dans ses propos ultérieurs sur
Fontenelle aprés que le vieillard (1752) eut fait paraitre une Histoire des
tourbillons cartésiens. Cette image du monde, que Voltaire donne dans Mi­
cromégas, est basée toute entiére sur la doctrine de Newton sur la force d’attraction .12 II démontre aussi d’une fagon écrasante l’insuffisance de la triste
théorie des tourbillons dans Les Elémens de Newton. Dans le chapitre II, de
la troisiéme partie, il démontre péremptoirement l’absurdité de ce «roman
de tourbillons».
Mais malgré ces divergences il semble que Micromégas soit d’accord avec
Fontenelle sur la conception de la pluralité des mondes. La raison pour laquelle Voltaire dans ses Elémens de Newton n’aborde pas le probléme
d’autres mondes habités, est que ce livre présente en premier lieu la philo­
sophie de Newton, (l’intérét de Newton ne la portait pas de ce coté lå) - et,
en partie, du fait que Fontenelle avait déjå traité le sujet de facon tres approfondie et Voltaire ne tenait naturellement pas å étre traité de plagiaire
des Entretiens sur la Pluralité des mondes habités de Fontenelle. Comme
dans aucun de ses propos sur l’æuvre de Fontenelle il ne prend parti contre
la possibilité de la pluralité des mondes,13 nous pouvons supposer que Vol­
taire, comme la plupart des astronomes anciens et modernes, en a la méme
conception,14 mais pas sous la méme forme nai've que cette conception prend
Sur »Micromégas« de Voltaire
dans les Entretiens, ou Fontenelle affirme non seulement, «que la terre
pouvait étre une Planéte, et les Planétes autant de Terres et toutes les Etoiles
autant de Soleils qui éclairent des Mondes», mais, généreusement, peuple
tous les corps célestes qu’il peut trouver. La réponse qu’il donne å la ques­
tion: «Ne mettons nous point habitants dans ce grand anneau [de Saturne]?«,
le montre dans toute sa nai'vité:
«Quoique je sois d’humeur, répondis-je, å en envoyer partout assez hardiment je vous
avoue que je n’oserais en mettre lå - pour les cinq petites lunes, on ne peut pas se dis­
penser de les peupler. Si cependant l’anneau n’était, comme quelques-uns le supgonnent
qu’un cercle de lunes qui se suivissent de fort pres, et eussent un mouvement égal, et que
les cinq petites lunes fussent cinq échappées de ce grand cercle, que de mondes dans le
tourbillon de Saturne.» (Quatriéme Soir).
On n’a pas, en outre, porté suffisamment d’attention au fait que, dans
Micromégas, Fontenelle est justement décrit comme un habitant de Saturne
avec toutes les caractéristiques que Fontenelle luiméme attribuait aux habi­
tants de cette planéte et qui, suivant Voltaire, s’adaptaient si bien å Fonte­
nelle:
«Quoi qu’il en soit, les gens de Saturne sont assez misérables, méme avec le secours
de l’anneau . . . - Ainsi, reprit-elle, on est bien sage dans Saturne; car vous m’avez dit que
tout le monde était fou dans Mercure. - Si on n’est pas bien sage dans Saturne, repris-je,
du moins, seion toutes les apparences, on y est bien flegmatique. Ce sont des gens qui ne
savent ce que c’est que de rire, qui prennent toujours un jour pour répondre å la moindre
question qu’on leur fait, et qui eussent trouvé Caton d’Utique trop badin et trop folåtre.»
(ibid.).15
Voltaire suit d’ailleurs, au sujet de l’anneau de Saturne, l’idée méme de
l’astronome Huygens, dans son chapitre IV de Micromégas. Et si d’une part,
il ne peuple pas comme Fontenelle toutes les lunes, il attribue å Mars, dans
Micromégas, les satelites que suivant les connaissances du temps, Fontenelle
lui, supprimait, malgré son interlocutrice, qui attirait son attention sur l’inconséquence de cette planéte sans lune, quand elle dit:
«I1 me semble que Mars qui est encore plus éloigné du soleil que la terre, n’a point
de lune. - On ne peut pas vous le dissimuler, répondis-je, il n’en a point, et il faut qu’il
ait, pour ses nuits, des ressources que nous ne savons pas. .. - Mais puisque la nature a
donné tant de lunes å Saturne et å Jupiter, c’est une marque qu’il faut des lunes. J’eusse
été bienaise que tous les mondes éloignés du soleil en eussent eu, si Mars ne nous fut point
venu faire une exception désagréable. Ah! vraiment, répliquai-je, si vous vous méliez de
Philosophie plus que vous ne faites, il faudroit bien que vous vous accoutumassiez å voir
des exceptions dans les meilleurs systémes.» (op. cit. Quatriéme Soir).
Dans Micromégas, Voltaire raconte sur les deux voyageurs:
«. . . ils cotoyérent16 la planéte de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite
que notre petit globe; ils virent deux lunes qui servent å, cette planéte, et qui ont échappé
aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le pere Castel écrira, et méme assez
Leif Nedergaard-Hansen
232
plaisamment, contre l’existence de ces deux lunes, mais je m’en rapporte å ceux qui
raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-lå savent combien il serait difficile que
Mars, qui est si loin du soleil, se passåt å moins de deux lunes.» (chap. III).
Les deux satellites de Mars ayant été observés pour la premiere fois en
aout 1877, par l’astronome américain Hall, gråce å un télescope å lentilles,
fort puissant pour l’époque, les suppositions de Voltaire étaient tres justes.
Tout comme sa préférence de la doctrine d’attraction å l’hypotése de tourbillon de Descartes, prouve qu’il ne faut pas toujours mépriser l’ingérence
littéraire des amateurs dans les problémes scientifiques sur lesquels, les savants eux mémes, ne sont pas d’accord.17 La supposition des deux satellites
de Mars remonte d’ailleurs aussi loin que Kepler, qui adoptait cette théorie
par analogie (voir Somnium sive Astronomiæ Lunaris 1634).
— Aprés que, dans le dernier chapitre de Micormégas, les représentants
des différents systémes philosophiques18 se sont prononcés,19 on se souvient
qu’å la fin, «un petit animalcule en bonnet carré,» c. a. d. un docteur théologien de la Sorbonne prende la parole et dit:
«qu’il savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de Saint Thomas; il
regarda de haut en bas les deux habitants célestes; il leur soutint que leurs personnes,
leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l’homme.»
Micromégas et son compagnon réagissent par un rire homérique devant
la prétention que l’Ecriture biblique pouvait résoudre toutes les énigmes.
Le démon de Socrate n’a, lui aussi, qu’un rire comme réponse, quand Bergerac le renvoie å l'autorité de la Bible en ce qui concerne le création:
«Je lui demandai ce qu’il pouvait répondre å l’autorité de Moise, et que ce grand patriarche avait dit expressément que Dieu l’avait créé en six jours. Cet ignorant ne fit que
rire, au lieu de me répondre . . .» (p. 171 «Uautre M onde ou les États et Empires de la
Lune», édition critique de Leo Jordan. Dresden 1910).
(å suivre).
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