MONTAIGNE Essais « Au lecteur » C`est ici un livre de bonne foi

MONTAIGNE
Essais
« Au
lecteur
»
C'est
ici un
livre
de
bonne foi, lecteur.
Il
t'avertit,
s
l'entrée,
que je ne
m'y
suis proposé aucune
fin, que
domestique
et
privée.
Je
n'y
ai eu
nulle
considération
de ton
service,
ni de ma
gloire.
Mes
forces
ne
sont
pas
capables
d'un
tel
dessein.
Je
l'ai voué
à la
commodité particulière
de mes
parents
et
amis
: à ce que
m'ayant
perdu
(ce
qu'ils
ont à
faire bientôt)
ils y
puissent retrouver aucuns traits
de mes
conditions
et
humeurs,
et que par
ce
moyen
ils
nourrissent, plus altière
et
plus vive,
la
connaissance qu'ils
ont eue de
moi.
Si
c'eût
été
pour rechercher
la
faveur
du
monde,
je me
fusse
mieux paré
et me
présenterais
en une
marche étudiée.
Je
veux qu'on
m'y
voie
en ma
façon simple, naturelle
et
ordinaire,
sans contention
et
artifice
: car
c'est
moi que je
peins.
Mes
défauts
s'y
liront
au
vif,
et ma
forme
naïve, autant
que la
révérence publique
me
l'a
permis.
Que si
j'eusse
été
entre
ces
nations
qu'on
dit
vivre encore sous
la
douce liberté
des
premières lois
de
nature,
je
t'assure
que je m'y
fusse
très
volontiers peint
tout entier,
et
tout
nu.
Ainsi, lecteur,
je
suis moi-même
la
matière
de mon
livre
: ce
n'est
pas
raison
que tu
emploies
ton
loisir
en un
sujet
si frivole et
si
vain. Adieu donc
; de
Montaigne,
ce
premier
de
mars 1580.
Essais
(1580-1595)
Montaigne
a
voulu
que son
œuvre traduise
la
liberté
de sa
pensée,
débarras-
sée
de
toutes
les
conventions
qui
régissent
habituellement
l'écriture. H
définit
ainsi
les
principes
d'un
genre
il
s'agit
moins
de
traiter
l'ensemble
d'un
thème
que de
['éclairer
de
façon
originale,
et
moins
d'organiser
le
discours
que
de
laisser courir
sa
pensée.
4
Cette
farcissure1
est un peu
hors
de mon
sujet.
Je
m'égare, mais plutôt
par
licence2
que par
mégarde.
Mes
idées
se
suivent, mais parfois
c'est
de
loin,
et se
regardent, mais
d'une
vue
oblique.
J'ai
parcouru
des
yeux
tel
dialogue
de
Platon3
partagé
en
deux
en une
curieuse
s
bigarrure,
le
commencement [étant consacré]
à
l'amour, tout
le
reste
à la
rhétorique.
[Les
Anciens]
ne
craignent point
ces
changements
et ont une
grâce étonnante pour
se
laisser
ainsi rouler
par le
vent,
ou
pour sembler
le
faire.
Les
noms
de mes
chapitres
n'en embrassent
pas
toujours
la
matière; souvent
ils
l'indiquent seulement
par
quelque marque, comme
le
font
ces
autres titres
:
l'Andrienne,
l'Eunuque,
ou ces
autres
10
noms:
Sylla,
Cicéron,
Torquatus4.
J'aime
l'allure
poétique,
par
sauts
et à
gambades.
C'est
un
art,
comme disait Platon,
léger,
ailé, divin.
Il est des
ouvrages
de
Plutarque5
où il
oublie
son
thème,
où il
n'est question
de
l'objet
[de son
travail] qu'incidemment,
tout
étouffé
qu'il
est
sous
une
matière étrangère
:
voyez
ses
allures dans
le
Démon
de
Socrate.
Ô
Dieu,
que ces
gaillardes escapades,
que
cette variation
ont
de^eautë,
et
15
plus encore lors quelles
ont
plus
un air
nonchalant
et
fortuit!
C'est
l'inattentif
lecteur
qui
perd
mon
sujet,
ce
n'est
pas
moi;
il se
trouvera toujours dans
un
coin
un mot
concernant
le
sujet
qui ne
manque
pas
d'être
suffisant,
quoiqu'il soit concis.
Je
vais
au
change6
sans mesure
et en
désordre.
Mon
style
et mon
esprit vagabondent
l'un
comme l'autre.
Il
faut
avoir
un peu de
folie
si
l'on
ne
veut
pas
avoir plus
de
sottise
20
[encore],
disent
les
préceptes
de nos
maîtres
et,
plus encore, leurs exemples.
Michel Eyquem
de
Montaigne,
Essais,
III,
IX,
«
Sur
la
vanité
»,
trad.
André
Lanly,
© éd.
Honoré Champion, 1989.
1.
Digression.
2.
Permission,
autorisation
que
l'auteur s'accorde.
3.
Philosophe
grec (428-348
av.
J.-C).
4.
Hommes politiques
célèbres
de
l'Antiquité
romaine.
5.
Philosophe
grec
(v.
45-120),
auteur
du
Démon
de
Socrate,
dialogue
philosophique.
6. Je
recherche
la
variété.
Argumenter
: la
fable,
le
conte,
l'essai
Micromégas
(1752)
Voltaire
1694-1778
15
20
25
Venu
de
Sirius, dont
il a été
banni momentanément,
Micromégas
fait halte
sur
Saturne
il
fait
la
connaissance
d'un
philosophe
de
cette planète avant
de
pour-
suivre
son
périple
vers
la
Terre.
Le
dialogue
des
deux personnages porte
sur la
durée
de la vie
dans leurs mondes
respectifs,
occasion
pour
Voltairé\de
donner
une
leçon
de
sagesse relative,
ou de
sage
relativité...
j
«J'ai
un peu
voyagé; j'ai
vu des
mortels
fort
au-dessous
de
nous; j'en
ai vu de
fort
supé-
rieurs;
mais
je
n'en
ai vu
aucuns1
qui
n'aient plus
de
désirs
que de
vrais besoins,
et
plus
de
besoins
que de
satisfaction. J'arriverai peut-être
un
jour
au
pays
où il ne
manque
rien;
mais
jusqu'à
présent personne
ne m'a
donné
des
nouvelles positives
de ce
pays-là.
» Le
Saturnien
et le
Sirien s'épuisèrent alors
en
conjectures2
mais, après beaucoup
de
raisonnements,
fort
ingénieux
et
fort
incertains,
il en
fallut
revenir
aux
faits.
«Combien
de
temps
vivez-vous?
t
le
Sirien.
-
Ah
!
bien peu, répliqua
le
petit homme
de
Saturne.
-
C'est tout comme chez
nous,
dit le
Sirien
:
nous nous plaignons
toujours
du
peu.
Il
faut
que ce
soit
une loi
uni-
verselle
de la
nature.
-
Hélas! nous
ne
vivons,
dit le
Saturnien,
que
cinq cents grandes
révolutions3
du
soleil. (Cela revient
à
quinze mille
ans ou
environ,
à
compter
à
notre
manière.)
Vous voyez bien
que
c'est mourir presque
au
moment
que
l'on
est
;
notre exis-
tence
est un
point, notre durée
un
instant, notre globe
un
atome.
À
peine a-t-on com-
mencé
à
s'instruire
un peu que la
mort
arrive avant qu'on
ait de
l'expérience. Pour moi,
je
n'ose
faire
aucuns projets;
je me
trouve comme
une
goutte d'eau dans
un
océan immense.
Je
suis honteux, surtout devant
vous,
de la
figure
ridicule
que je
fais
dans
ce
monde.
»
Micromégas
lui
repartit
:
«Si
vous n'étiez
pas
philosophe,
je
craindrais
de
vous
affli-
ger
en
vous apprenant
que
notre
vie est
sept
cents
fois
plus longue
que la
vôtre
;
mais vous
savez
trop bien
que
quand
il
faut
rendre
son
corps
aux
éléments,
et
ranimer
la
nature
sous
une
autre
forme,
ce
qui
s'appelle
mourir;
quand
ce
moment
de
métamorphose
est
venu,
avoir vécu
une
éternité
ou
avoir vécu
un
jour, c'est précisément
la
même chose. J'ai
été
dans
des
pays
où
l'on
vit
mille
fois
plus longtemps
que
chez
moi,
et
j'ai trouvé qu'on
y
murmurait4
encore. Mais
il y a
partout
des
gens
de
bons
sens
qui
savent prendre leur
parti
et
remercier l'auteur
de la
nature.
Il a
répandu
sur cet
univers
une
profusion
de
variétés,
avec
une
espèce d'uniformité admirable.
Par
exemple,
tous
les
êtres
pensants
sont
différents,
et
tous
se
ressemblent
au
fond
par le don de la
pensée
et des
désirs.
La
matière
est
partout
étendue;
mais
elje
a
dans chaque globe
des
propriétés diverses.
»
Voltake,
Micromégas.
1.
Personne.
Le
terme
s'emploie
aussi
au
pluriel
au
xviif
siècle.
,
2.
Idées
probables, vraisemblables mais sans certitude.
-
-
:.
3.
Cycles
accomplis
par un
astre pour revenir
à son
point
de
départ.
•:"
A.
Protestait.
OBSERVATION
ET
ANALYSE
1.
Reformuiez avec
vos
propres
mots
la
signification
du
propos
tenu
par
Micromégas
aux
lignes
1 à 4.
2. Sur
quel
sujet
porte
ensuite
la
conversation
entre
Micromégas
et le
Saturnien?
Que
constatent
les
deux
interlocuteurs?
3.
Quelle
leçon
principale
se
dégage
de
leurs
échanges?
En
quoi
concerne-t-elle
aussi
les
lecteurs
terriens?
4.
Dans
la
phrase
:
«notre
existence
est
un
point...
un
atome»
(I.
11-12),
à
quel
argument Voltaire
a-t-il
recours?
À
quelle
fin?
5.
Quelle définition
de la
mort Micromégas
donne-t-il?
6. Qui
Micromégas
invite,-t-il
à
remercier
à la fin
du
passage?
Pourquoi?
Séquence
3
La
philosophie
des
Lumières
Étudier
comment
l'esprit
philosophique
des
Lumières fonde
une
pensée
libre,
critique
et
moderne.
Lafigure
du
philosophe
Lettres persanes
(1721)
Montesquieu
1689-1755
Les
Lettres persanes constituent
le
premier roman
épistolaire
polyphonique*.
A
travers
la
fiction orientale
et
«l'œil
neuf»
de
Persans
découvrant
la
France,
l'œuvre
dresse
un
tableau satirique
de la fin du
règne
de
Louis
XIV et de la
Régence.
Mais
ce
roman
est
aussi
le
premier texte
représentatif
de
l'esprit
des
Lumières:
l'échange
des
lettres
permet
en
effet
d'aborder
une
grande
variété
de
sujets
et
reflète
les
débats
philosophiques
du
moment.
La
lettre
97
écrite
par
Usbek,
l'un
des
voyageurs
persans,
est
ainsi
l'occasion
de
proposer
une
définition
du
philosophe éclairé
par la
seule raison.
Usbek
à
Hassein,
Dervis1
de la
montagne
de
}aron.
ô
toi, sage dervis, dont l'esprit curieux brille
de
tant
de
connaissances, écoute
ce que
je
vais
te
dire.
Il
y a ici des
philosophes qui,
à la
vérité, n'ont point atteint jusqu'au
faîte
de la
sagesse orien-
tale:
ils
n'ont point
été
ravis jusqu'au trône lumineux;
ils
n'ont
ni
entendu
les
paroles
inef-
fables2
dont
les
concerts
des
anges retentissent,
ni
senti
les
formidables
accès d'une
fureur
divine;
mais, laissés
à
eux-mêmes, privés
des
saintes merveilles,
ils
suivent dans
le
silence
les
traces
de la
raison
humaine.
Tu
ne
saurais
croire jusqu'où
ce
guide
les a
conduits.
Ils ont
débrouillé
le
Chaos
et ont
expli-
qué,
par une
mécanique
simple3,
l'ordre
de
l'architecture divine. L'auteur
de la
naturé'â
donné
du
mouvement
à la
matière:
il
n'en
a pas
fallu
davantage pour produire cette prodigieuse
variété
d'effets
que
nous voyons dans l'Univers.
Que
les
législateurs
ordinaires
nous
proposent
des
lois
pour
régler
les
sociétés
des
hommes
; des
lois aussi sujettes
au
changement
que
l'esprit
de
ceux
qui
les
proposent,
et des
peuples
qui les
observent! Ceux-ci
ne
nous parlent
que des
lois générales, immuables,
éter-
is
nelles,
qui
s'observent sans aucune exception avec
un
ordre,
une
régularité
et une
promptitude
infinie,
dans l'immensité
des
espaces.
Et
que
crois-tu, homme divin,
que
soient
ces
lois
? Tu
t'imagines
peut-être
qu'entrant
dans
le
conseil
de
l'Éternel
tu vas
être étonné
par la
sublimité
des
mystères
; tu
renonces
par
avance
à
comprendre,
tu ne te
proposes
que
d'admirer.
Mais
tu
changeras bientôt
de
pensée: elles n'éblouissent point
par un
faux
respect; leur
simplicité
les a
fait
longtemps méconnaître,
et ce
n'est
qu'après
bien
des
réflexions qu'on
en a
vu
toute
la
fécondité4
et
toute l'étendue.
La
première
est que
tout corps tend
à
décrire
une
ligne droite,
à
moins qu'il
ne
rencontre
quelque obstacle
qui
l'en
détourne
; et la
seconde,
qui
n'en
est
qu'une suite, c'est
que
tout corps
10
20
25
qui
tourne autour d'un centre
tend
à
s'en éloigner, parce que, plus
il en est
loin, plus
la
ligne
qu'il décrit approche
de la
ligne
droite.
Voilà, sublime
dervis,
la
clef
de la
nature;
voilà
des
principes
féconds,
dont
on
tire
des
conséquences
à
perte
de
vue. [...]
De
Paris,
le 10 de la
lune
de
Chabban,
1716.
Charles
de
Secondât,
baron
de
Montesquieu,
Lettres
persanes,
Lettre
XCVIL
1.
Religieux
oriental.
2.
Inexprimables.
3.
Allusion
aux
Principes
de la
philosophie
de
Descanes.
4£
Toutes
les
conséquences.
OBSERVATION
ET
ANALYSE
.
*>
'.-'.-
1.
Relevez
les
marques
du
«style oriental»
dans
cette'lettre
et
précisez l'effet
produit.
2.
Pourquoi
peut-on
parler
dans
ce
système
épi'sïolaire
de
double
énonciation*?
Quelle
est
la
portée
stratégique
de ce
procédé?
3.
Analysez
les
oppositions entre
philosophie.
et
croyance. Quelle définition
du
philosophe
en
tire Usbek?
4.
Usbek manifeste dans cette lettre
un
regard
critique
sur les
croyances religieuses. Celui-ci
s'exprime-t-il directement? Pourquoi?
Quelle
valeur doit-on alors donner
aux
formules
élogieuses
qui
ouvrent
la
lettre?
5.
Quelle
est la
portée polémique
de
cette
lettre?
CONTEXTE
Le
recours
à la fiction
orientale
est un
procédé
volontiers adopté
par les
écrivains
des
Lumières.
Recherchez d'autres œuvres
du
xviii*
siècle
qui
illustrent
le
choix
de ce
procédé.
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