- Suite -* Comme Fontenelle, Voltaire avait eompris que la meilleure

Quelques contributions å la
compréhension de «Micromégas» de Voltaire
par Leif Nedergaard-Hansen
- Suite -*
Comme Fontenelle, Voltaire avait eompris que la meilleure fagon de com-
battre l’orgueil humain état lextension de la conception du monde: la
connaissance des incommensurables limites de lunivers et de la multitude
des astres pouvait, mieux que toute autre moyen, anéantir la conception
théologique de 1homme comme centre de lunivers.20 Cest pourquoi il écrit
entre autres ses Etudes de philosophie de Newton et son Micromégas, certain
que la plupart des hommes, en réalité, nont pas dépassé la conception ptolé-
méenne du monde. Cyrano de Bergerac avait jugé de fagon analogue cette
arrogance chrétienne quand, tout jeune encore, vers 1641, il écrivit son fan-
tastique et génial roman daventure, qui ne fut, cependant, publié quen 1657:
L autre monde ou les Etats et Empires de la Lune, et on le voit surtout dans
la conversation qui se développe entre Bergerac et M. de Montmagny, gouver-
neur frangais de Canada å Québec, ou Bergerac a fait un atterrissage forcé au
cours de son voyage å la Lune:
«M de Montmagny me dit quil sétonnait fort, vu que le systéme de Ptolémée était si
peu probable, quil eut été si généralement regu. - Monsieur, lui pondis-je, la plupart des
hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader a leurs yeux. - Ajoutez
å cela 1 orgueil insupportable des humains, qui leur persuade que la nature na é faite
que pour eux, comme sil était vraisemblable que le soleil, un grand corps quatre cent
trente-quatre fois plus vaste que la terre, neut été allumé que pour murir ses néfles et
pommer ses choux.21 Quant å moi, bien loin de consentir å linsolence de ces brutaux,
je crois que les planétes sont des mondes autour du soleil, et que les étoiles fixes sont aussi
des soleils qui ont des planétes autour deux, cest-å-dire des mondes que nous ne voyons
pas dici, å eause de leur petitesse, et parce que leur lumiére empruntée ne saurait venir
jusqu å nous. Car comment, en bonne foi, simaginer que ces globes si spacieux ne soient
que de grandes campagnes désertes, et que le notre, å eause que nous y rampons, une
douzaine de glorieux coquins, ait é båti pour commander å tous?» (p. 117; voir aussi
p. 188).
II y a aussi dautres points de contact entre Micromégas et le Voyage å la
Lune de Bergerac. On se souvient, par ex. au chapitre II, comment lhabitant
* Voir Orbis Litterarum, Tome IX (1954) pp. 222-32.
Leif Ne dergaard-H ansen
430 de Saturne dit quil posséde 72 sens, et le Sirien pres de mille sens.22 Bergerac
munit aussi son habitant de la lune de plusieurs sens inconnus.
«I1 y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et lexplication de ces mystéres; vous vous
imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il nest point;
la conséquence est trés fausse. - Moi, par exemple, je connois par mes sens la cause de la
sympathie de l’aimant avec le pole, celle du reflux de la mer, ce que lanimal devient aprés la
mort; vous autres ne sauriez donner jusquå ces hautes conceptions, å cause que les proportions
å ces miracles vous manquent. . . Tout de méme, si je voulais vous expliquer ce que je per-
gois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui
peut étre ou'i, vu, touché, fleuré ou savouré, et ce nest rien cependant de tout cela». (p. 145).
On se souvient aussi de la fin de Micromégas, et du cadeau dadieu que
le Sirien donne aux passagers philosophes:
II leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usagc,
el que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume
avant son départ: on le porta å Paris å lAcamie des Sciences; mais, quand le seerétaire
leut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout blanc. (Microm. Chap. VIII in fine).
Dans la lune,23 Bergerac regoit aussi du démon de Socrate, un livre sem-
blable, aux feuillets vierges;24
- afin de vous divertir, cependant que je ne serais pas avec vous, voici un livre que je
vous laisse. Je lapportai jadis de mon pays natal; il est intitulé: Les Etats et Empires du Soleil;
je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage; cest le Grand CEuvre des
Philosophes, qu’un des plus forts ésprits du soleil a compo.
A peine fut-il hors de présence que je me mis å considérer attentivement mes livres: les
boites, cest-dire leurs couvertures, me semblaient admirables pour leur richesse. - A lou-
verture de la boite, je trouvai dedans en je ne sais quoi de métal, quasi tout semblable å
nos horloges, plein de je ne sais quels petits ressorts et de machines imperceptibles. Cest
un livre å la vérité; mais cest un livre miraculeux, qui n’a ni feuillets, ni caractéres. (p. 202
et suiv.).
Lorgueil et la vanité humaine, qui se font si nettement entendre dans le
discours ci-dessus cité, mis par lauteur sur les vres du «petit animalcule en
bonnet car» et qui est la derniére réplique des humains dans le cit, sont les
caractéres que Voltaire avait voulu frapper par son conte.2511 faut observer que
Frédéric caractérisé le Baron de Gangan comme «un ouvrage ou vous rabaissez
la vanité ridicule des mortels, ou vous reduisez å sa juste valeur ce que les
hommes ont coutume dappeler grand, ... un ouvrage ou vous abattez l’orgueil
et la psomption ...»!- Sa fagon de juger lhumani se sume le mieux
par les mots de Montaigne: «La plus calamiteuse et fraile de toutes les crea-
tures, cest lhome, et quant et quant la plus orgueilleus. -
Voltaire flagelle de deux fagons cette conception arrogante que lorgueil-
leux a de sa propre importance, dabord en essayant délargir son horizon par
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
la démonstration, dans Micromégas et dans les Elemens de Newton, du peu 431
dimportance quil faut contribuer å la terre parmi toutes les planétes qui cir-
culent dans lespace. Une autre fagon de faire perdre å lhomme la haute
pensée quil a de lui-méme, est de le placer en face de conditions si difrentes
et de proportions si étendues quil se rende compte de la relativité de sa propre
dimension.26 Cest ici que se fait sentir linfluence de læuvre de Swift sur
Micromégas.
Limportance des Voyages de Gulliv er pour Micromégas est si évidente
que personne na son å étudier cette influence, ni å en fixer les points com-
muns ou les difrences qui existent entre les deux æuvres. Les Voyages de
Gulliver parurent pendant le séjour de Voltaire en Angleterre, et ses lettres
montrent quil comprit immédiatement la valeur de cette æuvre.27 Deux pas
sages de Gulliver pris respectivement dans le ler et dans le 2nd voyage con-
tiennent, pour ainsi dire, le germe de Micromégas:
Undoubtedly, philosophers are in right when they tell us, that nothing is great or little
otherwise than by comparison. It might have pleased fortune to have let the Lilliputians
find some nation, where the people were as diminutive with respect to them, as they were
to me. And who knows but that even this prodigious race of mortals might be equally over-
matched in some distant part of the world, where of we have yet no discovery? (Gul. 11,1)
For as to what we heard you affirm, that there are other kingdoms and states in the
world, inhabited by human creatures as large as yourself, our philosophers are in much
doubt, and would rather conjecture that you dropped from the moon, or one of the stars.
(1,4).28
Voltaire a réalisé lidée que Swift exprime ici, c.-d. que les géants de
Brobdignac peuvent probablement étre dépassés en dimensions, å coté des
pensées que les Lilliputiens ont de larrivée du géant Gulliver: quil est tombé
dun astre quelconque.
Voltaire ne se contente pas, comme Swift, dun seul voyageur, mais afin
dengager les conversations, comme dans les nombreux contes poétiques ou
Jupiter et Mercure rendent visite å la terre, il crée deux géants, un énorme et
un moins grand, ce qui rappelle Gargantua et Pantagruel dans læuvre de
Rabelais. II ne se contente pas non plus, comme Swift,29 dunant qui est
douze fois plus grand quun homme, il lui donne huit lieues de haut - en ceci
il dépasse Gargantua. Le rapport des proportions entre les géants de Rabelais
et de Voltaire ressort du chapitre VIII, ou on lit sur Gargantua que «sa cein
ture feut de troys cens aulnes et demye de cerge de soye» tandis que Voltaire
dit de Micromégas que «sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi
de tour». Je vous rappelle aussi le premier nom de Micromégas «Baron de
Gangan» quon pourrait peuttre prendre pour pour un anagramme de grand
Leif N eder gua rd-H a nsen
432 å la deuxiéme puissance. Pour déterminer la taille de Micromégas, les hom
mes qui, tout å fait comme les Lilliputiens, sont «most excellent Mathema-
ticians», emploient aussi des méthodes géométriques tout comme le tailleur
de Laputa, quand il devait prendre les mesures de Gulliver (II1-2). Comme
une curiosité on peut citer que, de méme que Micromégas apergut dabord
une baleine - dans la Baltique! - puis ensuite, le bateau qui se trouvait dans
le voisinage, on voit, sur trois des quatre cartes qui accompagnent l’édition
originale de Gulliver, une baleine non loin d'un bateau.
Par cette énorme différence de dimensions qui existe entre les hommes
et les habitants dun monde de Sirius et de Saturne, Voltaire voulait amener
lhomme å une appréciation plus sobre de sa propre valeur, sans cependant
que Micromégas réusisse, par lå, å réveiller un sentiment dinfériori dans
l’homme, parce que celui-ci est trop épris de sa propre importance. Un essai
dans ce genre est fait par Micromégas et le Saturnien qui ne découvrent, au
début, aucune trace de vie humaine sur la terre. Lexcuse que Voltaire pré
sente å ce sujet å son lecteur, prouve que, dans la construction méme de son
livre, il se trouvait d'accord avec les mots dans Gulliver que «undoubtedly
philosophers are in right when they teil us that nothing is great or little other
wise than by comparison», quand il écrit:
Je ne ptends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les impor-
tants de faire ici une petite remarque avec moi: cest quen prenant la taille des hommes den
viron cinq pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure quen ferait sur une
boule de dix pieds de tour un animal qui aurait å peu prés la six cent milliéme partie dun
pouce en hauteur. (Microm. chap. V).
Létonnement des deux géants voyageurs en entendant ces petits animaux
«parler dassez bon sen, correspond aucit de Gulliver sur les Brobdignaciens
qui étaient «much wondering to hear me pronounce articulate words», aps
quoi ils étaient «convinced I must be a rational creature», et on dit du fermier
qui trouva Gulliver: «He spoke often to me, but the sound of his voice pierced
my ears like that of a water-mil, tout comme on dit du Sirien «quil craignit
que sa voix de tonnerre . . nassourdit les mites sans en étre entendue». La
reine de Brobdignac était, tout comme le Saturnien dans Micromégas «sur-
prised at so much wit and good sense in so diminutive an animal. She took me
in her own hand and carried me to the King . . . when he heard my voice and
found what I delivered to be regular and rational, he could not conceal his
astonishment (II-3). Comme Micromégas, le Roi de Brobdignac et les nobles
chevaux croient dabord que de si «chétifs animaux» doivent vivre en paix,
et ils sont profondément émus en apprenant les guerres que les humains se font
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
et les malheurs quils sattirent entre eux, sans compter ceux dont la nature 433
les accable. Le rapport que Gulliver fait aux nobles chevaux sur «the usual
motives for war» les fait fmir autant que Micromégas fmit å la réponse
que lui donnent les hommes å sa question: «Quel pouvait étre le sujet de ses
horribles querelles?»:
II sagit, dit le philosophe, de quelques tas de boue grands comme votre talon. Ce nest
pas quaucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de
boue. II ne sagit que de savoir s’il appartiendra å un certain homme quon nomme Sultan,
ou a un autre quon nomme, je ne sais pourquoi, César . . . Dailleurs, ce nest pas eux quil
faut punir, ce sont ces barbares dentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le
temps de leur digestion, le massacre dun million d’hommes et qui ensuite en font remercier
Dieu solennellement. (Microin. VII, comparer Gulliver IV, 6.)
On peut ici faire un rapprochement avec et Lucien et Bergerac:
Quand je portois mes regards vers le Péloponnese, & que je venois å couvrir le petit
canton de Cynurie, pour lequel tant dArgiens & de Lacédémoniens se sont égorgés en un
méme jour, javois peine å concevoir quon eut répandu tant de sang pour un terrein qui
occupe å peine la place dune lentille. (CEuvres de Lucien, traduction nouvelle par M. lAbbé
Massieu. Paris 1781, tome I, p. 460).
Et, cependant, quils font casser la téte å plus de quatre millions d’hommes qui valent
mieux queux, ils sont dans leur cabinet å goguenarder sur les circonstances du massacre
de ces badaus; mais je me trompe de blamer ainsi la vaillance de vos braves sujets: il font
bien de mourrir pour leur patrie. L affaire est importante! Car il sagit détre le vassal d’un
rois qui porte une fraise, ou de celui qui porte un rabat. (Bergerac: Lautre Monde p. 168).
Notre Dieu qui nous a ordonné daimer nos ennemis et de souft’rir sans murmure, ne
veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos fréres, parce que des
meutriers vétus de rouge avec un bonnet haut de deux pied, enrolent des Citoiens en faisant
du bruit avec deux petits båtons sur une peau dåne bien tendue, & lorsq’aprés des batailles
gagnées tout Londres brille dilluminations, que le Ciel est enflamé de fusées, que lair retentit
du bruit des actions de graces, des cloches, des orgues, des canons, nous gémissons en silence
sur ces meurtres qui causent la publique allegresse -. {Lettres philosophiques, no. I in fine).
La réaction de Micromégas et de son compagnon devant le récit de la
stupidi humaine, rappelle aussi celle du Roi de Brobdignac, aprés que
Gulliver lui a décrit la situation en Angleterre, ses disputes religieuses, ses
guerres:
He could not forbear taking me up in his right hand, and stroking me gently with the other,
after a hearty fit of laughing, asked me whether I was Whig or Tory. Then turning to his
first r1 'nister, he observed how contemptible a thing was human grandeur, which could be
mimicked by such diminutive insects as I . . . they love, they fight, they dispute, they cheat,
they betray . . . (11-3)
«He was perfectly astonished with the historical account I gave him of our affairs during
the last century, protesting it was only an heap of conspiracies, rebellions, murders, massacres,
revolutions, banishments . . . (III-6).
Mais, quoique Micromégas ait la méme conception des humains, il est
plus indulgent dans son point de vue humain. On lit, vers la fin de Micromégas:
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