- Suite -* Comme Fontenelle, Voltaire avait eompris que la meilleure

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Quelques contributions å la
com préhension de «M icrom égas» de V o ltaire
par Leif Nedergaard-Hansen
- Suite -*
Comme Fontenelle, Voltaire avait eompris que la meilleure fagon de combattre l’orgueil humain état l’extension de la conception du monde: la
connaissance des incommensurables limites de l’univers et de la multitude
des astres pouvait, mieux que toute autre moyen, anéantir la conception
théologique de 1’homme comme centre de l’univers.20 C’est pourquoi il écrit
entre autres ses Etudes de philosophie de Newton et son Micromégas, certain
que la plupart des hommes, en réalité, n’ont pas dépassé la conception ptoléméenne du monde. Cyrano de Bergerac avait jugé de fagon analogue cette
arrogance chrétienne quand, tout jeune encore, vers 1641, il écrivit son fantastique et génial roman d’aventure, qui ne fut, cependant, publié qu’en 1657:
L autre monde ou les Etats et Empires de la Lune, et on le voit surtout dans
la conversation qui se développe entre Bergerac et M. de Montmagny, gouverneur frangais de Canada å Québec, ou Bergerac a fait un atterrissage forcé au
cours de son voyage å la Lune:
«M de Montmagny me dit qu’il s’étonnait fort, vu que le systéme de Ptolémée était si
peu probable, qu’il eut été si généralement regu. - Monsieur, lui répondis-je, la plupart des
hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader a leurs yeux. - Ajoutez
å cela 1 orgueil insupportable des humains, qui leur persuade que la nature n’a été faite
que pour eux, comme s’il était vraisemblable que le soleil, un grand corps quatre cent
trente-quatre fois plus vaste que la terre, n’eut été allumé que pour murir ses néfles et
pommer ses choux .21 Quant å moi, bien loin de consentir å l’insolence de ces brutaux,
je crois que les planétes sont des mondes autour du soleil, et que les étoiles fixes sont aussi
des soleils qui ont des planétes autour d’eux, c’est-å-dire des mondes que nous ne voyons
pas dici, å eause de leur petitesse, et parce que leur lumiére empruntée ne saurait venir
jusqu å nous. Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient
que de grandes campagnes désertes, et que le notre, å eause que nous y rampons, une
douzaine de glorieux coquins, ait été båti pour commander å tous?» (p. 117; voir aussi
p. 188).
II y a aussi d’autres points de contact entre Micromégas et le Voyage å la
Lune de Bergerac. On se souvient, par ex. au chapitre II, comment l’habitant
* Voir Orbis Litterarum, Tome IX (1954) pp. 222-32.
Leif Ne dergaard-H ansen
430
de Saturne dit qu’il posséde 72 sens, et le Sirien pres de mille sens.22 Bergerac
munit aussi son habitant de la lune de plusieurs sens inconnus.
«I1 y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystéres; vous vous
imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point;
la conséquence est trés fausse. - Moi, par exemple, je connois par mes sens la cause de la
sympathie de l’aimant avec le pole, celle du reflux de la mer, ce que l’animal devient aprés la
mort; vous autres ne sauriez donner jusqu’å ces hautes conceptions, å cause que les proportions
å ces miracles vous manquent. . . Tout de méme, si je voulais vous expliquer ce que je pergois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui
peut étre ou'i, vu, touché, fleuré ou savouré, et ce n’est rien cependant de tout cela». (p. 145).
On se souvient aussi de la fin de Micromégas, et du cadeau d’adieu que
le Sirien donne aux passagers philosophes:
II leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usagc,
el que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume
avant son départ: on le porta å Paris å l’Académie des Sciences; mais, quand le seerétaire
l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout blanc. (Microm. Chap. VIII in fine).
Dans la lune,23 Bergerac regoit aussi du démon de Socrate, un livre semblable, aux feuillets vierges;24
afin de vous divertir, cependant que je ne serais pas avec vous, voici un livre que je
vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal; il est intitulé: Les Etats et Empires du Soleil;
je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage; c’est le Grand CEuvre des
Philosophes, qu’un des plus forts ésprits du soleil a composé.
A peine fut-il hors de présence que je me mis å considérer attentivement mes livres: les
boites, c’est-å-dire leurs couvertures, me semblaient admirables pour leur richesse. - A l’ouverture de la boite, je trouvai dedans en je ne sais quoi de métal, quasi tout semblable å
nos horloges, plein de je ne sais quels petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est
un livre å la vérité; mais c’est un livre miraculeux, qui n’a ni feuillets, ni caractéres. (p. 202
et suiv.).
L’orgueil et la vanité humaine, qui se font si nettement entendre dans le
discours ci-dessus cité, mis par l’auteur sur les lévres du «petit animalcule en
bonnet carré» et qui est la derniére réplique des humains dans le récit, sont les
caractéres que Voltaire avait voulu frapper par son conte.2511 faut observer que
Frédéric caractérisé le Baron de Gangan comme «un ouvrage ou vous rabaissez
la vanité ridicule des mortels, ou vous reduisez å sa juste valeur ce que les
hommes ont coutume d’appeler grand, ... un ouvrage ou vous abattez l’orgueil
et la présomption . . . » ! - Sa fagon de juger l’humanité se résume le mieux
par les mots de Montaigne: «La plus calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c’est l’home, et quant et quant la plus orgueilleuse». Voltaire flagelle de deux fagons cette conception arrogante que l’orgueilleux a de sa propre importance, d’abord en essayant d’élargir son horizon par
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
la démonstration, dans Micromégas et dans les Elemens de Newton, du peu 431
d’importance qu’il faut contribuer å la terre parmi toutes les planétes qui circulent dans l’espace. Une autre fagon de faire perdre å l’homme la haute
pensée qu’il a de lui-méme, est de le placer en face de conditions si différentes
et de proportions si étendues qu’il se rende compte de la relativité de sa propre
dimension.26 C’est ici que se fait sentir l’influence de l’æuvre de Swift sur
Micromégas.
L’importance des Voyages de Gulliv er pour Micromégas est si évidente
que personne n’a songé å étudier cette influence, ni å en fixer les points communs ou les différences qui existent entre les deux æuvres. Les Voyages de
Gulliver parurent pendant le séjour de Voltaire en Angleterre, et ses lettres
montrent qu’il comprit immédiatement la valeur de cette æuvre.27 Deux pas­
sages de Gulliver pris respectivement dans le ler et dans le 2nd voyage contiennent, pour ainsi dire, le germe de Micromégas:
Undoubtedly, philosophers are in right when they tell us, that nothing is great or little
otherwise than by comparison. It might have pleased fortune to have let the Lilliputians
find some nation, where the people were as diminutive with respect to them, as they were
to me. And who knows but that even this prodigious race of mortals might be equally overmatched in some distant part of the world, where of we have yet no discovery? (Gul. 11,1)
For as to what we heard you affirm, that there are other kingdoms and states in the
world, inhabited by human creatures as large as yourself, our philosophers are in much
doubt, and would rather conjecture that you dropped from the moon, or one of the stars.
(1,4).28
Voltaire a réalisé l’idée que Swift exprime ici, c.-å-d. que les géants de
Brobdignac peuvent probablement étre dépassés en dimensions, å coté des
pensées que les Lilliputiens ont de l’arrivée du géant Gulliver: qu’il est tombé
d’un astre quelconque.
Voltaire ne se contente pas, comme Swift, d’un seul voyageur, mais afin
d’engager les conversations, comme dans les nombreux contes poétiques ou
Jupiter et Mercure rendent visite å la terre, il crée deux géants, un énorme et
un moins grand, ce qui rappelle Gargantua et Pantagruel dans l’æuvre de
Rabelais. II ne se contente pas non plus, comme Swift,29 d’un géant qui est
douze fois plus grand qu’un homme, il lui donne huit lieues de haut - en ceci
il dépasse Gargantua. Le rapport des proportions entre les géants de Rabelais
et de Voltaire ressort du chapitre VIII, ou on lit sur Gargantua que «sa cein­
ture feut de troys cens aulnes et demye de cerge de soye» tandis que Voltaire
dit de Micromégas que «sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi
de tour». Je vous rappelle aussi le premier nom de Micromégas «Baron de
Gangan» qu’on pourrait peut-étre prendre pour pour un anagramme de grand
Leif N eder gua rd-H a nsen
432 å la deuxiéme puissance. Pour déterminer la taille de Micromégas, les hom­
mes qui, tout å fait comme les Lilliputiens, sont «most excellent Mathematicians», emploient aussi des méthodes géométriques tout comme le tailleur
de Laputa, quand il devait prendre les mesures de Gulliver (II1-2). Comme
une curiosité on peut citer que, de méme que Micromégas apergut d’abord
une baleine - dans la Baltique! - puis ensuite, le bateau qui se trouvait dans
le voisinage, on voit, sur trois des quatre cartes qui accompagnent l’édition
originale de Gulliver, une baleine non loin d'un bateau.
Par cette énorme différence de dimensions qui existe entre les hommes
et les habitants d’un monde de Sirius et de Saturne, Voltaire voulait amener
l’homme å une appréciation plus sobre de sa propre valeur, sans cependant
que Micromégas réusisse, par lå, å réveiller un sentiment d’infériorité dans
l’homme, parce que celui-ci est trop épris de sa propre importance. Un essai
dans ce genre est fait par Micromégas et le Saturnien qui ne découvrent, au
début, aucune trace de vie humaine sur la terre. L’excuse que Voltaire pré­
sente å ce sujet å son lecteur, prouve que, dans la construction méme de son
livre, il se trouvait d'accord avec les mots dans Gulliver que «undoubtedly
philosophers are in right when they teil us that nothing is great or little other­
wise than by comparison», quand il écrit:
Je ne prétends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les importants de faire ici une petite remarque avec m oi: c’est qu’en prenant la taille des hommes d’en
viron cinq pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure qu’en ferait sur une
boule de dix pieds de tour un animal qui aurait å peu prés la six cent milliéme partie d’un
pouce en hauteur. (Microm. chap. V).
L’étonnement des deux géants voyageurs en entendant ces petits animaux
«parler d’assez bon sens», correspond au récit de Gulliver sur les Brobdignaciens
qui étaient «much wondering to hear me pronounce articulate words», aprés
quoi ils étaient «convinced I must be a rational creature», et on dit du fermier
qui trouva Gulliver: «He spoke often to me, but the sound of his voice pierced
my ears like that of a water-mill», tout comme on dit du Sirien «qu’il craignit
que sa voix de tonnerre . . n’assourdit les mites sans en étre entendue». La
reine de Brobdignac était, tout comme le Saturnien dans Micromégas «surprised at so much wit and good sense in so diminutive an animal. She took me
in her own hand and carried me to the King . . . when he heard my voice and
found what I delivered to be regular and rational, he could not conceal his
astonishment.» (II-3). Comme Micromégas, le Roi de Brobdignac et les nobles
chevaux croient d’abord que de si «chétifs animaux» doivent vivre en paix,
et ils sont profondément émus en apprenant les guerres que les humains se font
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
et les malheurs qu’ils s’attirent entre eux, sans compter ceux dont la nature 433
les accable. Le rapport que Gulliver fait aux nobles chevaux sur «the usual
motives for war» les fait frémir autant que Micromégas frémit å la réponse
que lui donnent les hommes å sa question: «Quel pouvait étre le sujet de ses
horribles querelles?»:
II s’agit, dit le philosophe, de quelques tas de boue grands comme votre talon. Ce n’est
pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de
boue. II ne s’agit que de savoir s’il appartiendra å un certain homme qu’on nomme Sultan,
ou a un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César . . . D’ailleurs, ce n’est pas eux qu’il
faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le
temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes et qui ensuite en font remercier
Dieu solennellement. (Microin. VII, comparer Gulliver IV, 6 .)
On peut ici faire un rapprochement avec et Lucien et Bergerac:
Quand je portois mes regards vers le Péloponnese, & que je venois å découvrir le petit
canton de Cynurie, pour lequel tant d’Argiens & de Lacédémoniens se sont égorgés en un
méme jour, j’avois peine å concevoir qu’on eut répandu tant de sang pour un terrein qui
occupe å peine la place d’une lentille. (CEuvres de Lucien, traduction nouvelle par M. l’Abbé
Massieu. Paris 1781, tome I, p. 460).
Et, cependant, qu’ils font casser la téte å plus de quatre millions d’hommes qui valent
mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet å goguenarder sur les circonstances du massacre
de ces badaus; mais je me trompe de blamer ainsi la vaillance de vos braves sujets: il font
bien de mourrir pour leur patrie. L’ affaire est importante! Car il s’agit d’étre le vassal d’un
rois qui porte une fraise, ou de celui qui porte un rabat. (Bergerac: L ’autre Monde p. 168).
Notre Dieu qui nous a ordonné d’aimer nos ennemis et de souft’rir sans murmure, ne
veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos fréres, parce que des
meutriers vétus de rouge avec un bonnet haut de deux pied, enrolent des Citoiens en faisant
du bruit avec deux petits båtons sur une peau d’åne bien tendue, & lorsq’aprés des batailles
gagnées tout Londres brille d’illuminations, que le Ciel est enflamé de fusées, que l’air retentit
du bruit des actions de graces, des cloches, des orgues, des canons, nous gémissons en silence
sur ces meurtres qui causent la publique allegresse -. {Lettres philosophiques, no. I in fine).
La réaction de Micromégas et de son compagnon devant le récit de la
stupidité humaine, rappelle aussi celle du Roi de Brobdignac, aprés que
Gulliver lui a décrit la situation en Angleterre, ses disputes religieuses, ses
guerres:
He could not forbear taking me up in his right hand, and stroking me gently with the other,
after a hearty fit of laughing, asked me whether I was Whig or Tory. Then turning to his
first r 1'nister, he observed how contemptible a thing was human grandeur, which could be
mimicked by such diminutive insects as I . . . they love, they fight, they dispute, they cheat,
they betray . . . (11-3)
«He was perfectly astonished with the historical account I gave him of our affairs during
the last century, protesting it was only an heap of conspiracies, rebellions, murders, massacres,
revolutions, banishments . . . (III-6 ).
Mais, quoique Micromégas ait la méme conception des humains, il est
plus indulgent dans son point de vue humain. On lit, vers la fin de Micromégas:
Leif Nedergaard-Hansen
434 «H leur parla encore avec beaucoup de bonté, quoiqu’il fut un peu fåché
dans le fond du cæur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque
infiniment grand».30 Le roi de Brobdignac, au contraire, exprime son plus profond dégout de la vermine humaine:
But by what I have gathered from your own relation, and the answers I have with much
pains wringed and exhorted from you, 1 cannot but conclude the bulk of your natives to be
the most pernicious race of little odious vermin that nature ever suffered to crawl upon the
surface of the earth. ( 11-6 in fine).
Ces differences de conclusions entre Micromégas et Gulliver sont bien å
Fimage de leurs auteurs qui, malgré beaucoup de ressemblance, avaient une
fagon assez différente de juger Fhumanité. Voltaire pouvait, dans des moments
de pessimisme, et en considérant les mauvais instincts de Fhomme, étre du
méme avis qu’un des philosophes dans Micromégas «plus franc que les autres»
et dont on dit qu’il «avoua de bonne foi que, si on excepte un petit nombre
d’habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de
méchants et de malheureux» (chap. VII). Une opinion qui, presque, mais non
entiérement, correspond å celle que Samuel Butler a exprimée dans le poéme The
World et que Voltaire lut durant son séjour en Angleterre: «Divide the world
int equall Halfes, the one’s all Fooles, the other Knaves».
Généralement, l’humour compatissant de Voltaire prenait le dessus, et, s’il
ne le réconciliait pas avec les mauvais instincts et la misére de Fhumanité,
il savait en dégager les cotés ridicules. Voltaire comprenait, tout simplement,
que tout prétait å rire, une qualité que Swift avec son «sæva indignatio» ne
possédait pas. Une autre différence dans leur point de vue humain, venait
du fait que Voltaire était frangais comme Rabelais, et plus indulgent aux faiblesses de Fhumanité que Swift, qui ne parvint jamais å pardonner å Fhomme
son matérialisme. Chez Voltaire, le point de vue humain est dominé par la
pitié de la misére humaine, l’innée aussi bien que la méritée. II pouvait frémir
d’horreur quand, il pensait aux manifestations de méchanceté et d’intolérance
humaine comme la Saint Barthélemy, les autodafés de Flnquisition et les guerres
sanglantes. Mais il ne ha'issait pas Fhomme en soi, comme espéce d’animal,
de la méme facon que Swift Fa exprimé dans son inoubliable Yahoos et, plus
directement, dans la lettre capitale écrite le 29 septembre 1725, å Pope, ou il
nous donne lui-méme la quintessence de son point de vue humain et nous explique son but par les mots:
The chief end I propose to myself in all my labours is to vex the world rather than divert
it, and if I could compass that design without hurting my own person or fortune, I would be
the most indefatigable writer you have ever seen , . . I have ever hated all nations, professions,
and communities, and all my love is towards individuals; for instance I hate the tribe of law-
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
yers, but I love Counsellcr Such-a-one and Judge Such-a-one; so with physicians - 1 will
not speak of my own trade —soldiers, English, Scotsh, French, and the rest. But piincipally
I hate and detest that animal called man, although 1 heartly love John, Peter, Thomas and
so forth. This is the system upon which I have governed myself many years, but do not teil,
and so I shall go on till I have done with them. I have got materials towards a treatise proving
the falsity of that definition animal rationale, and to show it should be only rationis capax.
Upon this great foundation of misanthropy, though not in Timon’s manner, the whole
buildings of my “Travels” is erected: and I never will have peace of mind, till all honest
men are of my opinion.
435
- Si Swift avait du, comme Babouc, rendre compte aux puissances célestes
de la situation sur la terre, on ne peut douter que ces rapports eussent été plus
sévéres que ceux de Babouc; et si ces mémes puissances avaient, malgré
tout (comme chez Jules Romains) accordé leur «Gråce encore pour la terre»,
il s’en serait certainement plaint «comme Jonas qui se fåcha de ce qu on ne
détruisait Ninive».
Lyngby, septembre 1947.
NOTES
1. Ainsi Beuchot: «cet ouvrage est perdu», et Van Tieghem: «ce premier conte que Voltaire
n’a pas publié et que nous n’avons pas conservé» (Contes et Romans de Voltaire (1930)
I, VIII).
2. Voir chez Moland les lettres nos 1167 & 1178.
3. Micromégas, chap. IV.; cf. Diderot: Oeuvres I, 189.
4. Voir son ep itre A Monsieur le C omte Algarotti, du 15 oct. 1735 (Edition de Moland X, 296).
5. L’expression frappante «l’univers surpris» me semble avoir une certaine ressemblance
avec une phrase pareille de Fontenelle, que Voltaire emploie dans le passage ou le Satur­
nien considérant les hommes sur le bateau s’écrie: «j’ai pris la nature sur le fait», expression qu’on donne en note dans l’édition de Kehl comme: «expression heureuse et plaisante de Fontenelle, en rendant compte de quelques observations d’histoire naturelle».
Cf. Diderot: «Plusieurs fois, dans le dessin d’examiner ce qui se passait dans ma tete,
et de prendre mon esprit sur le fait, je me suis jeté dans la meditation la plus profonde . .»
CEuvres I, 402).
6. Dans sa réfutation de cette Harmonie leibnitzienne, Voltaire emploie lexpression.
«Autant valait placer mon åme dans Saturne que dans mon corps».
7. Voltaire commence tres tot, en méme temps qu’il se sert de sources étrangéres, å s’appuyer
sur ses propres oeuvres plus spécialisées, ce qui ne nous étonne pas, car Voltaire n écrivait
pas ses romans uniquement pour distraire, mais aussi bien pour discuter et propager
d’une fa^on intéressante les idées qui le possédaient.
8. Le 14 mai 1738 Voltaire écrit avec fierté que Maupertuis a apprécié ses Elemens de
Newton; en 1752 Voltaire ne loua plus Maupertuis, mais écrivit sa Diatribe du Docteur
Akakia. Dans les Archives de l’Etat å Copenhague, on trouve les copies des lettres échangées en 1752 entre les deux ennemis; Maupertuis écrit: «Je vous declare, que ma santé
est assez bonne pour vous venir trouver partout, ou vous serez, pour tirer de vous la
vengeance la plus complette. Rendez grace au respect et å l’obeissance, qui ont jusqu ici
retenu mon bras. Trembléz. M. » - Voltaire répond: « - Vous me menacez de venir
Leif Nedergaard-Hansen
436
m’assassiner, si je publie la Lettre de la Beaumelle. - Vous voulez peut-etre me disséquer;
mais songez que je ne suis pas un Géant des terres australes, et que mon cerveau est si
petit, que la decouverte de ses fibres ne vous donnera aucune nouvelle notion de l’ame. .»
& c. La lettre å M. du lOaout 1741 contient peut-étre une allusion å Micromégas.
9. Dans le Siécle de Louis XIV , chap. XXXIf, il dit: «Ce qui pourrait empecher cet ouvrage
ingénieux d’étre mis par la posterité au rang de nos livres classiques, c’est qu’il est fondé
en partie sur la chimére des tourbillons de Descartes.» Son jugement definitif du livre
de Fontenelle date de 1769: «Et si vous faites grace aux tourbillons de Descartes, qui
soi malheureusement la base de la Pluralité des mondes, si vous otez quelques plaisanteries déplacées, a-t-on jamais traité la philosophie avec plus de netteté et d’agrément
que dans ce meme livre de la Pluralité des mondes, production du siécle de Louis XIV
dans un gout absolument nouveau ?»
10. Aucun doute n’autorise å supposer que Micromégas ait été écrit avant 1740, car Fonte­
nelle quitta cette année-lå sa charge de Secrétaire d’Académie, et c’est dans ce poste de
confiance qu’on le représente dans Micromégas. En 1752 Fontenelle avait 92 ans, et
méme un Voltaire n’aurait pas ridiculisé un homme de cet age. Mais il peut trés bien se
faire, que Fontenelle ait publié son Traité de Tourbillons cette année-lå, et que Voltaire
en ait été si irrité que, sans hésitation, il ait fait paraitre son ancienne plaisanterie Le
Baron de Gangan qui contient une caricature du Fontenelle d’avant 1740.
11. «Descartes, tout absurdes que soient ses résultats, a singuliérement grandi», dit M. van
Tieghem dans son introduction aux romans de Voltaire: «Nous en voulons un peu å
Voltaire non d'avoir cherché le vrai, mais d’avoir cru qu’un Locke ou un Clarke s'en
rapprochaient sensiblement plus qu'un Descartes, un Lucréce ou un Platon». Ce reproche
ne me parait pas juste. On ne peut done pas en vouloir å Voltaire, placé devant les nombreuses idées erronées de Descartes: son hypothése de tourbillons, son traité d’idées préconpues et d animaux machines, etc., de n’avoir que du mépris pour lui et les autres faiseurs
de systémes métaphysiques. Ce mépris méfiant apparait peut-étre plus clairement dans
1 introduction de son traité des Singularités de la Nature: «Souvenons-nous que les
tourbillons de Descartes se sont évanouis; qu’il ne reste rien de ses trois élémens, presque
rien de sa description de l’homme, que deux de ses lois du mouvement sont fausses,
que son systéme sur la lumiére est erroné, que ses idées innées sont rejetées, etc.
etc. etc.»
12. N ous sommes ici en pleine époque des querelles les plus importantes entre les savants.
Les génies étaient å ce moment divisés en deux camps - les partisans de Newton et
ceux de Descartes. Ces derniers étaient les plus nombreux et le plus petit nombre des
esprits étaient du bon coté. Ainsi Voltaire, tandis que Holberg, qui était mal documenté
sur les sciences naturelles, aprés avoir vacillé quelque temps se décida pour le parti qui
devait succomber, malgré qu’il semble le plus simple å ce moment:
«Inter principia Cartesiana & Newtoniana dubius neutri sectæ nomen dedi. Vortices
tamen Cartesii ex animo delere nequeo: nam facilis adeo ac sensibus pervia est ista de
vorticibus hypothesis, ut pueri ac aniculæ agnoscant talem rotationis Solaris necessarium
effectum. Contra rudesac indocti attractionem Newtonii tanquam magicam aliquam
virtutem intuentur, & ægre capere possunt, qui Sol tot ignea flumina ejaculans Planetas
simul attrahere qveat, cum flare simul ac sorbere contra naturam sit, & implicit. Igitur,
cum probabilior ac captu longe facilior sit hypothesi Cartesii, cumque motum circularem
Planetarum causis verisimilioribus adscribere neqveamus, huic hypothesi judico adhærendum, & si qva phænomena occurrant, quæ eandem destruere videntur, uti motus ellipticus
Cometarum & id genus alia, ad alias causas occultas aut qvalitates grasdam Cométis
peculiares eadem esse referenda. Plura de his loqvi supersedeo, cum in ista materia
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
competens judex non sim.» (Ludocivi Holbergii ad virum perillustrem Epistola tertia 437
(1743) p. 31).
Diderot a, dans Les bijoux indiscrets esquissé la situation, dans sa description de 1 Acadérnie des Sciences de Banza: «Elle était alors divisée en deux fractions, l’une composée
des vorticoses, et l’autre des attractionnaires. Olibri [Descartes], habile geométre et
grand physicien, fonda la secte des vorticoses. Circino [Newton], habile physicien et
grand géométre, fut le premier attractionnaire. Olibri et Circino se proposérent 1 un et
l’autre d’expliquer la nature. Les principes d’Olibri ont au premier coup d’oeil une
simplicité qui séduit: ils satisfont en gros aux principaux phenoménes; mais ils se dementent dans les détails. - Les tourbillons d’Olibri sont å la portée de tous les esprits . . .»
(Oeuvres compl. IV, 162). Montesquieu n’est pas juste quand il écrit.
«I1 me semble que Voltaire croit l’attraction parce que c’est une chose extraordinaire,
comme on croit les miracles. Dans son livre, il ne s’attache qu å nous en faire voir les
prodiges. On voit qu’il veut vendre son orviétan» (Cahiers p. 90).
13. Dans ses Éclaircissernents nécessaires sur Les Elements de la Philosophie de Newton,
donnéspar M. de Voltaire le 20. Mai 1738, il dit: « . . j’aurais voulu seulement une figure,
et je n’aurais point dit avec lui qu’il y a des matiéres animées dans les cométes, comme
M. Huijgens a prouvé qu’il y en a dans les planétes: car je ne vois pas que M. Huijgens
ait donné plus de preuves de cette imagination riante et sensée que n’en ont donné le
Cardinal Cusa, Kepler, Brunus, et tant d’autres, et surtout M. de Fontenelle. Autre
chose est rendre une opinion vraisemblable, autre chose est la prouver. N ous pouvons
soup<;onner que des planétes semblables å la notre, sont peuplées d’animaux; mais nous
n’avons pas sur cela d’autre degré de probabilité, exactement parlant, qu en aurait un
homme qui aurait des puces, et qui conclurait que tous ceux qu’il voit passer dans la rue
ont des puces aussi bien que lu i: il se peut trés-bien faire que ces passants aient des puces,
mais il n’est point du tout prouvé qu’ils en aient» (op. cit. § 9, Edition de Moland tome
XXII, p. 274 et suiv.). Aussi dans d’autres romans de Voltaire trouve-t-on l’idée de plura­
lisme. Dans Zadig ou la Destinée l’ange enseigne Zadig que 1 Étre Supréme «a créé
des millions de Mondes, dont aucun ne peut ressembler å l'autre» (Chap. XVIII).
Dans Memnon ou la Sagesse humaine (1750?): «Dans les cent mille millions de mondes
qui sont dispersés dans l’étendue, tout se suit par degrés». Comme prisonnier å la Bastille VIngenue et le vieux jansénisté «lurent ensemble les élémens de l’astronomie . . ce
grand spectacle le ravissait. —Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses, des
millions de soleils éclairent des milliards de mondes . .» (chap. XI).
Quant å la Voie lactée il semble que Voltaire soit d’accord avec Fontenelle; dans la
Cinquiéme Soirée de ses Entretiens Fontenelle explique ainsi la Voie lactée: «Vous voyez
cette blancheur qu’on appelle la voie de lait. Vous figureriez-vous bien ce que cest?
Une infinité de petites étoiles invisibles aux yeux å cause de leur petitesse; et semées si
pres les unesdes autres, qu’elles paraissent former une lueur continue. »Dans lechapitre I
Micromégas parcourt «la voie lactée»et ne voit que «les étoiles dont elle est semée».
14. Dans le Voyage autour du Monde par Bougainville, j’ai trouvé le témoinage suivant de
la popularité de l’idée de Pluralisme: «I1 [c.å.d. un habitant de Tahiti nommé Aotourou]
nous avoit nommé la veille en sa langue, sans hésiter, la plupart des étoiles brillantes que
nous lui montrions; nous avons eu depuis la certitude qu’il connoit parfaitement les
phases de la lune & les divers prognostices qui avertissent souvent en mer des change­
ments qu’on doit avoir dans le tems. Une de leurs opinions, qu’il nous a clairement
énoncé, c’est qu’ils croient positivement que le soleil & la lune sont habités. Quel Fonte­
nene leur a enseigné la pluralité des m ondes?» (Bougainville: Voyage autour du Monde,
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Neufchatel 1772, tome II, p. 76). Voir aussi par ex. Matthew Prior: Solomon on the
Vanity o f the World. I. book.
15. Cf. Sterne: «I fear the reader, if he is . . . mercurial, he will laugh most heartily at it;
and if he is o f a grave and saturnine cast, he will, at first sight, absolutely condemn as
fanciful and extravagant. .» & c (The Life and Opinions o f Tristram Shandv Book I
ch. XIX).
16. Entre les autres moyens de locomotion, dont Micromégas fait usage pendant son
voyage éducatif entre les planétes, on cite le rayon de soleil qu’il empruntait parfois
pour avancer plus rapidement, tout comme l'ange de Milton par exemple dans «Paradise Lost» livre IV vers 589-92: «-U riel to his charge/returned on that bright beam,
whose point now raisd/bore him slope downward to the Sun now fall’n/beneath th’Azores.»
17. La position prise par Swift devant ces problémes fut moins heureuse. Son grand dédain
pour tout ce qui touchait les sciences naturelles et particuliérement l’usage qu’en faisaient
les mathématiciens, condamnait les hypothéses de Descartes et de Newton comme caprices
de la mode. Cela parait, dans le huitiéme chapitre du troisiéme voyage de Gulliver, ou
Swift fait dire å l’évocation d’Aristote, non seulement que «the vortices o f Descartes»
sont surannés, mais que: «he predicted the same fate to attraction, whereof the present
learned are such zealous asserters». Scott voit aussi une légére attaque contre Newton
dans le fait que le tailleur de Laputa, malgré ses mesures géométriques si bien prises,
n’arrive pas å bien faire tomber le costume, parce que un de ses calculs a été altéré
par une faute d’impression. Mais cette position vis å vis de l’utilité des mathématiques
et de l’expérience, de méme que des tenaces faiseurs de projets en l’air de l’Académie de
Lugado et de leurs prétendues découvertes, par exemple celles des lunes de Mars, doit étre
pris ironiquement: «They spend the greatest part o f their lives in observing the celestial
bodies, which they do by the assistance o f glasses far excelling ours in goodness. This advantage hath enabled them to extend their discoveries much further than our
astronomers in Europe; for they have made a catalogue o f ten thousand fixed stars,
whereas the largest o f ours do not contain above one third part o f that number. They
have likewise discovered two lesser stars, or satellites, which revolve about Mars
(III, 3).»
II faut ici se souvenir de ce qu’en dit Lucien: dans learo-Ménippe ou Ménippe ailé, la lune
se plaint: «Je ne puis plus tenir å toutes les sottises que tes chers Philosophes débitent
lå-bas sur mon compte» (CEuvres de Lucien I, 480).
18. Cf. dans Icaro-Ménippe ou Ménippe ailé ou Jupiter se plaint des philosophes terrestes:
«Partagés en differentes sectes opposées, réfugiés dans les détours inipénetrables d’un
labyrinthe de raisonnemens obscurs & de systémes contradictoires, ils se donnent une
infinité de noms, plus ridicules les uns que les autres: Stolciens . . . Péripatéticiens. - Ces
vils charlatans affichent cependant le plus souverain mépris pour le reste des honimes»
(CEuvres de Lucien (1781) I, 480).
19. Parmi eux on trouve le vieuxpéripatéticien qui «dit tout haut avec confiance: «L'åme est une
entéléchie et une raison par qui elle a puissance d’étre ce qu’elle est. C’est ce que déclare
expressément Aristote, page 633 de l’édition du Louvre». II cita le passage». Cette scéne
rappelle ce que, dans son poéme sur le probléme de l’åme: Alma, or the Progress of the
Mind in three Cantos, Matthew Prior dit de l’abus que font de sa philosophie les commentateurs d’Aristote, une race que Swift aussi poursuit dans le troisiéme voyage de Gul­
liver. The commentators on old Ari-/stotle (‘tis urg’d) in judgment vary:/They to their
own conceits have brought/the image o f his general thought . . .
Nous savons d autre part que Voltaire a connu ce poéme, car dans ses Lettres phil. il
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
dit avec raison de ce poéme, qu’il n’est pas sans esprit: «Peut-étre cet ouvrage est-il trod
long: toute plaisanterie doit étre courte, & méme le sérieux devrait bien étre court aussi»,
une régle sage que Voltaire suivait toujours.
Le différend sur l’interprétation de la notion «Entéléchie» était d’ailleurs une des plus
anciennes des querelles et c’est pourquoi elle joue aussi, comme on s’en souvient, un
role dans une oeuvre aussi moyenågeuse que celle de Rabelais. Dans le Livre V, chapitre
XIX, les géants voyageurs arrivent dans le «Royaulme de la Quinte Essance», ou la reine
porte le nom d’Entéléchie, et on les regoit avec la question: «Dites vous Entelechie ou
Endelechie?»
N ous voyons aussi comment, dans une de ses premiéres théses: Meditationes de Cognitate, Veritate et Ideis (1684) ou il fait la distinction entre les notions claires et obscures,
Leibniz présente justement Entéléchie comme exemple de cette derniére: «Obscura
est notio, quæ non sufficit ad rem repraesentatam agnoscendam - vel si considerem
aliquem terminum in scholis parum explicatum, ut Entelechiam Aristotelis, aut causam
prout communis est materiae, formae, effecienti et fini aliaque ejusmodi, de quibus nul­
lam certam definitionem habemus: unde propositio quoque obscura fit, quam notio talis
ingreditur». (Die phil. Schriften von Leibnitz, herausgeg. v. Gerhardt. Berl. 1880, Band
IV p. 423). Comme il ressort du paragraphe 18 de la Monadologie (1714), Leibniz se sert
plus tard de la désignation entéléchie quand il parle de ses monades ce qui éveille chez
Voltaire un plus grand intérét pour l’idée quand, par exemple dans le chapitre IX de la
premiére partie des Elemens de de Newton, il traite de la théorie de Leibniz sur les M o­
nades.
On peut s’étonner au XVIIIe siecle que dans une oeuvre comme celle de Voltaire, l’auteur prenne la peine de ridiculiser Tautorité d'Aristote, chose qui parait inutile, mais il
n en est rien. Malgré que, dans un ouvrage comme Le voyage å la Lune de Bergerac, on
trouve l’objection: «Aristote . . . accommodait des principes å sa philosophie, au lieu
d’accomoder sa philosophie aux principes», les adversaires de ce systéme ne partagaient
naturellement pas cette objection contre sa philosophie déductive. Le polymathe grec
demeure toujours, pour Swift, l’autorité décisive, ce dont on peut juger par son appari­
tion dans le troisiéme voyage de Gulliver et dans une note de Scriblerus au vers 193 de
The Dunciad, livre IV : «The Philosophy o f Aristotle hath suffered a long disgrace in this
learned University: being first expelled by the Cartesian, which, in its turn, gave place
to the Newtonian. But it had all this while some faithful followers in secret, who never
bowed the knee to Baal, nor acknowledged any strange God in Philosophy»!
20. On trouve aussi chez Fontenelle le systéme de Copernic employé pour combattre l’orgueil
humain: «Je lui [c-å-d: Copernic] sais bon gré . . . d’avoir rabattu la vanité des hommes,
qui s’étaient mis å la plus belle place de l’univers, et j’ai du plaisir å voir présentement la
terre dans la foule des planétes» ( ler Soir).
«Notre folie . . . est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée a nos
usages: et quand on demande a nos philosophes å quoi sert ce nombre prodigieux d’étoiles fixes . . . ils vous répondent froidement qu’elles servent å leur réjouir la vue» (ib.,
comparez Chr. Wolff: «VernUnftige Gedanken von den Absichten der natiirlichen
Dinge» 1726!).
21. En esprit de circonspection, Bergerac ne cite pas la grande difficulté qui empéchait
l’idée du monde, de Copernic, de se répandre: l’Eglise, et particuliérement, le protestan­
tisme, å qui Luther avait déja donné le ton, par sa réprobation bien connue de Copernic:
«Der Narr will die ganze Kunst Astronomiæ umkehren. Ich glaube der heilige Schrift,
denn Josua liess die Sonne stillstehen, nicht die Erde». L’argument: «nam Josua jussit
solem stare, non terram» était si convainquant que la nouvelle image du monde mit
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plusieurs siécles å étre reconnue. On établirait par exemple une paralléle entre l’oeuvre
de Bergerac et le Parodise Lost ou Milton parle d’une conception du monde, qui, dans
un sens, est aussi moyenågeuse que celle de Dante. Dans son Apologie de l'Abbé Prades
(1752), Diderot s’écrie: «Quoi done! parce que Josué aura dit au soleil de s’arréter,
il faudra nier, sous peine d’anathéme, que la terre sem eut?» (Oeuvres compl. I,p.457). Bergerac dit aussi, avec une ironie toute voltairienne, au sujet de la découverte de l’Arnérique: «Cela n’est pas si déraisonnable que saint Augustin n’y eut applaudi, si la découverte de ce pays éut été faite de son åge; puisque ce grand personnage, dont le génie
était éclairé du Saint-Esprit, assure que de son temps la terre était plate comme un
four, et qu’elle nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée» (p. 120).
Dans ses Entretiens sur la Pluralisme, Fontenelle dit: «Peut-étre méme y a t-il effectivement un grand nombre de sens naturels; mais, dans le partage que nous avons fait avec
les habitants des autres planetes, il ne nous en est échu que cinq, dont nous nous contentons, faute d’en connaitre d’autres» (op. cit. Troisiéme Soir). Voir aussi Diderot dans le
Réve d’Alembert (1769): «Pourquoi suis-je tel? c’est qu’il a fallu que je fusse tel . . Ici,
oui, mais ailleurs? au pole? mais sous la ligne? mais dans Saturne? . . . Si une distance
de quelque mille lieues change mon espéce, que ne fera point l’intervalle de quelques
milliers de diametres terrestres? . . . - Qui sait ce qu'est l’étre pensant et sentant en Sa­
turne? . . . Mais y a-t-il en Saturne du sentiment et de la pensée? . . . pourquoi non? . . .
L’étre sentant et pensant en Saturne aurait-il plus de sens que je n’en ai? . . . Si cela est,
ah! qu’il est malheureux le Saturnien! . . . Plus de sens, plus de besoins» (Oeuvres
complétes II, p. 137).
C’est peut-étre la description comique que Bergerac fait dans les pages 189 et suivantes
des éléphants, dans son Voyage å la Lune, qui a inspiré å Samuel Butler son poéme
satirique The Elephant in the Moon, qui existe en deux versions comme «a satyre in short
and in long verse» qu’on doit dater de 1676. Celui qui fit, qu’au XVIIIe siécle, on reprit
ce genre fantastique que Lucian avait déja parodié dans son «Icaromenippus» et son
«Histoire Véritable», n’est personne autre que l’astronome Kepler, de qui on édita aprés
sa mort, son réve de la lune, fantastique et géographique, intitulé Somnium sive Astrono­
mia Lunaris et auquel Butler fait allusion dans le passage hargneux de sa satire: ». . the
German Kepler/ had found out a Discovery to people her,/ and stock her Country
with Inhabitants/ o f military men and Elephants./ For the Ancients only took her for a
Piece/ o f red-hot Iron, as big as Peloponese».
Pour illustrer l’idée de l’homme qui ne peut connaitre ce que l’avenir lui réserve, Voltaire
se sert aussi dans son décisif chapitre XX de Zadig d'un livre qu’un simple mortel ne
peut déchiffrer, une invention qui a peut-étre son origine chez Leibniz:
«Zadig lui demanda quel livre il lisait. «C’est le livre des destinées», dit l’ermite; «voulezvous en lire quelque ch ose?» II mit le livre dans les mains de Zadig, qui, tout instruit
qu’il était dans plusieurs langues, ne put déchiffrer un seul caractére du livre», cf. § 415
dans les Essais de Théodicée, ou Leibniz dit: «I1 y avoit un grand volume d'ecritures
dans cet appartement; Theodore ne put s’empécher de demander ce que cela vouloit
dire. C’est l’Histoire de ce monde ou nous sommes en visite, lyi dit la Déesse: c’est le
livre de ses destinées.» ( Die phil. Schriften v. Leibniz. Berl. 1885, VI, 363).
Outre son désir d’inculquer å l’homme (tout comme Swift) son point de vue de relativité
pour fouetter ainsi son orgueil de méme fa^on que Montaigne, l’idée de Voltaire dans
son court roman est de prouver avec quelle unanimité la science peut s’exprimer sur
des questions aussi exactes que la distance de la terre å la lune, la pesanteur de l’air, etc.
en regard des divergences et de l’insécurité qui régnait sur les problémes de la nature de
l’ame et des questions métaphysiques. II veut par lå donner å son époque une le<;on sur la
Quelques contributions å la compréhension de «Micromégas» de Voltaire
difference decisive qui existe entre la vérité absolue des faits de la science exacte et
l’impossibilité ou l’on est d’avoir la méme certitude en ce qui regarde les problémes
métaphysiques. On peut dire que la distinction qui existe entre la solution des problémes
des sciences exactes et des problémes métaphysiques est de nos jours la méme. De méme
l’application dans le roman des sciences naturelles, en général exactes. On ne comprend
done pas tres bien que M. van Tieghem, dans son édition des romans de Voltaire (1930)
dise dans son introduction de Micromégas, p. XVIII: «Le roman qui doit nous montrer
les conditions de la vraie science a plus vieilli que les autres». II est évident que «la science
a fait d’incontestables progrés», mais l’usage amusant que Voltaire en fait dans Micro­
mégas ne semble pas l’avoir atteinte, et c’est done une question de savoir si la majorité
des hommes est tellement «plus familiarisé avec l’immensité des nombres de la matiére».
Les considérations pédantes de M. van Tieghem ne me semblent pas trés justes. L’hisloire de la littérature nous montre aussi que les romans naturalistes vieillissent plus
vite que les romans romanesques. Paul Valéry déclare avec justesse quelque part: «Mais
quelle plus longue durée que celle des æuvres fantastiques?» II y a plus de 200 ans que
Micromégas fut écrit et plus de 200 ans qu’il parut. et il nous semble aujourd’hui encore
moins vieilli que bien des romans qui parurent hier. Le conte de Voltaire était plus
apprécié par Littré: «Entre les notions absolues et les notions relatives, ce qui est décisif,
c’est la démonstration toujours impossible dans les premiéres, å coté de la demonstra­
tion toujours présente dans les autres. Ce caractére, respectivement propre aux notions
positives et aux notions absolues, a été saisi et signalé par Voltaire dans son admirable conte de Micromegas» (Edition de Moland I, XIV).
«Was wir Objektivitåt, was wir Wahrheit oder Notwendigkeit nennen: das hat demgemåss keine absolute, sondern eine lediglich relative Bedeutung. - Die Philosophie
der Aufklårung wird nicht miide, diese Relativitåt einzuschårfen. Hier ist ein Motiv
angeschlagen, das nicht nur in der wissenschaflichen Betrachtung immer wieder durchdringt, sondern das auch zu einem Lieblingsthema der allgemeinen Literatur wird.
Swift hatte in »Gullivers Reisen« dieses Thema mit hochster satirischer Kraft und mit
schårfster gedanklicher Prågnanz behandelt - und von hier wirkt es auf die franzosische
Literatur weiter, in der es insbesondere durch Voltaires »Micromégas« seine Darstellung
findet» (E. Cassirer: Die Philosophie der Aufklårung 1932 p. 153 et suiv.).
Dans son Versuch iiber die Dichtungen 1796, Goethe écrit: »Auch unter den Allegorien,
wie unter den wunderbaren Dichtungen, finden wir Werke, die philosophischen Ideen
scherzhaft vortragen wollen, so ist das Mårchen von der Tonne, Gulliver, Micromégas,
u. s. w. Ich konnte von dieser Gattung wiederholen, was ich von den andern gesagt
habe: wenn man Lachen erregt, so ist der Zweck erfiillt; aber doch gibt es einen hohern
Zweck in dieser Art von Schriften, man will eine philosophischen Gegenstand anschaulich
machen, und es geschieht nur unvollkommen. Wenn die Allegorie an sich selbst unterhaltend ist, so merken die Menschen auf die Fabel als auf das Resultat, und Gulliver hat
mehr als Mårchen gereizt, als seine Resultate unterrichtet und moralisch gebessert haben.
Die Allegorie wandelt immer zwischen zwei Klippen.
Ist ihr Zweck zu deutlich ausgesprochen, so wird er låstig; ist er verborgen, so vergisst
man ihm; versucht man die Aufmerksamkeit zu theilen, so kommt man in Gefahr gar
keine zu erregen» (Weimar-Ausgabe, Band XL, p. 220).
26. Dans la troisiéme Soirée, Fontenelle donne une legon de relativité å sa marquise: «11 y a
autant d’espéces d’animaux invisibles que de visibles. Nous voyons depuis l’éléphant
jusqu’au ciron, lå finit notre vue; mais au ciron commence une multitude infinie d'animaux, dont il est l’éléphant, et que nos yeux ne sauraient apercevoir sans secours. .»
Dans chapitre VI de Micromégas un des philosophes de l’équipage dit å Micromégas
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«qu’il est en effet des etres intelligents beaucoup plus petits que 1’homnie. II lui conta,
non pas tout ce queVirgile a dit de fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a
découvert, et ce que Réamur a disséqué. II lui apprit enfin qu’il y a des animaux, qui sont
pour les abeilles ce que les abeilles sont pour l’homme, ce que le Sirien lui-méme était
pour ces animaux si vastes dont il parlait, et ce que ces grands animaux sont pour d’autrcs
substances devant lesquelles ils ne paraissent que comme des atomes».
Vu que déjå dans une lettre å Thériot du 2 fevr. 1727, Voltaire citait les Voyages
de Gulliver, il est assez décevant que ce chef-d’oeuvre de Swift ne soit pas mentionné
dans l’édition des Lettres philosophiques (1734); c’est difficile de donner une explication au silence dont il fait preuve envers Gulliver quand il cite Swift, mais il est vraisemblable que c’étaient les deux premiers voyages parus en 1726 qui avaient surtout
enthousiasmé Voltaire, tandis que les deux suivants, imbus de satire contre les savants qui
s’occupaient de sciences naturelles (y compris Newton) dans le voyage å Laputa, et contre
le genre humain, dans le quatriéme voyage, étaient d’un tel caractére que Voltaire dut
s’en écarter, pour ne pas affaiblir la tendance de son livre, qui était une mise en relief
assez exclusive de Ja situation anglaise et des auteurs anglais, contre les coutumes et la
situation en France. S’il veut maintenir cette tendance il ne peut guére se servir des
Voyages de Gulliver qui contiennent une satire si cruelle des institutions et de la société
anglaises. On se souvient de la remarque du Roi de Brobdignac: «I observe among you
some lines o f an institution, which, in its original, might have been tolerable, but these
half erased and the rest wholly blurred and blotted by corruptions» (Gull. II, 6).
Dans Les Bijoux indiscrets de Diderot (chap. XIX), j’ai trouvé le passage suivant «A
peine eus-je fait quelques tours dans la grande allée de leur jardin public, que je devins le
sujet de l’entretien et l’objet de la curiosité. C’est un tombé de la lune, disait l’un; vous
vous trompez, disait l’autre, il vient de Saturne. Je le crois habitant de Mercure, disait un
troisiéme» (Oeuvres complétes de Diderot, IV p. 202).
Micromégas se distingue d’ailleurs de plus d’une fa?on, des Voyages de Gulliver et de ses
importants devanciers (Lucian, Bergerac) et de ses successeurs (Holberg, Butler, Huxley)
en ce que Voltaire, en l’encontre de ceux-ci, fait visiter les hommes par les habitants des
autres planétes, tandis que le caractéristique des autres récits de voyages fantastiques,
est de faire visiter les pays étrangers ou les planétes å un homme ordinaire. C’est
pourquoi le conte de Voltaire donne davantage l’impression de la réalité, la description
de la vie des mondes inconnus, qu’il est difficile de rendre plausible, passe au deuxiéme
plan, le principal objet étant la satire de notre propre monde, tel qu’il doit paraitre aux
yeux d’un touriste étranger, avec toutes ses cruautés et ses absurdités. Cette le^on sur la
relativité de toutes choses, que c’est l’intention de Voltaire, tout comme celle de Swift, de
donner, ressort tout aussi bien de cette fa?on. Plus Micromégas s’approche de la vérité,
plus il nous touche d’une fa?on plus forte que s’il avait employé la forme de Lucian,
de Morus, de Bergerac, de Swift. II faut dire aussi que Voltaire n’avait pas, comme Pla­
ton, un penchant å construire un systéme défini d’une constitution d’Etat. C’est pour­
quoi il évite l’élément utopique du genre, qui ressort si nettement des imitateurs les plus
connus de Swift comme Holberg: Voyages dans le monde souterrain (1741), Samuel
Butler le jeune: Erewhon (1880) ou le satirique roman d’avenir d’Aldous Huxley Brave
New World.
Micromégas est encore plus indulgent que Jupiter, dans YHistoire veritable de Lucien,
qui dit: «Je les reduirai tous en poudre, avec toute leur Dialectique. Mais il faut remettre
leur chatiment å un autre temps» (CEuvres de Lucien I, 485).
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