FACTORISATIONS POLYNOMIALES ÉLÉMENTAIRES
CHRISTIAN AEBI
C’est en donnant un cours privé de math à une élève terminant sa scolarité obligatoire,
que mon regard a croisé l’exercice de factorisation du polynôme x16 16 dans Z[x]. En
feuilletant les anciens manuels de math [1] j’ai découvert qu’il figurait à l’exercice 202
du chapitre II, où l’on trouve également 4x4+ 16y4à l’ex. 217 qui est du même type.
Etonnement, le corrigé manuscrit et complet de l’ouvrage indique comme factorisations
respectivement, (x8+4)(4+x8)et 4(x4+4y4), chacune étant très incomplète. L’intention
de cette note est d’offrir à la fois un éclairage historique et quelques outils théoriques pour
la factorisation de polynômes que l’on peut rencontrer au collège et au gymnase.
Un peu d’histoire
Les erreurs commises ci-dessus ne sont pas totalement anodines, puisque même Leibniz
[1646-1716] dans Specimem novum Analyseos pro Scientia infiniti circa Summas et Qua-
draturas (Acta Eruditorum de Leipzig 1702) prétendait que x4+a4ne peut être décomposé
en un produit de polynômes à coefficients réels car,
x4+a4= (x2+a21)(x2a21)
= (x+aq1)(xaq1)(x+aq1)(xaq1)
et qu’aucune combinaison de ces quatre facteurs permet d’obtenir un produit de deux
polynômes à coefficients réels. Erratum !
Quelques temps après dans les Acta Eruditorum de 1719, Nicolas Bernoulli [1687-1759]
lui suggère d’additionner et de soustraire 2a2x2:
x4+a4= (x4+ 2x2a2+a4)2x2a2= (x2+a2)2(2xa)2
= (x22xa +a2)(x2+2xa +a2)
Cependant, il est à relever que vers 1676, Isaac Newton avait déjà obtenu de tels résul-
tats et même bien davantage [7]
Une autre référence historique touchant à ce sujet figure dans l’échange épistolaire entre
L. Euler [1707-1783] et C. Goldbach [1690-1764] où ce dernier observe que numerus 4x4+1
in unico casu est primus, si x= 1.1La réponse d’Euler, lettre n054 d’août 1742 [5], ne
se fait pas attendre :
1. Un nombre de la forme 4x4+ 1 est premier que si x= 1
1
2 CHRISTIAN AEBI
Daß 4x4+ 1 niemals ein numerus primus sein könne, außer dem casu wenn x= 1, ist
kein Wunder, weilen diese Formula generaliter in duos factores resolviert werden kann,
denn es ist 4x4+ 1 = (2xx + 2x+ 1)(2xx 2x+ 1) 2
Euler affectionne particulièrement cet exemple pour l’insérer dans le chapitre II de
l’Introductio in analysin infinitorum [1748] afin d’illustrer la décomposition en éléments
simples d’une fraction rationnelle dont le dénominateur sera justement 4x4+ 1.
Un demi-siècle plus tard, Marie-Sophie Germain [1776-1831], connue pour ses travaux
sur le théorème de Fermat et sa correspondance sous le pseudonyme de M. Le Blanc avec
L. Lagrange et C. F. Gauss, note que x4+ 4y4admet comme facteurs x2±2xy + 2y2.
En mémoire de son travail, et plus spécifiquement de ses recherches en théorie des
nombres, on dénomme aujourd’hui
x4+ 4y4= (x2+ 2xy + 2x2)(x22xy + 2x2)
l’identité de Sophie Germain
Rappel de quelques résultats classiques
Théorème 1. Q[x]est un anneau euclidien.
En d’autres termes, les polynômes à coefficients dans Qforment un groupe abélien
additif, la multiplication y est bien définie est commutative et distributive sur l’addition.
Les unités de l’anneau correspondent à Q. À chaque polynôme (non nul) P(x)on associe
un entier positif, son degré, noté deg(P(x)). La division euclidienne est bien définie : si A(x)
et B(x)appartiennent à Q[x]alors il existe des polynômes Q(x)(quotient) et R(x)(reste)
dans Q[x]tels que A(x) = Q(x)·B(x)+R(x)avec deg(A(x)) < deg(R(x)). Par convention
deg(0) = −∞ (le degré du polynôme nul est −∞). Un polynôme est dit irréductible s’il
ne peut s’écrire sous la forme d’un produit de polynômes de degré inférieur au sien. De
cela l’on déduit que tout polynôme de degré >0se décompose de manière unique en un
produit de polynômes irréductibles, évidemment à la mise en évidence d’une unité près et
à l’ordre près.
Un corollaire immédiat est celui qui établit en lien entre l’existence de racines et la
réductibilité :
Corollaire 1. Une valeur aQest une racine de P(x)si et seulement si P(x)se
factorise par xa, en d’autres termes :
P(a)=0P(x)=(xa)·Q(x)avec Q(x)Q[x]
La négation de ce corollaire dit que s’il n’y pas de zéro rationnel alors il n’y pas de
factorisation ’simple’ (par un facteur unitaire 3Q[x]de deg = 1) et réciproquement. À
ne pas confondre évidemment avec s’il n’y pas de racine alors il n’y a pas de factorisation !
Juger de la réductibilité de x6+ 8 est relativement facile, puisque x6+ 8 = (x2)3+ 23=
(x2+ 2)(x42x2+ 4). Cependant, prouver que le deuxième facteur, D(x) := x42x2+ 4,
2. Que 4x4+ 1 ne puisse jamais être un nombre premier à l’exception du cas x= 1 n’est d’aucune
surprise, puisque cette formule peut être résolue [factorisée] en deux facteurs, à savoir 4x4+ 1 = (2xx +
2x+ 1)(2xx 2x+ 1).
3. Un polynôme de degré nest dit unitaire si son coefficient dominant, an= 1.
FACTORISATIONS POLYNOMIALES ÉLÉMENTAIRES 3
est irréductible l’est un peu moins et sera abordé dans les sections suivantes. En revanche,
il existe heureusement un critère élémentaire qui permet de repérer aisément les zéros
entiers d’un polynôme, puis grâce au corollaire précédent, de le factoriser.
Lemme 1. Si P(x) = xn+an1xn1+. . . +a1x+a0Z[x]et P(b) = 0 avec bZalors
b|a0.
En d’autres termes, si un polynôme admet des racines entières alors ces dernières sont
forcément des diviseurs du coefficient constant du polynôme en question. Grâce à ce
lemme, dont la démonstration est aisée, on voit que le polynôme P(x) = x4x32
ne peut avoir comme zéros entiers que ±1et ±2. Comme -1 est l’unique racine entière
on obtient par division polynomiale, P(x) = (x+ 1)(x32x2+ 2x2). Par ailleurs si
le deuxième facteur pouvait se factoriser alors il admettrait un zéro entier. Or ceci n’est
pas le cas. Donc l’écriture précédente est la forme entièrement factorisée dans Z[x]. Ce
dernier raisonnement n’est valable que pour des polynômes de degré 2 ou 3 est nullement
généralisable à des degrés supérieurs. En bref, on a le
Critère élémentaire Dans Z[x]un polynôme unitaire de degré 2 ou 3 est factorisable
il s’annule pour un diviseur de son terme constant.
C.F. Gauss & F. Eisenstein
Carl Friedrich Gauss [1777-1855] sera l’un des premiers à dégager une propriété spéci-
fique de l’anneau polynômial Z[x]par rapport à Q[x], à savoir :
Lemme 2 (de Gauss).Si P(x)Z[x]est irréductible alors il l’est aussi dans Q[x]
La preuve de Gauss figure au §43 de son célèbre ouvrage, Disquisitiones Arithmeticae
[6] de 1801 dont la traduction française paraîtra en 1807. L’approche classique aujourd’hui
consiste à démontrer d’abord que le produit de deux polynômes primitifs (c’est-à-dire dont
les coefficients sont premiers entre eux au sens large) est encore un polynôme primitif. De
ce résultat il n’est pas difficile d’obtenir celui de Gauss. Enfin, une conséquence importante
qui en découle est que Z[x]est factoriel.
Le lemme de Gauss ne donne aucune information sur l’irréductibilité d’un polynôme. Il
nous garantit simplement que l’on ne gagne rien en le plongeant dans Q[x]. En revanche
en 1850, Ferdinand Eisenstein [1823-1852] découvre un véritable critère d’irréductibilité :
Théorème 2 (Critère d’Eisenstein).Si P(x) = xn+an1xn1+. . . +a1x+a0Z[x]
et pest un nombre premier qui divise tous les ai, et p2ne divise pas a0alors P(x)est
irréductible sur Z[x].
La preuve, qui figure dans tous les ouvrages classiques d’Algèbre, se fait par l’absurde et
exploite d’entrée le lemme de Gauss. L’application du critère permet de jusitifier parfois
instantanément l’irréductibilité de certains polynômes. Par exemple en prenant p= 5
pour P(x) = x315x+ 10 ou p= 2 pour P(x) = x42. D’autres fois un changement
de variable s’impose comme pour P(x) = x4+x3+x2+x+ 1. Posons x=y+ 1 pour
obtenir P(y) = y4+ 5y3+ 10y2+ 10y+ 5 qui est irréductible selon Eisenstein en prenant
p= 5, donc P(x)l’est aussi. Ce dernier exemple est un cas particulier de polynômes
cyclotomiques pour lesquels la méthode précédente (changement de variable et critère
d’Eisenstein) permet de prouver leur irréductibilité.
4 CHRISTIAN AEBI
Remarque 1.Le critère ci-dessus ne permet pas de juger de l’irréductibililté de tous les
polynômes. En effet, reconsidérons l’exemple de la section précédente D(x) = x42x2+4,
et effectuons le changement de variable D(x+n) = x4+ 4nx3+ (6n22)x2+ (4n3
4n)x+ (n42n2+ 4). Si p= 2, pour que le dernier terme soit pair, ndoit être pair, mais
alors ce dernier serait divisible par 22. Sinon, si pest un premier impair, alors p|4n, le
pénultième terme, implique p|n. Ceci est impossible car alors pdiviserait n42n2+ 4.
Donc, quel que soit le changement de variable n, il n’existe pas de ppermettant de prouver
l’irréductibilité de D.
Stratégie de factorisation élémentaire
Définition 1. Soit PQ[x]. On dit que Padmet une décomposition non triviale sous
la forme d’une différence de deux carrés s’il existe Aet BQ[x]tels que P=A2B2
et que A±B6∈ Q.
Lemme 3 (Critére de réductibilité).Un polynôme PQ[x]est réductible Padmet
une écriture non triviale sous la forme d’une différence de deux carrés.
Démonstration. Supposons que P=M·NMet Nappartiennent à Q[x]et sont de
degré 1. Si M±N6=uuQalors poser A=MN
2et B=M+N
2et P=A2B2est
une décomposition non triviale de P. Sinon, si MN= 2ualors P=M·N=N2+2Nu =
(N+u)2u2et si M+N= 2ualors P=M·N= (1)(N22Nu) = (u2(Nu)2)
qui sont toutes les deux des décompositions non triviales.
La réciproque est évidente.
Le lemme ci-dessus est à la base de la factorisation de Fermat pour les entiers naturels,
méthode particulièrement efficace, d’où son importance en arithmétique. S’interroger sur
la possibilité de pouvoir écrire sous la forme d’une différence de deux carrés permet très
souvent d’arriver à une solution, dans le cas où le polynôme est réductible.
Applications
a) Utilisation scolaire standard :
P(x) = x26x7 = (x3)242= (x7)(x+ 1) que l’on dénomme généralement
par la complétion du carré.
b) Utilisations moins standard :
1) n4+ 4 = (n2+ 2)2(2n)2= (n22n+ 2)(n2+ 2n+ 2).
2) n4+ 2n3+ 2n2+ 2n+ 1 = (n2+n+ 1)2n2= (n2+ 1)(n+ 1)2
3) n4+n2+ 1 = (n2+ 1)2n2= (n2n+ 1)(n2+n+ 1)
La dernière identité permet d’obtenir relativement facilement une factorisation de
810901 sachant que 810901 = 304+ 302+ 1.
c) Selon Euler, Rafael Bombelli [1526-1572] prend appui sur cette approche pour ré-
soudre une équation du quatrième degré [3, Elémens d’Algèbre, §766 p.655-658] il
pose : 0 = x4+ax3+bx2+cx +d= (x2+1
2ax +p)2(qx +r)2dont il déduit un
système de 3 équations et 3 inconnues (p, q et r). Après suppression des inconnues q
et r, il obtient l’équation de degré trois : 8p3+ 4bp2+ (2ac 8)pa2d+ 4bd c2= 0
qu’il lui faut encore résoudre pour conclure.
d) Dans un article publié en 1934 [8], Louis Weisner illustre un critère d’irréductibilité
sur P(x) = x62x4+x3+x2x3. Or, avec un avec un regard un peu attentif, l’on voit
FACTORISATIONS POLYNOMIALES ÉLÉMENTAIRES 5
que Pn’est autre que (x3x+1/2)2(13/2)2R[x]et donc en utilisant la formule
de Cardano l’on pourrait identifier d’autres zéros et poursuivre la factorisation dans
R[x], voire dans C[x].
Factorisations particulières
Tout polynôme Pdu 4edegré de la forme x4+a3x3+a2x2+a1x+a0Q[x]peut
être transformé en x4+b2x2+b1x+b0en substituant xpar xa3
4. Par ailleurs, il
existe un plus petit entier qpour lequel q4·P(x
qa3
4), transforme Pen un polynôme
Q(x) = x4+ax2+bx +cZ[x].Pet Qvérifient les mêmes propriétés essentielles
(réductibilité, écriture sous la forme de sommes de carrés, nombre et nature des racines,...).
Si cest impair ou abc0 (mod 2) alors on appellera Qle polynôme standardisé de
P. Sinon, on l’obtient en effectuant le changement de variable x7→ x/2puis en multipliant
le tout par 24.
Proposition 1 (Factorisation très particulière).Tout polynôme réductible de la forme
P(x) = x4+ax2+cZ[x]ne peut admettre que deux types de factorisations :
cas 1. P(x) = (x2k)(x2l)ket lappartiennent à Zsoit
cas 2. P(x) = (x2mx +n)(x2+mx +n)met nZ
Dans le premier cas, il suffit de "compléter le carré" (le dernier terme) pour obtenir la
factorisation, et dans le deuxième c=n2et donc mse déduit aisément (en complétant le
2eterme pour obtenir un carré)
Démonstration. Deux cas : soit Padmet un zéro kZalors kest aussi un zéro. D’où
P(x) = (x2k2)Q(x)et Qdoit forcément être de la forme (x2l)d’où le cas 1. Sinon,
comme Pest réductible, il s’écrit alors sous la forme (x2fx+g)(x2+fx+h) = x4+ax2+c.
D’où :
g+hf2=a
fg =fh
gh =c
Si f6= 0 alors g=het l’on se retrouve dans le cas 2.
Si f= 0 alors P(x) = (x2+g)(x2+h)et on est dans le cas 1.
Exemples d’utilisations.
1) Pour D(x) = x42x2+ 4 = (x21)2+ 3 = (x2+ 2)26x2alors aucune des deux
méthodes de complétion du carré permet la factorisation, d’où Dest irréductible.
2) Autre exemple pris dans la correspondance Euler, Goldbach [5, lettre 57], si P(x) =
x44x3+ 2x2+ 4x+ 4, considérons sa forme standardisée Q(x) = x44x2+ 7 =
(x22)2+3 pour en déduire son irréductibilité. En passant, l’on pouvait aussi regarder
le polynôme de départ sous la forme (x22x1)2+ 3 pour conclure, sans autre.
Remarque 2.La proposition précédente est aussi valable dans Fp[x], l’anneau des poly-
nômes à coefficient dans un corps fini.
Proposition 2 (Factorisation générale).Tout polynôme standardisé réductible de la forme
P(x) = x4+ax2+bx +c, admettant soit aucun, soit plusieurs zéros entiers (comptés avec
multiplicité), peut s’écrire sous la forme P(x) = (x2+k)2(lx +m)2. D’où
a) k2m2=ck2=c+m2
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