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que venu de loin, qui creuse un
trou béant en chacun d’eux.
Malheureusement, ils décou-
vrent assez rapidement que ce
plaisir se réduit en peau de cha-
grin, la souffrance psychique
s’accusant à chaque fois un peu
plus. Irrémédiablement, les
sensations s’épuisent et, avec
elles, l’illusion d’avoir atteint
un équilibre magique.
Le temps perdu
L’entrée dans la toxicomanie se
faisant à l’adolescence et,
le recours aux soins entre
vingt-cinq et trente ans, une
dizaine d’années au moins peu-
vent être considérées comme
ayant été perdues, en termes
d’autonomie pour des acqui-
sitions sociales de base. En
effet, combien sont démunis
devant un formulaire admi-
nistratif, devant une petite
annonce demandant une lettre
de motivation ou encore devant
un repas à faire, une maison à
entretenir ? Pour la plupart, leur
expérience scolaire a vite tour-
né court, stigmatisant leur mar-
ginalité, faisant d’eux de véri-
tables handicapés sociaux. La
prise de conscience de ce temps
perdu arrive souvent après
quelques mois de prise en char-
ge, de façon plutôt brutale et
douloureuse.
Il est primordial pour les dif-
férents partenaires du soin de
donner une réponse à la fois
rassurante et objective
Bien sûr, rien ne sert de s’api-
toyer sur leur sort. Il vaut
mieux évaluer précisément la
situation, repérer les manques
dans les différents apprentis-
sages de la vie courante et déci-
der d’objectifs à atteindre.
Alors commence un long
accompagnement vers une vie
moins grisante, mais plus stable
et à terme plus enrichissante.
Rôle infirmier au
centre méthadone
La première rencontre entre
l’infirmier et le toxicomane se
fait souvent au décours d’une
consultation de l’un des méde-
cins attachés au centre métha-
done mais également après une
rencontre avec un des tra-
vailleurs sociaux du CSST.
L’indication de mise sous pro-
tocole méthadone a été posée
après une réflexion collégiale,
le patient étant volontaire et
majeur. La première analyse
d’urine attestera biologique-
ment de la prise d’opiacés.
C’est un moment un peu
étrange où ni l’un ni l’autre ne se
dévoile, les explications de l’in-
firmier restent d’ordre général
(déroulement du programme,
exigences particulières, poli-
tique du centre), même si elles
doivent être assez précises. De
son côté, le futur “méthado-
nien” ne met en avant que son
besoin impérieux de changer de
“mode de fonctionnement”. Il
est prêt. La galère, c’est fini
pour lui. Il nous paraît impor-
tant à ce moment de lui expli-
quer qu’un autre genre de
“galère” risque de commencer,
que la prise en charge doit
durer des mois, voire des
années, pour avoir une chance
d’aboutir à un résultat positif.
Les premiers jours du pro-
gramme sont souvent délicats,
car la dose thérapeutique, celle
qui saura apaiser sans “casser”,
est difficile à trouver. Elle varie
selon la tolérance du patient
vis-à-vis des opiacés. De plus,
dans un premier temps, l’orga-
nisme n’utilise pas le produit
dans sa totalité. Il est parfois
difficile d’évaluer la part du
manque, de la tension psy-
chique et/ou du désir de s’en-
ivrer toujours latent, au moins
en début de prise en charge.
À nous de savoir apaiser les
angoisses des patients, jamais
certains d’avoir fait le bon
choix. À nous aussi de marquer
nos limites, de montrer que
nous ne sommes pas là pour
être complaisants mais pour
les aider, les accompagner.
Quand l’instauration de ce trai-
tement paraît trop acrobatique,
il est possible d’hospitaliser
(comorbidité psychiatrique) ou
d’héberger (éloignement géo-
graphique) les patients pour
une mise en route plus assurée.
Alors commence une autre
forme de lune de miel, parta-
gée par le patient et l’infirmier,
qui vont prendre le temps, jour
après jour, de faire connaissan-
ce. Soulagé de ne plus avoir à
courir de toute part pour cher-
cher de l’argent ou des pro-
duits, le patient est moins
tendu, plus accessible. C’est le
moment des premières confi-
dences. Un grand moment
d’écoute pour l’infirmier.
Dans un premier temps, les
produits et la toxicomanie
envahissent la relation. À nous
de rester vigilants pour qu’ils
ne la parasitent pas, pour ne pas
tomber insensiblement dans
une fascination morbide.
C’est alors aussi que l’on fait le
point sur les problèmes soma-
tiques (bilans hépatique, infec-
tieux, dentaire...). On prend des
rendez-vous avec des spécia-
listes le plus rapidement pos-
sible, afin d’affiner et de
rendre plus efficace la prise
en charge.
Aux problèmes somatiques
viennent souvent s’ajouter des
problèmes sociaux. Nous
encourageons ces patients à
contacter le centre de soins pour
toxicomanes localisé en ville où
ils rencontreront une assistante
sociale, des éducateurs.
Très rapidement, les pro-
blèmes personnels, sociaux,
familiaux... souvent à l’origine
de la toxicomanie, vont ressur-
gir dans l’existence de nos
patients. Ils sont souvent, à ce
moment précis, d’une extrême
fragilité, déstabilisés par une
angoisse massive. L’infirmier
doit alors, au-delà de l’écoute,
réassurer, relativiser ou...
passer la main au médecin
référent pour des consultations
plus rapprochées, voire pour
une hospitalisation dans l’une
des unités du pavillon psychia-
trique où se situe le centre
méthadone (évaluation psychia-
trique, voire mise en route ou
réajustement d’un traitement).
Commence alors une réflexion
sur le temps perdu. C’est le
moment des désillusions. Cela
fait 12 à 18 mois que le patient
est “dans” le programme. Il sait
maintenant que le chemin vers
le sevrage total des opiacés sera
beaucoup plus long qu’il ne le
croyait. Sa mémoire lui faisant
moins défaut, il arrive à recons-
tituer le puzzle de sa vie.
Paradoxalement, cette désillu-
sion est souvent atténuée par
une confiance plus importante
dans les soignants d’autant
plus que ceux-ci ont été clairs
avec lui en ce qui concerne la
durée du traitement en début de
prise en charge, que leurs
réponses auront été pertinentes,
ou du moins authentiques.
La relation thérapeutique
s’inscrivant dans le temps, il
nous faut être vigilants afin de
ne pas tomber dans une impli-
cation trop personnelle avec le
patient, ou a contrario n’être
plus qu’un outil au service d’un
protocole “administratif ”.
Les patients demandent souvent
une relation avec les soignants la
plus “cool” possible. À nous de
savoir l’établir sans qu’ils aient
l’illusion que nous voulons faire
d’eux des amis.
La rencontre au quotidien avec
les patients du centre fait de
nous des “aiguilleurs du
soin”, capables de décrypter les
comportements des patients et
d’en faire part aux différents par-
tenaires. Nous sommes aussi
les garants du cadre, ceux qui
permettent de donner un sens à