e u ue r En p a tiq q p i r En a t Le patient sous méthadone : réflexions croisées entre psychiatre et infirmier Pascal Courty, Philippe Viguie Le centre méthadone de Clermont-Ferrand existe depuis janvier 1995. Il est situé dans un pavillon psychiatrique à l’intérieur du CHRU et travaille en liaison avec le Centre de soins spécialisés aux toxicomanes (CSST) qui se trouve en ville. Le médecin référent du centre méthadone est le directeur du CSST. Les équipes échangent leurs informations formellement toutes les semaines et pratiquement tous les jours. La prise en charge des usagers a, dans un premier temps, été assurée par un médecin psychiatre et une infirmière à plein temps. Puis l’équipe s’est étoffée avec l’arrivée de deux médecins généralistes et, depuis bientôt deux ans, d’un autre infirmier à temps plein. Depuis cinq ans, l’équipe a initié le traitement à la méthadone de plus de cent cinquante usagers de drogues. Parfois, les résultats ont été spectaculaires : l’amélioration de la vie de ces patients s’est traduite par une réinsertion professionnelle, une amélioration des relations... Mais parfois aussi, nous avons eu la désagréable impression d’avoir été surtout des apprentis sorciers : certaines des prises en charge ne sont en fait qu’un accompagnement destiné à limiter “les dégâts”, pallier l’urgence, éviter le pire. Psychologie ou psychopathologie ? Mécanisme de défense, fuite en avant ou ultime révolte de rebelles dépourvus d’idéaux, les toxicomanies questionnent toute la société. Et chacun de développer sa petite théorie sur la question... Confrontés à cet “amas” d’affectivité mal canalisée, les différents partenaires du soin ont * Centre méthadone, CMP B, CHRU de Clermont-Ferrand. bien du mal à trouver leur place et surtout à y rester. En effet, la tentation est grande pour chacun d’aller au-delà de son champ d’action et de compétences, de mesurer sa toutepuissance à la complexité du problème des addictions. Face à cette situation, les pouvoirs publics “tâtonnent” depuis une trentaine d’années. Le spectre du sida a pourtant fait accélérer la réflexion depuis bientôt cinq ans. Nous travaillons maintenant dans le cadre d’un dispositif tenant compte des différentes dimensions de l’homme (biopsycho-sociale) et s’attachant à réhabiliter celles-ci. Reste à passer à l’étape suivante : apprendre à travailler ensem- Le Courrier des addictions (2), n° 3, septembre 2000 122 ble. Infirmiers, médecins, éducateurs, assistantes sociales, psychologues... doivent savoir confronter leurs connaissances pour en retirer la meilleure analyse et la mettre à la disposition de tous. Dans cette optique, l’expérience de l’hébergement d’urgence et/ou de transition mise en place par le CSST permet une intégration moins acrobatique de patients géographiquement éloignés de Clermont-Ferrand dans le programme méthadone. La substitution, en délivrance quotidienne, nous est apparue comme l’outil incontournable de la prise en charge, à son début, mais tout aussi impérative l’évaluation permanente de l’évolution des patients, de leurs angoisses, de leurs peurs, de leurs souffrances qu’ils doivent pouvoir exprimer. Malheureusement, cette solution montre ses limites face à des patients profondément ancrés dans la toxicomanie ou dont la comorbidité psychiatrique est mal définie. Pour tous ceux-là et pour ceux dont l’angoisse est trop importante pour être apaisée par le dispositif actuellement en place, il nous reste à inventer un “espace du soin” où les différents partenaires pourraient se relayer pour accompagner ces hommes et ces femmes qui nous donnent le vertige à force d’être sur le fil du couteau... L’expérience, aussi incomplète soit-elle, de notre centre nous montre autant de situations différentes qu’il y a de patients. Pourtant, quelques traits de caractère, quelques mécanismes d’adaptation semblent nous revenir en écho. L’hypersensibilité Ils en sont tous submergés. Elle pèse sur leur existence comme un fardeau. Alors que devant les agressions quotidiennes de la vie, chacun de nous se forge ses défenses, eux semblent ne pas vouloir ou ne pas pouvoir se construire une carapace adaptée au milieu dans lequel ils vivent. Ils se présentent nus face au monde, comme pour mieux montrer leur souffrance. Peu importe qu’ils aient vingt ou cinquante ans : ils sont prêts à se révolter tout autant contre la faim dans le monde ou l’utilisation des souris à des fins expérimentales. La recherche de sensations Toujours davantage, toujours plus loin, tout semble bon à sacrifier sur l’autel du plaisir. C’est comme une boulimie de sensations, jamais rassasiée, un man- ue q i t p r a n E que venu de loin, qui creuse un trou béant en chacun d’eux. Malheureusement, ils découvrent assez rapidement que ce plaisir se réduit en peau de chagrin, la souffrance psychique s’accusant à chaque fois un peu plus. Irrémédiablement, les sensations s’épuisent et, avec elles, l’illusion d’avoir atteint un équilibre magique. Le temps perdu L’entrée dans la toxicomanie se faisant à l’adolescence et, le recours aux soins entre vingt-cinq et trente ans, une dizaine d’années au moins peuvent être considérées comme ayant été perdues, en termes d’autonomie pour des acquisitions sociales de base. En effet, combien sont démunis devant un formulaire administratif, devant une petite annonce demandant une lettre de motivation ou encore devant un repas à faire, une maison à entretenir ? Pour la plupart, leur expérience scolaire a vite tourné court, stigmatisant leur marginalité, faisant d’eux de véritables handicapés sociaux. La prise de conscience de ce temps perdu arrive souvent après quelques mois de prise en charge, de façon plutôt brutale et douloureuse. Il est primordial pour les différents partenaires du soin de donner une réponse à la fois rassurante et objective Bien sûr, rien ne sert de s’apitoyer sur leur sort. Il vaut mieux évaluer précisément la situation, repérer les manques dans les différents apprentissages de la vie courante et décider d’objectifs à atteindre. Alors commence un long accompagnement vers une vie moins grisante, mais plus stable et à terme plus enrichissante. Rôle infirmier au centre méthadone La première rencontre entre l’infirmier et le toxicomane se fait souvent au décours d’une consultation de l’un des médecins attachés au centre méthadone mais également après une rencontre avec un des travailleurs sociaux du CSST. L’indication de mise sous protocole méthadone a été posée après une réflexion collégiale, le patient étant volontaire et majeur. La première analyse d’urine attestera biologiquement de la prise d’opiacés. C’est un moment un peu étrange où ni l’un ni l’autre ne se dévoile, les explications de l’infirmier restent d’ordre général (déroulement du programme, exigences particulières, politique du centre), même si elles doivent être assez précises. De son côté, le futur “méthadonien” ne met en avant que son besoin impérieux de changer de “mode de fonctionnement”. Il est prêt. La galère, c’est fini pour lui. Il nous paraît important à ce moment de lui expliquer qu’un autre genre de “galère” risque de commencer, que la prise en charge doit durer des mois, voire des années, pour avoir une chance d’aboutir à un résultat positif. Les premiers jours du programme sont souvent délicats, car la dose thérapeutique, celle qui saura apaiser sans “casser”, est difficile à trouver. Elle varie selon la tolérance du patient vis-à-vis des opiacés. De plus, dans un premier temps, l’organisme n’utilise pas le produit dans sa totalité. Il est parfois difficile d’évaluer la part du manque, de la tension psychique et/ou du désir de s’enivrer toujours latent, au moins en début de prise en charge. À nous de savoir apaiser les angoisses des patients, jamais 123 certains d’avoir fait le bon choix. À nous aussi de marquer nos limites, de montrer que nous ne sommes pas là pour être complaisants mais pour les aider, les accompagner. Quand l’instauration de ce traitement paraît trop acrobatique, il est possible d’hospitaliser (comorbidité psychiatrique) ou d’héberger (éloignement géographique) les patients pour une mise en route plus assurée. Alors commence une autre forme de lune de miel, partagée par le patient et l’infirmier, qui vont prendre le temps, jour après jour, de faire connaissance. Soulagé de ne plus avoir à courir de toute part pour chercher de l’argent ou des produits, le patient est moins tendu, plus accessible. C’est le moment des premières confidences. Un grand moment d’écoute pour l’infirmier. Dans un premier temps, les produits et la toxicomanie envahissent la relation. À nous de rester vigilants pour qu’ils ne la parasitent pas, pour ne pas tomber insensiblement dans une fascination morbide. C’est alors aussi que l’on fait le point sur les problèmes somatiques (bilans hépatique, infectieux, dentaire...). On prend des rendez-vous avec des spécialistes le plus rapidement possible, afin d’affiner et de rendre plus efficace la prise en charge. Aux problèmes somatiques viennent souvent s’ajouter des problèmes sociaux. Nous encourageons ces patients à contacter le centre de soins pour toxicomanes localisé en ville où ils rencontreront une assistante sociale, des éducateurs. Très rapidement, les problèmes personnels, sociaux, familiaux... souvent à l’origine de la toxicomanie, vont ressurgir dans l’existence de nos patients. Ils sont souvent, à ce moment précis, d’une extrême fragilité, déstabilisés par une angoisse massive. L’infirmier doit alors, au-delà de l’écoute, réassurer, relativiser ou... passer la main au médecin référent pour des consultations plus rapprochées, voire pour une hospitalisation dans l’une des unités du pavillon psychiatrique où se situe le centre méthadone (évaluation psychiatrique, voire mise en route ou réajustement d’un traitement). Commence alors une réflexion sur le temps perdu. C’est le moment des désillusions. Cela fait 12 à 18 mois que le patient est “dans” le programme. Il sait maintenant que le chemin vers le sevrage total des opiacés sera beaucoup plus long qu’il ne le croyait. Sa mémoire lui faisant moins défaut, il arrive à reconstituer le puzzle de sa vie. Paradoxalement, cette désillusion est souvent atténuée par une confiance plus importante dans les soignants d’autant plus que ceux-ci ont été clairs avec lui en ce qui concerne la durée du traitement en début de prise en charge, que leurs réponses auront été pertinentes, ou du moins authentiques. La relation thérapeutique s’inscrivant dans le temps, il nous faut être vigilants afin de ne pas tomber dans une implication trop personnelle avec le patient, ou a contrario n’être plus qu’un outil au service d’un protocole “administratif ”. Les patients demandent souvent une relation avec les soignants la plus “cool” possible. À nous de savoir l’établir sans qu’ils aient l’illusion que nous voulons faire d’eux des amis. La rencontre au quotidien avec les patients du centre fait de nous des “aiguilleurs du soin”, capables de décrypter les comportements des patients et d’en faire part aux différents partenaires. Nous sommes aussi les garants du cadre, ceux qui permettent de donner un sens à e u ue r En p a tiq q p i r En a t cette prise en charge pour tous ceux qui l’observent de l’extérieur (analyse d’urine, respect d’horaire de délivrance, respect de soi et des autres...). Puis, la prise en charge évolue. Les rencontres s’espacent, les patients ne viennent plus qu’une fois par semaine. Leur vie à l’extérieur du centre s’enrichit (réhabilitation professionnelle, relations familiales et amicales rééquilibrées). La relation devient moins intense et soignants et patients sont presque prêts pour le passage de relai... au médecine de ville. Et la psychothérapie, dans tout ça ? Souvent, au cours de la prise en charge, revient cette question lancinante. Nous avons choisi de ne rien imposer au-delà des obligations légales. Pas de périodicité de rendez-vous avec le médecin, le psychiatre, le psychologue, l’assistante sociale ou l’éducateur spécialisé. C’est au moment opportun que nous proposons les différents services disponibles. Il nous semble, en effet, que s’il convient de saturer les récepteurs de l’usager par un médicament de substitution, il ne faut pas le submerger dans le même temps de rencontres précoces et intempestives qui risqueraient plus de le décourager que de l’apaiser. Ainsi, en fonction des besoins ressentis, va-til pouvoir faire appel à celui ou à celle qui sera le mieux à même de donner une réponse adaptée à une demande authentique. Progressivement se “substituera” au réseau de l’usage de drogues imposées, le réseau de soignants choisi selon ses potentialités d’aide. Et peu importe s’il n’y a pas d’entretiens psychothérapiques structurés deux fois par mois ! En revanche, il nous semble beaucoup plus intéressant que le patient vienne nous voir et nous dise “j’ai besoin de parler à quelqu’un d’autre chose. Je ne peux pas avec vous, vous me connaissez trop et j’ai envie de Place à la réflexion et à l’évaluation L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris a proposé, au cours de son deuxième colloque sur les addictions qui s’est tenu les 22 et 23 juin derniers, la coordination de ses actions en matière d’addictions (tabac, alcool, drogues...) et aussi avec les praticiens de ville.Ainsi, tout service de médecine interne ou de psychiatrie peut s’orienter vers l’addictologie, créer “un centre de prise en charge des addictions”. Un comité local d’addictologie et de prévention des pathologies associées (CLAPPA), constitué sur le modèle des CLIN (comité de lutte contre les infections nosocomiales), installé dans chaque hôpital d’aigus de plus de 50 lits (une quinzaine pour l’ensemble de l’AP-HP), fonctionnera comme un observatoire et une structure de proposition d’actions sur le terrain. Il facilitera le regroupement des activités de consultation des 12 équipes d’intervention auprès des usagers de drogues existantes (les ECIMUD qui ont pris en charge 2 332 patients toxicomanes en 1998), des équipes de coordination et d’intervention auprès En ce début de troisième millénaire, notre Vieux Continent n’a des malades en difficulté avec l’alcool (15 à 35 % des patients hospitalisés, soit 110 000 personnes environ par an !), des unités de coordination tabacologiques (28 consultations spécialisées dans 22 hôpitaux), des unités d’alcoologie et des centres de cure ambulatoire d’alcoologie. La coordination des ces équipes et interventions serait assurée par un médecin praticien hospitalier et l’AP-HP participera au financement des vacations des médecins coordonnateurs médicaux et à la formation des médecins généralistes travaillant dans le cadre des réseaux ville-hôpital pour le VIH (coût : 2 millions de francs). Les “trois” piliers de cette coordination sont les Prs Bertrand Dautzenberg, pneumologue à la Pitié-Salpêtrière, responsable de la collégiale addictologie tabac, Dominique Barrucand, alcoologue à l’hôpital Emile-Roux, responsable de celle d’alcoologie et le Dr William Lowenstein, interniste et responsable du centre méthadone Monte-Cristo de l’hôpital Laënnec, pour celle des substances psychoactives. Brèv s Brè ves e Le Courrier des addictions (2), n° 3, septembre 2000 pas encore trouvé de réponses satisfaisantes et définitives au problème des addictions. La substitution est un fabuleux observatoire qui peut nous faire gagner beaucoup de temps dans le décryptage des comportements. Aux pouvoirs publics de nous donner plus de temps et d’espace, plus de moyens pour la réflexion. Si nous sommes le plus souvent dans l’action, qui est indispensable, la réflexion doit continuer à nourrir nos actions. La cohésion de nos équipes passera par une meilleure connaissance des hommes et des femmes que nous suivons. Pour cela, les évaluations de nos pratiques, les réajustements éventuels et l’élaboration d’objectifs de soins sont indispensables. Sans ces outils, nous gaspillerons toute notre énergie à nous protéger des tourments dont souffrent les usagers de drogues sans pouvoir réellement les aider. s Brèv es èv es r B s e e L’AP-HP organise la prise en charge des addictions Brèv Brèv garder le souvenir de notre histoire commune avec ses hauts et ses bas”. Alors, on peut penser qu’une nouvelle étape vient d’être franchie au-delà du passage en médecine de ville, et que le temps que nous avons laissé au temps va permettre à celui-là de s’écouler à nouveau normalement. Ce respect des choix est la garantie, à notre avis, de la réappropriation par le sujet de son existence. Il faut qu’à notre tour, nous soyons capables de lui donner les moyens de partir et faire notre deuil de cette relation particulière qui a duré parfois des années. Mais bientôt arrivent de nouveaux patients… Qui vont mal… Comment allons-nous pouvoir les aider ? 124 FAR