Des collections à faire et à défaire ...
Lucien n’a pas échappé à l’attention soutenue de sa mère
en sortant rapidement. Il emmène ses boîtes de pin’s. Il les
présente au cours de brocantes, les échange ou les vend en
cherchant de bons prix parmi des collectionneurs qui achè-
tent impulsivement. En rentrant chez ses parents, il se
montre satisfait d’avoir rencontré des gens qu’il observe
davantage qu’il ne lie connaissance avec. Il rentre tard, se
montre irritable, passant par des phases d’engouement et
d’abattement. Sa famille s’inquiète, sa mère vérifie en
cachette ses relevés bancaires, comme elle entend de plus
en plus parler de drogue à la télévision, elle décide d’en
parler à un médecin sans trop y croire. Lucien a débuté sa
collection de pin’s et de cartes téléphoniques il y a
quelques années ; la rareté de certaines pièces, leur valeur
dans un milieu très spécialisé lui valaient finalement une
reconnaissance familiale après avoir longtemps été décrié
par un entourage qui aurait préféré que Lucien s’intéresse
davantage aux sorties de son âge, 24 ans, et aux amies qu’il
amenait à la maison.
Lucien a découvert l’héroïne au cours d’une soirée, il y a
deux ans, avec des amis d’enfance. Il a essayé et a fini par
rechercher, de plus en plus régulièrement, un effet déshi-
nibiteur et stimulant. Il utilisait la voie nasale, redoutant les
3816
injections qu’il voyait pratiquer. Au
cours de cette période initiale, il
connaît une promotion profession-
nelle. Lucien est réservé et se met
assez peu en valeur, pourtant il s’af-
firme dans son équipe et des res-
ponsabilités nouvelles lui sont
confiées. Il quitte sa famille et vit
avec une amie pendant six mois
puis retourne dans le foyer parental
après une séparation dont il ne veut
pas parler à son entourage.
Sa consommation avec recherche
d’effet stimulant l’a amené à multi-
plier ses prises nasales, une à deux
fois par jour pendant son travail, en
prétextant un problème rénal. Son
amie s’est assez vite rendu compte
de ses difficultés, elle pense pouvoir
l’aider. Les difficultés financières et
la menace de séparation d’avec son
amie le décide à s’arrêter de lui-
même. Il profite d’une semaine de
congés pour réaliser un sevrage sans
aide médicale et reste chez lui. Il est
abstinent pendant un mois et demi
mais rechute et atteint vite ses der-
niers niveaux de consommation. Un
jour, il utilise l’argent de la cantine
des enfants de son amie, déclen-
chant un conflit et rapidement une
séparation. Il n’a jamais volé, il
emprunte aux amis et aux proches
avec une grande tolérance dans une
famille étendue et conciliante.
Abus de pin’s ou désabusé
de...
A son retour dans sa famille, ses
prises le soir et le matin au réveil
augmentent de même que sa
consommation de cannabis qu’il
justifie et défend auprès de sa famil-
le en les amenant à une tolérance, et
notamment à une explication des
états de conscience crépusculaire.
Il est amené à utiliser des psycho-
tropes qu’il trouve chez des amis les
jours où il n’a pas d’héroïne pour
éviter les syndromes de manque. Il
ne boit pas, et préfère utiliser des
benzodiazépines de la pharmacie
familiale ou les hypnotiques de ses
relations. Lucien commence à avoir
des remarques à son travail et se
confronte aux interrogations de sa
famille sur son état.
Sa situation financière ne s’arrange
pas. Il va vendre sa collection de
pin’s au cours des brocantes de prin-
temps des villes de la banlieue pari-
sienne.
Il avoue sa dépendance à sa famille
en en minimisant la durée quand il
reçoit des coups de téléphone insis-
tants d’un créancier qui veut être
remboursé de cinq grammes d’hé-
roïne avancés lors des dernières
vacances. Le médecin traitant, appe-
lé par la famille, lui propose un
sevrage à domicile avec un traite-
ment (classique) associant anxioly-
tiques et hypnotiques. Lucien le
commence mais refuse de rester
chez lui de peur des conséquences
professionnelles de son absence,
alors qu’il est soumis depuis
quelque temps à une attention toute
particulière de ses supérieurs. Il
continue de prendre de l’héroïne dès
qu’il le peut et finit par consulter
dans un centre de soins spécialisés.
Lors de sa première consultation,
Lucien évoque les impossibilités
d’un suivi régulier, faute de temps,
sa réticence à un traitement, en ayant
tout utilisé de lui-même et sans
résultat. Sa situation est sans
“issue” ; il conteste la proximité
d’autres toxicomanes bien “plus
atteints” que lui. Il n’y a que la
méthadone qui pourrait l’aider, mais
il estime qu’il n’est pas assez
“atteint” pour l’obtenir, avant de
conclure qu’en France, on parle
beaucoup des toxicomanes mais
“qu’on ne les aide pas”. Il n’est “pas
prêt à attendre trois consultations
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n°212, septembre 1998
La série “Observation” est réalisée avec la collaboration de Schering Plough.
Photo : Charles Dolfi-Michels
Mais pourquoi vend-il
ses pins’ ?
Observation
Les médicaments utilisés dans le traitement des toxicomanes
aux opiacés imposent une rigueur dans leur prescription. Cette
situation contraint à un retour à l’observation clinique. C’est
une chance pour le prescripteur et surtout... pour le patient et
parfois pour les lecteurs !
Ces histoires de substitution se déclineront au fil des numéros.