O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D Avant la psychose, ou le génie des origines Prodromes, vulnérabilité à la psychose Before psychosis, a search for the origin. Prodromes, vulnerability: definitions and concepts ● P. Nuss*, C. Tessier**, F. Ferreri*** R R É É S S U U M M La reconnaissance des prodromes de la psychose constitue aujourd’hui un important champ de réflexion et de publications. L’identification très précoce des sujets à risque psychotique interroge cliniciens et politiques. Elle pose la question de l’intérêt de son éventuelle mise en application en santé publique. Au-delà des effets de mode, le concept de prodromes de psychose propose un véritable modèle de réflexion sur la nature, les déterminants et la prise en charge de ce trouble. Néanmoins, la complexité des perspectives, dans la mesure où il s’agit d’identifier, selon des registres très différents, les prémices d’une pathologie non encore déclarée, nécessite que les différents points de vue soient explicités avec précision. Tel est le propos de cet article. Il décrit la notion de prodromes à deux niveaux. Il s’attache d’une part à définir les “prodromes” proprement dits, c’est-à-dire les manifestations psychopathologiques identifiables a posteriori chez les sujets psychotiques ayant déjà présenté leur premier épisode. Dans ce contexte, il est possible de déterminer des modalités évolutives de symptômes ainsi que des caractéristiques épidémiologiques distinguant ces sujets de la population générale. Cet article décrit d’autre part les caractéristiques des “états mentaux à risque”, manifestations décelables a priori, avant que le trouble psychotique ne se soit déclaré. Les auteurs étudient alors les caractéristiques psychopathologiques des “populations à haut risque” afin de déterminer les facteurs significativement associés à une transition de ces états mentaux vers la psychose. Ces deux approches ayant des présupposés et des finalités différents sont plus complémentaires qu’opposées. Les conclusions de ces travaux seront nuancées afin d’éviter que les résultats, encore épars, ne soient énoncés en dehors de leur contexte et ne conduisent à des conclusions erronées. Quel que soit le modèle choisi, l’approche thérapeutique minimale sur cette population de sujets jeunes comportera un abord psychothérapeutique. Mots-clés : Prodromes – Psychoses – État mental à risque – Psychothérapie. É É SUMMARY SUMMARY The recognition of prodromes of psychosis is today an important field of debate and publications. The very early identification of subjects at risk for psychosis questions clinicians and Mental Health Authorities. It raises the question of the interest of its possible application in Public Health Policy. More than a trendy topic, the concept of prodromes of psychosis proposes an interesting model in order to better understand the nature, the determinants and the treatment of this disorder. Nevertheless, the complexity of the topic, insofar as it is a question of identifying the early signs of a not yet occurred pathology according to very different registers, requires a carefully clarification. Such is the purpose of this article. The concept of prodromes is described on a two levels approach. On the one hand the “prodromes” themselves are described as identifiable psychopathological signs, recognized a posteriori on patients having already started their first episode. In this context, specific evolutionary patterns of symptoms as well as epidemiologic characteristics are distinguishing these subjects from the general population. On the other hand, the concept of “at risk mental states” is proposed as a complementary approach for prodromal states. This concept refers to a priori detectable signs appeared before the disorder psychotic declares. In order to identify factors significantly associated with a transition from these at risk mental states, the authors focused their interest on psychopathological, behavioural and neural changes seen on at “high-risk populations” before the full development of psychosis. In all cases, the results of these approaches have to be taken with circumspection. Conclusions drawn from these results are to be referred to the context in which they have been found. Whatever the chosen model, a minimal therapeutic approach on this population of young subjects will include psychotherapy. Keywords : Prodromes – Psychosis – At risk mental state – Psychotherapy. * Service de psychiatrie, CHU Saint-Antoine, Paris. ** INSERM U538, CHU Saint-Antoine, Reims. *** Unité de recherche, CHU Saint-Antoine, Paris. 6 La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 p o i nt Pour nous résumer, ces travaux montrent que certaines des manifestations qui précèdent l’apparition de la psychose ne sont pas de nature psychotique. Par ailleurs, certains “prodromes psychotiques” n’évoluent pas inéluctablement vers un état psychotique déclaré et peuvent, dans une proportion certes faible mais non négligeable, être retrouvés normalement dans la population générale. La notion de prodromes pour la psychose nécessitait donc d’être révisée. a u S Mi s e i les premières descriptions de la démence précoce par Emil Kraepelin et Eugène Bleuler indiquent déjà le fait que certains tableaux de schizophrénie débutent de façon progressive par des manifestations cliniques insidieuses, le concept actuel de prodromes de schizophrénie s’inscrit dans une perspective radicalement différente. En effet, ni l’analyse des manifestations qui précèdent l’éclosion des troubles psychotiques, ni le devenir du trouble ne procèdent du registre référentiel sur lequel les auteurs s’appuyaient à l’époque. Définition classique des prodromes Critiques de la nouvelle acception du concept de prodome Dans leur perception et dans celle de la plupart de leurs successeurs, prodromes et pathologie se succèdent sans changement de nature. Les prodromes, formes atténuées, débutantes et silencieuses de psychose, en expriment déjà la nature. L’évolution naturelle de ces prodromes est immanquablement l’état psychotique, dont l’histoire naturelle se déroule elle-même implacablement jusqu’à une évolution déficitaire. Cette conception “classique” distingue ainsi trois invariants. Tout d’abord, les prodromes sont des manifestations cliniques de nature psychotique ; ils évoluent inéluctablement vers un état psychotique ; enfin, le trouble, une fois déclaré, évolue selon une modalité déficitaire. Depuis quelques années, on assiste à une redéfinition de la notion de prodromes pour la psychose. Des critiques concernant cette nouvelle acception du concept de prodromes ont été exprimées par certains cliniciens en réponse à ce changement de perspective. Ces derniers s’inquiétaient, à juste titre, du risque de confusion entre mouvements affectifs et cognitifs propres à l’adolescence et symptômes non spécifiques de psychose débutante. Conscients de ce danger, de nombreux auteurs, s’appuyant sur des études prospectives effectuées auprès de différentes populations d’adolescents, ont tenté d’apprécier les changements subjectifs et comportementaux chez ces derniers, afin de faire la part entre ce qui reviendrait au processus de maturation normale et ce qui pourrait s’apparenter aux prodromes. Cette distinction tente de s’établir non pas tant en termes de quantité (par exemple, de nombre de symptômes du registre “psychotique”), mais plutôt en termes de qualité (caractère égodystonique de l’éprouvé, alternance de périodes de blocage et de précipitation de la pensée ou du langage, modification de la perception subjective du monde et de soi) (4, 5). De telles nuances s’imposent, car il serait préjudiciable à l’adolescent de vouloir étiqueter de prépsychotiques la plupart de ses manifestations psychologiques. En revanche, ne pas identifier, donc ne pas prendre en charge, une telle symptomatologie constitue, dans certains cas, une perte de chance pour l’adolescent qui la présenterait. Il convient aussi de se rappeler que certains symptômes sont communs aux prodromes de psychose et à ceux d’autres troubles non psychotiques débutants, eux aussi fréquents à cet âge, comme les troubles affectifs (troubles anxieux et troubles de l’humeur). Révision récente du concept de prodrome La notion “classique” de prodrome telle que nous venons de la décrire a dû être révisée en raison de données scientifiques récentes issues de travaux concordants. ✓ C’est ainsi que des études longitudinales rétrospectives, puis prospectives, ont pu mettre en évidence l’existence, plusieurs années (jusqu’à cinq ans) avant l’apparition de l’état psychotique manifeste, de manifestations cliniques non spécifiques, c’est-àdire dont la nature n’est pas obligatoirement psychotique. Une revue de la littérature publiée en 1996 recensait, pour la première fois, les travaux effectués sur les prodromes de schizophrénie (1). Elle identifiait sept catégories de symptômes prodromaux. On constate ainsi d’emblée qu’une partie de ces manifestations n’est pas de nature psychotique. Il s’agit de symptômes “névrotiques”, thymiques, de ceux témoignant de modifications de la volition, de troubles cognitifs ou de symptômes physiques, ainsi que de modifications du comportement, ou d’autres mal définis. ✓ En outre, des analyses prospectives phénoménologiques effectuées sur des populations d’enfants, d’adolescents et d’adultes en population générale ont pu mettre en évidence l’existence de manifestations psychotiques atténuées, ponctuelles ou durables mais isolées, telles que des hallucinations, chez des sujets sains, cela sans évolution vers une psychose (2, 3). ✓ Enfin, certaines manifestations prodromales de nature psychotique retrouvées dans les populations à haut risque n’évoluent pas vers le développement d’un état psychotique, mais régressent spontanément. La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 Retour sur la notion de prodrome et d’état mental à risque Dans ce qui précède, nous avons considéré que le concept de prodrome, dans sa nouvelle acception, était parfaitement établi. En réalité, il recouvre des réalités différentes selon la perspective choisie. L’acception la plus communément utilisée dans les études est celle qui fait référence à un ensemble de symptômes analysés rétrospectivement, une fois que l’épisode psychotique index s’est déclaré. Ces “prodromes” correspondent en réalité soit à une symptomatologie non spécifique, parfois appelée état “prémorbide”, soit à une séméiologie psychotique “sous le seuil de significativité” mais aboutissent, dans les deux cas, à un état psychotique constitué. Si cette symptomatologie peut nous apporter de précieuses informations concernant une clinique du risque évolutif vers la psychose, elle ne recouvre pas complètement le concept prospectif actuellement préféré d’“état mental à risque”. Ce terme fait réfé7 Mi s e a u p o i nt D O S S I E R T rence à des manifestations cliniques repérées lors des études prospectives. Il s’inscrit lui-même dans une perspective théorique qui comprend la psychose dans un modèle de vulnérabilité. Nous choisirons donc, pour la clarté de l’exposé, de distinguer les “prodromes” issus d’une analyse rétrospective portant sur des patients ayant développé un trouble psychotique manifeste des “états mentaux à risque” (malheureusement très fréquemment aussi appelés prodromes). Ces derniers nécessitent un suivi prospectif afin de déterminer si leur association à un ou plusieurs facteurs précipitants s’accompagne ou non d’un risque accru d’évolution vers un trouble psychotique. De telles nuances sont importantes à établir dès lors que l’on s’appuie sur une analyse des “prodromes” pour mettre en place une politique de prévention secondaire de la schizophrénie. En effet, le curseur identifiant des symptômes ou des manifestations “à risque” se situera de façon différente selon que l’on tentera de rechercher, en population générale (comme à l’école), des marqueurs sentinelles de risque évolutif, ou que l’on recherchera des signes prodromaux sur une population d’adolescents en demande de soins, ou bien que l’on étudiera rétrospectivement les signes précoces de début chez un adolescent dont la maladie s’est déclarée (notamment afin d’identifier chez ce dernier des marqueurs précoces de rechute). Ces variations concernant l’interprétation donnée au terme de prodrome sont sous-tendues par des modèles référentiels différents concernant la psychose. C’est ainsi que, pour un clinicien qui fait référence au modèle de “structure psychotique”, c’est-àdire à une constitution intrinsèque de l’individu le conduisant inéluctablement, en situation de demande psychique excessive, au développement d’une psychose, le terme de prodrome s’entendra comme le témoignage atténué de la présence de cette “structure”. En revanche, pour un clinicien comprenant l’apparition de la psychose comme résultant de la conjonction d’un processus neurodéveloppemental, de facteurs de risques endogènes et exogènes et de facteurs précipitants, le concept de prodrome fera davantage référence à celui d’état mental à risque. La perspective thérapeutique pourra ainsi différer selon le modèle théorique dont s’inspire le thérapeute. Intérêt et limites du concept de prodrome pour la prévention de la schizophrénie Ces distinctions subtiles ont-elles un intérêt clinique et thérapeutique, voire préventif ? Dans la perspective classique, puisque le génie propre de la maladie est son évolution spontanée et obligatoire vers une forme aboutie psychotique, puis déficitaire, l’identification précoce des prodromes n’est pas prioritaire en termes de pronostic et de santé publique. Les auteurs contemporains, au contraire, non seulement affirment l’importance d’une prise en charge précoce de ces prodromes dans l’intention d’éviter l’éclosion éventuelle du trouble, mais considèrent aussi, dans l’hypothèse où ce dernier se déclarerait, qu’une telle prise en charge pourrait atténuer la gravité du trouble ou ses conséquences. Cette conception, pour optimiste qu’elle soit, n’est pas sans poser de nombreux problèmes. ✓ Le premier d’entre eux concerne l’utilisation clinique ou thérapeutique qui pourrait résulter de cette analyse des prodromes. Par 8 H É M A T I Q U E exemple, si la clinique des prodromes était indicative d’une simple vulnérabilité à la schizophrénie, conviendrait-il de mettre en œuvre une thérapeutique préventive, notamment médicamenteuse ; ne serait-il pas plus judicieux, comme le préconise la perspective classique, d’attendre que l’état psychotique complet se soit déclaré avant de commencer une médication antipsychotique ? ✓ Par ailleurs, la mise en œuvre de la détection d’une telle symptomatologie, par définition de faible intensité ou très éloignée du diagnostic de psychose, nécessiterait des efforts humains et financiers importants. Le bénéfice, en termes de santé publique, serait-il alors à la hauteur des efforts consentis par la société ? ✓ En outre, des travaux récents (6) ont pu mettre en évidence l’intérêt préventif des traitements psychothérapeutiques et médicamenteux des manifestations prodromales non spécifiques à la psychose. En d’autres termes, le traitement symptomatique des manifestations psychopathologiques non psychotiques (comme l’anxiété ou la dépression) présentes chez les adolescents participe, en soi, au traitement préventif de l’évolution vers la psychose. Y a-t-il donc légitimité à mettre en œuvre un dépistage précoce spécifique de la psychose ? Afin d’aider le clinicien à établir son opinion éclairée, les pages qui vont suivre tentent de désintriquer ces concepts pour les rendre plus accessibles. C’est pourquoi nous distinguerons, à l’aide de chapitres différents, les notions que nous venons de développer. Nous nous attacherons d’abord à décrire les données issues des travaux qui identifient de façon rétrospective les prodromes de la psychose. Puis, en demeurant dans cette perspective d’une analyse rétrospective, nous décrirons les facteurs identifiés de risque évolutif vers la psychose. Nous nous attacherons alors particulièrement aux facteurs périnataux et aux acquisitions de la petite enfance, puis à ceux plus tardifs, comme l’abus de substances ou les facteurs de stress psychosociaux. Nous évoquerons ensuite les données des études prospectives, particulièrement celles issues de l’analyse du devenir des populations dites à haut risque. Elles sont aujourd’hui considérées comme essentielles à la mise en œuvre d’une prévention secondaire à grande échelle. PRODROMES PRÉCÉDANT L’ÉVOLUTION D’UN ÉTAT PSYCHOTIQUE AIGU Le concept de prodrome appliqué à la schizophrénie Afin de mieux décrire la nébuleuse que constitue le concept de prodrome de psychose, nous proposons, dans un premier temps, de nous appuyer sur son acception commune dans le modèle médical habituel. Bien qu’ayant ses limites, cette approche nous permettra de positionner assez justement un grand nombre de notions faisant référence aux formes débutantes des maladies. Dans un deuxième temps, confronté aux insuffisances de ce seul modèle à décrire la complexité du concept de prodrome de psychose, nous proposerons d’autres approches conceptuelles. Ainsi, comme le fait remarquer avec justesse Alison Yung (7), qui travaille depuis des années à Melbourne avec Patrick MacGorry au projet de prévention secondaire de la schizophrénie PACE (Personal Assessment and Crisis Evaluation), le concept de prodrome peut se concevoir en psychiatrie comme similaire dans son principe à celui rencontré en médecine pour l’hépatite A. En La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 Définir le premier épisode Le concept de prodrome, dans la mesure où il est rétrospectif, nécessite tout d’abord la définition précise de l’épisode initial. Cette détermination est complexe. On a pu, en première intention, établir le début d’un trouble psychotique en se fondant sur la date de la première hospitalisation pour psychose du patient. Ce repère, commode d’un point de vue objectif, n’est toutefois pas opératoire, dans la mesure où il dépend en grande partie du système de santé du pays dans lequel vit le patient. La plupart des auteurs considèrent, par ailleurs, que le patient a présenté par le passé d’autres épisodes psychotiques sans qu’une hospitalisation n’ait été nécessaire. L’hospitalisation ne correspond donc pas au premier épisode stricto sensu. Ces auteurs proposent de retenir comme date de début du trouble celle où le patient a réuni pour la première fois un nombre suffisant de symptômes (définition critériale CIM ou DSM) présents conjointement pour parvenir à la catégorie diagnostique de schizophrénie. Les tenants de cette acception défendent néanmoins des points de vue différents. Pour certains auteurs, la présence de manifestations comme le délire ou les hallucinations est nécessaire à l’établissement du diagnostic ; d’autres vont avoir un niveau d’exigence moins élevé et inclure aussi les patients présentant des troubles du cours du discours ou du comportement ; d’autres, enfin, font remarquer que l’expérience psychotique a débuté bien avant que l’observateur ne la perçoive sous la forme de l’installation d’une modalité cognitive et sensorielle, certes subjective, mais spécifique à la psychose (8-10). Quoi qu’il en soit, les modalités d’accès et de recueil de ces informations restent problématiques. Épidémiologie et nature des prodromes Dans ce cadre, et comme nous l’expliquions plus haut, les symptômes prodromaux sont définis soit comme étant le témoignage de manifestations subsyndromiques (sous le seuil) de la forme psychotique complète, soit comme des manifestations perçues a posteriori. Kraepelin et Claude avaient décrit, dès le début du XXe siècle, des manifestations prodromales. Ils les avaient nommées “schizomanies” rêveuses et négatives. La diversité de ces manifestations prodromales a ensuite été organisée autour de La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 Les auteurs plus récents décrivent aussi une telle symptomatologie. Häfner, par exemple, souligne sa fréquence, puisqu’elle serait présente chez près de 73 % des patients ayant développé la forme complète du trouble (11). Ces manifestations surviennent habituellement entre l’âge de quinze et vingt-cinq ans. Elles comportent des préoccupations intellectuelles inhabituelles, souvent ésotériques, un désintérêt progressif vis-à-vis des centres d’intérêt habituels, des symptômes d’allure thymique et des manifestations pseudo-névrotiques (crises d’angoisse, manifestations obsessionnelles, symptômes hystériques). Les troubles cognitifs sont eux aussi fréquents bien qu’intermittents : difficultés de concentration, troubles de l’attention, barrages idéiques, difficultés d’abstraction, troubles du langage, méfiance, et modification de la conscience de soi, des autres et du monde. Des manifestations encore plus précoces sont décrites dans l’étude ABC (11). Cette étude retrouve, plusieurs années avant l’éclosion du trouble, dans le groupe de patients ayant développé une psychose, des manifestations telles qu’une nervosité, une humeur dépressive, de l’anxiété, des troubles de la pensée et de la concentration, des soucis, une diminution de la confiance en soi, une perte d’énergie avec ralentissement psychomoteur, une baisse du rendement scolaire ou professionnel, un repli social, de la méfiance et une diminution de la communication. Ainsi, dans sa cohorte de 232 patients admis pour un premier épisode, Häfner met en évidence une humeur dépressive, des tentatives de suicide, une perte de confiance en soi et un sentiment de culpabilité. Les odds-ratios de ces symptômes sont de trois à cinq dans les trois à cinq années qui précèdent l’admission de ces patients. Au cours des deux à quatre années avant cette dernière, il constate l’apparition des symptômes négatifs ; les symptômes positifs n’étant identifiables qu’au cours de l’année précédant le premier épisode (figure 1). De nombreux arguments cliniques et biologiques indiquent que les symptômes négatifs qui constituent le socle de la symptomatologie primaire de la schizophrénie résultent de mécanismes physiopathologiques différents de ceux des symptômes positifs. On postule, en revanche, l’existence de processus neurobiologiques communs entre les symptômes négatifs et les symptômes neurocognitifs. Les études de corrélation ont en effet mis en évidence une significativité faible à moyenne entre les symptômes négatifs et les symptômes cognitifs (12, 13), mais une absence de significativité entre les symptômes positifs et les symptômes cognitifs. On devrait donc, en toute logique, retrouver des modalités prodromales différentes selon qu’il s’agit de symptômes positifs, négatifs ou cognitifs. ✓ De façon cohérente avec cette hypothèse, les symptômes négatifs et cognitifs débutent plus précocement que les symptômes positifs. Par ailleurs, les symptômes négatifs sont, plus fréquemment que les symptômes positifs, associés à un risque familial pour la schizophrénie (14). 9 p o i nt a u quatre formes cliniques intitulées débutantes non typiques. On a ainsi identifié autour de la forme canonique centrale caractérisée par la bouffée délirante aiguë, classiquement sans prodromes (“coup de tonnerre dans un ciel serein”), des formes prodromales atypiques telles que les formes hypocondriaques, pseudo-névrotiques, pseudo-thymiques et caractérielles. Mi s e effet, cette pathologie virale commence le plus souvent par des signes non spécifiques tels que de la fièvre, des douleurs, de l’anorexie, ainsi que la perte du goût pour la nourriture. Le diagnostic d’hépatite est établi à l’apparition de l’ictère et à la positivité des tests sérologiques. Entre ces deux types de symptômes, non spécifiques pour les premiers et pathognomoniques pour les derniers, un clinicien avisé aurait pu identifier, pendant un court laps de temps, des manifestations mineures comme la modification de couleur de l’urine, des selles ainsi que des conjonctives. Ces manifestations appartiennent au deuxième type, pathognomonique, mais leur intensité peut être considérée comme étant “sous le seuil”. Voici donc définies simplement les notions de symptômes prémorbides et de symptômes sous le seuil. Ils ne sont habituellement pas différenciés dans la littérature, et tous deux sont appelés “prodromes”. O S S I E R T H É M A T I Q U E a u p o i nt D Symptômes positifs Mi s e Symptômes négatifs Inconfort Âge 24,2 5,0 ans Premier signe (négatif ou non spécifique) d'un trouble psychique Symptômes non spécifiques 29 1er épisode 1,1 an Premier symptôme positif Phase d'état 30,1 Phase d'état 0,2 an 30,3 Maximum Admission de la symptomatologie positive Häfner et al. 1992 et 1995, Beiser et al., 1993. Figure 1. Chronologie de l’apparition des symptômes chez les patients ayant développé une psychose (étude ABC). ✓ Pour les auteurs, les signes négatifs précèdent l’apparition des signes positifs dans 50 % à 70 % des cas. Ils sont décelables jusqu’à cinq ans avant l’apparition du trouble psychotique et semblent relativement indépendants des facteurs environnementaux. Caractérisés par un repli affectif, un déficit psychomoteur, une indifférence et une baisse de motivation, ces symptômes passent souvent inaperçus. Les équipes de Manheim, avec Häfner, de Bethesda, avec Fenton, et de Yale, avec McGlashan, ont identifié le fait que les patients qui expriment à la phase d’état un taux élevé de symptômes négatifs (émoussement affectif, alogie, avolition, anhédonie, trouble de l’attention) ont plus fréquemment présenté un début insidieux. Les auteurs insistent néanmoins sur la faible spécificité des symptômes négatifs à prédire l’évolution psychotique, dans la mesure où ils peuvent tout autant témoigner d’un état dépressif. C’est ainsi que l’anhédonie, syndrome le plus stable, ne persiste depuis la phase prépsychotique jusqu’à l’état psychotique avéré que dans 30 % des cas (8). ✓ En revanche, les symptômes positifs ne se développeraient à bas bruit que dans 25 % des cas avant l’efflorescence du premier épisode. Il s’agit essentiellement d’idées délirantes de référence et de persécution. Ces dernières précéderaient dans 30 % des cas les hallucinations, le plus souvent auditives. On retrouve aussi des idées délirantes d’influence, de contrôle et de grandeur. D’une manière générale, les symptômes prodromaux de psychose sont non spécifiques. Ils comportent des troubles du sommeil, de l’anxiété, une diminution de l’intérêt, de l’énergie et de la concentration, de même qu’une détérioration de la capacité à s’inscrire dans un rôle social. Peu spécifiques, ils ne permettent habituellement pas à ce stade, de mettre en place une action thérapeutique ciblée. En revanche, la présence concomitante à ces manifestations non spécifiques d’atteintes cognitives, d’anomalies motrices et de la perception est significativement associée à un risque plus élevé de transition vers la psychose (5). 10 Latence diagnostique et devenir du trouble Certains auteurs ont suggéré l’existence d’une corrélation entre la durée de la psychose non traitée (DUP, pour Duration of Untreated Psychosis) et le pronostic fonctionnel de cette dernière. Ils s’appuient sur le modèle proposé par McGlashan et Johannessen (15), qui signale l’existence d’une période cérébrale critique au cours de l’adolescence durant laquelle se déroulent des modifications neuronales (apoptoses, synaptogenèse, remaniement des neurones et de la glie). La présence prolongée du processus psychotique durant cette période de remaniement neuronal – témoignant de la neuroplasticité cérébrale – serait susceptible d’entraîner des dommages cérébraux importants. Ce constat justifie pour ces auteurs l’importance d’un diagnostic précoce du trouble. Il permettrait qu’un traitement médicamenteux ainsi qu’une stimulation sociale soient mis en place de telle sorte que soit protégé le système nerveux central dans cette période de changement. Leur proposition est convaincante. Toutefois, les données des nombreuses études cliniques sur ce sujet ne permettent pas aujourd’hui de conclure définitivement quant à la pertinence d’une telle démarche (16). ✓ Tout d’abord, les traitements antipsychotiques qui pourraient être proposés dans ces situations, s’ils améliorent les symptômes des états constitués, ne traitent pas le soubassement neurobiologique du trouble. Ils ont, de ce fait, peu d’impact sur la neuroplasticité. ✓ Par ailleurs, en raison de l’hétérogénéité de la schizophrénie, il est possible d’envisager que les formes de cette dernière dont le pronostic fonctionnel est le moins bon soient justement celles où dominent les symptômes négatifs, notamment pendant la phase prodromale (17). On sait que ces symptômes sont plus difficiles à identifier pendant cette période et qu’ils sont aussi ceux pour lesquels les patients sont peu enclins à demander de l’aide. Une durée importante de DUP serait donc possiblement le fait des formes à moins bon pronostic et non pas obligatoirement une conséquence de la prolongation de cette dernière. ✓ En outre, l’association initialement décrite entre un pronostic La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 Marqueurs de risque dans l’enfance et à l’adolescence Une autre manière d’évaluer de façon rétrospective le risque évolutif vers la schizophrénie est de considérer ce trouble comme une pathologie du neurodéveloppement, c’est-à-dire un trouble dont on pourrait trouver des prémices, voire comprendre partiellement l’origine, en étudiant la période périnatale et l’enfance des patients. Cette approche comporte, bien entendu, les mêmes biais que toutes les études rétrospectives. L’enfance de ces patients a ainsi été à l’origine de nombreux travaux. Des caractéristiques ont été identifiées comme étant significativement associées au développement ultérieur d’une psychose. La plupart d’entre elles ne sont pas spécifiques à la schizophrénie mais sont communes à l’ensemble des psychopathologies. Anomalies du développement psychomoteur Des anomalies neuromotrices ont été identifiées chez les futurs schizophrènes (22, 23). Très médiatisées – certaines étaient visibles sur les films familiaux de l’enfance des sujets ayant ultérieurement développé une schizophrénie –, elles ont servi à étayer l’hypothèse neurodéveloppementale de ce trouble. Il s’agit essentiellement d’anomalies de posture et de coordination des membres supérieurs, particulièrement à gauche. Une étude anglaise de suivi de cohorte a pu mettre en évidence rétrospectivement (23, 24) le fait que les sujets qui avaient développé une schizophrénie étaient 4,8 fois plus susceptibles d’avoir un retard des acquisitions (particulièrement un retard à l’acquisition de la marche de 1,2 ans). Néanmoins, le fait d’avoir un retard à la marche ne prédisait l’apparition de la schizophrénie que dans 3 % des cas. L’étude d’une cohorte finlandaise d’enfants (24) a pu mettre en évidence l’existence d’un plus grand nombre de retards dans l’acquisition de la coordination motrice chez les enfants qui développaient une schizophrénie. Des atteintes neurocognitives, particulièrement des atteintes psychomotrices ou langagières, ont été décrites (25, 26). Les compétences neurocognitives étant très tributaires du contexte éducatif et de l’environnement affectif de l’enfant, ces résultats doivent être interprétés avec de grandes précautions. Par ailleurs, l’existence de traits de personnalité schizoïdes (isolement social, difficultés à l’empathie, incapacité à comprendre les règles sociales [27]) a été retrouvée chez un quart des futurs schizophrènes. Enfin, l’anxiété dans les situations La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 Facteurs environnementaux ◗ Certains facteurs environnementaux présents dans l’enfance des futurs schizophrènes ont été identifiés comme facteurs de risque. Ces travaux sont issus des études d’adoption. Des travaux ont en effet pu mettre en évidence le fait que les enfants adoptés nés de mères schizophrènes exprimaient moins la maladie si leur environnement familial d’accueil était affectivement stable et que les conditions éducatives y étaient cohérentes (29). ✓ La première donnée classique concerne l’augmentation du risque lié au fait de naître et de vivre dans une ville (par comparaison avec la campagne). L’étude de Mortensen (30) qui signale cette caractéristique indique que le risque pour la schizophrénie attribuable à l’“urbanicité” dans la population générale serait de 34,6 % contre 9 % pour celui correspondant au fait d’avoir une mère schizophrène. Ce phénomène, montrant en apparence l’impact supérieur de l’environnement sur la génétique, est étonnant. Il doit être pondéré par le fait que la population des villes étant beaucoup plus importante que celle de la campagne, un risque majoré de faible valeur peut entraîner une différence numérique significative. En outre, les difficultés adaptatives en ville étant plus importantes pour un schizophrène, elles seront plus rapidement démasquées sachant, de surcroît, que les capacités de dépistage y sont plus importantes. Les mêmes auteurs (31) proposent aussi l’hypothèse selon laquelle les enfants élevés en zone urbaine déménagent plus souvent et sont soumis de ce fait à de fréquentes ruptures dans l’établissement de leurs liens affectifs amicaux, situation favorisant la solitude. En affinant ces données, on constate que le risque urbain ne concerne que les sujets qui ont passé leur enfance dans une ville, indépendamment de leur lieu de résidence à l’adolescence. ✓ Ces données font écho aux travaux établissant un risque plus élevé de schizophrénie dans les populations émigrées (32-34). L’isolement social, les difficultés d’adaptation culturelle et l’exposition à davantage de facteurs altérant le neurodéveloppement sont quelques-unes des explications proposées à ce phénomène. ✓ Ces caractéristiques s’entrelacent avec celles soulignant un nombre plus élevé de naissances durant la fin de la période hivernale ou du printemps (35). Ce surplus concerne la population des deux hémisphères, avec toutefois une prépondérance de ce déséquilibre dans l’hémisphère Nord (36). L’exposition du futur schizophrène à des agents infectieux ou toxiques ou à des carences nutritionnelles (possiblement en vitamine D) (37) durant la grossesse a été proposée comme une explication de ce déséquilibre saisonnier. L’hypothèse d’une contamination virale maternelle durant le deuxième trimestre de la grossesse, difficile à évaluer en population générale, s’est précisée récemment à partir du devenir d’enfants de mères dont l’infection au virus de la rubéole pendant cette période était parfaitement documentée. Dans la cohorte étudiée, le risque de développer un trouble psychotique non thymique était très supérieur (15,7 %) dans le groupe rubéole par rapport à la population témoin (3 %), avec un risque relatif de 5,2 (38). 11 p o i nt a u sociales, la rêverie, la tendance à la solitude semblent plus fréquentes chez les futurs schizophrènes que chez les autres enfants de leur âge (28). Mi s e péjoratif et une durée importante de DUP est moins manifeste dès lors que l’on fait cette analyse en l’appliquant au pronostic à moyen terme (18). ✓ En revanche, le déficit d’interactions sociales pendant la période prodromale semble avoir un impact défavorable sur le devenir du trouble. Des études prospectives suédoises (19) et israéliennes (20, 21) ont pu, en effet, mettre en évidence un effet modeste mais significatif entre une faible socialisation et un risque évolutif vers la psychose. La mise en œuvre d’une prise en charge précoce des prodromes favorisant les interactions sociales serait, dans l’état actuel de nos connaissances, la recommandation à proposer dans le cadre d’une prévention secondaire de la psychose chez un jeune présentant des symptômes prodromaux de psychose. Mi s e a u p o i nt D O S S I E R T ✓ Les études cas-témoins, de même que les suivis de cohorte, ont mis en évidence l’existence d’un lien statistique entre l’existence de complications obstétricales et la survenue d’une schizophrénie (39). Un poids de naissance plus faible (40), la prématurité (41, 42), la prééclampsie (43) et la souffrance fœtale lors du travail (44) sont les facteurs de risque les plus souvent signalés. L’hypothèse la plus fréquemment proposée suggère que ces complications obstétricales conduisent, par différents mécanismes, à des lésions cérébrales hémorragiques et ischémiques. Il faut toutefois signaler le fait que la très grande majorité des fœtus ayant présenté une souffrance néonatale ne vont pas développer de schizophrénie et que la plupart des schizophrènes n’ont pas ce type d’antécédents. On rappellera que, d’une manière générale, la souffrance périnatale est associée à des atteintes cognitives et neurologiques dans la population générale (45). De ce fait, elle semble davantage associée à des formes sévères de schizophrénie plus qu’à la schizophrénie elle-même (46). ◗ Les facteurs de risque au cours de l’adolescence – deuxième période à risque après la période périnatale – ont eux aussi fait l’objet de nombreux travaux. ✓ L’exposition à des substances psychotropes, et notamment au cannabis, comme facteur de risque est une donnée maintenant bien établie. Cette substance favorise indubitablement l’émergence d’une psychose de façon non dépendante d’autres facteurs de risque qui y sont associés. L’étude suédoise princeps mettant en évidence cette relation causale dose-dépendante (47), réanalysée par Zammit (48), a été confortée par des études prospectives aux Pays-Bas (49), en Nouvelle-Zélande (50) et en Israël (51). Un autre élément important, et intéressant d’un point de vue étiopathogénique, résulte de la mise en évidence de l’effet particulièrement délétère du cannabis au début du suivi des cohortes, indépendamment de l’éventuelle poursuite ultérieure de la consommation. Cela suggère l’existence d’une période à haut niveau de risque (début de l’adolescence) au cours de laquelle le cannabis semble présenter une action négative sur le neurodéveloppement. Enfin, les adolescents présentant un risque génétique pour la schizophrénie sont plus enclins que les autres à exprimer des symptômes psychotiques en phase d’intoxication aiguë (52) et à développer une psychose (49). Hypothèse neurodéveloppementale et facteurs de risque L’existence de signes précoces, de facteurs de risque et de facteurs précipitants tels que nous venons de les décrire suggère l’existence au niveau cérébral de processus évolutifs sur lesquels ces facteurs vont interagir. On suppose donc implicitement l’existence d’un processus neurodéveloppemental à l’œuvre. L’état psychotique pourrait alors être la résultante visible, à l’issue d’un développement neurobiologique progressivement altéré, de la combinaison d’anomalies du développement et de facteurs de risque. Cette perspective fonde l’hypothèse neurodéveloppementale de la schizophrénie. Cette hypothèse s’oppose, en apparence, à la perception classique d’un trouble à évolution dégénérative que l’on qualifiait de “démence précoce”. Afin d’ordonner, au sein de l’hypothèse neurodéveloppementale, 12 H É M A T I Q U E les données prodromales que nous venons de décrire, nous ditinguerons deux niveaux neurodéveloppementaux. Le premier, dit “précoce”, correspond au développement du système nerveux et de ses compétences à la période périnatale (53, 54). Le deuxième, appelé “tardif”, correspond aux remaniements neurobiologiques et neurocognitifs s’établissant à l’adolescence (55, 56). Deux arguments soutiennent l’hypothèse précoce. Il s’agit de l’absence de gliose dans le cerveau des schizophrènes (analyses post mortem) – considérée comme un témoignage neurodéveloppemental et non neurodégénératif – et de l’existence de facteurs de risque précoces périnataux et de l’enfance. Cette hypothèse présente néanmoins de nombreuses faiblesses et ne peut, à elle seule, expliquer le développement de la schizophrénie. L’hypothèse neurodéveloppementale tardive s’appuie sur l’existence à l’adolescence de différents phénomènes de maturation cérébrale (myélinisation des circuits cortico-limbiques, élagage et remodelage synaptiques). Ces phénomènes seraient excessifs (élagage synaptique excessif, apoptoses trop nombreuses) et erronés (atteinte de la néosynaptogenèse). Le premier modèle, qualifié de “statique”, serait peu accessible à la prévention. En revanche, le deuxième permettrait une prévention secondaire de la schizophrénie via une diminution de l’exposition aux facteurs de risque ou aux facteurs précipitants, de même qu’un traitement des formes précoces afin de diminuer le risque évolutif. ÉTATS MENTAUX À RISQUE ET ÉVOLUTION VERS LA SCHIZOPHRÉNIE La plupart des manifestations que nous venons de décrire ont été identifiées a posteriori, une fois que le diagnostic de schizophrénie a été établi. Or, comme nous l’avons indiqué plus haut, de nombreux sujets expriment des prodromes psychotiques et/ou sont exposés à ces facteurs de risque mais ne vont pas pour autant développer cette pathologie. Certains autres vont présenter des manifestations psychotiques évidentes, parfois durables, mais vont voir leurs symptômes complètement régresser. Ces modalités évolutives cliniques ont incité des chercheurs à identifier de façon prospective des marqueurs cliniques et biologiques associés à la transition vers la maladie. En raison de la faible incidence de la schizophrénie, du grand nombre et de l’hétérogénéité des facteurs de risque potentiels, ces auteurs ont recherché ces marqueurs de transition sur des populations “à risque”, c’est-àdire dont le risque d’exprimer la maladie est plus important que celui de la population générale. Leurs études ont porté essentiellement sur des sujets présentant des antécédents familiaux de psychose ou sur ceux présentant une symptomatologie psychotique “sous le seuil”. Une telle méthodologie induit bien entendu des biais. Il devient ainsi quasi impossible d’identifier des facteurs de transition rares ou de faible intensité ou ceux dont l’association avec d’autres serait déterminante quant au développement du trouble. La justification d’une telle méthodologie est de guider les politiques de prévention secondaire en les focalisant sur les sujets les plus à risque, avec un coût financier supportable par la collectivité. Les principales données prospectives dont nous disposons dans cette perspective sont celles publiées par La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005 CONCLUSION À l’issue de cette revue, on mesure à la fois les efforts, les limites et les enjeux de l’identification de marqueurs précoces de développement de la schizophrénie. La notion de prodrome, même si elle nécessite de nombreuses précisions quant à son champ, nous semble intéressante dans la mesure où elle oblige à revisiter un ensemble des données implicites qui sont rarement débattues. Il en va ainsi des questions concernant la nature même du trouble psychotique, à propos duquel certains font référence à la notion de structure ou soulignent les aspects neurodégénératifs, alors que d’autres indiquent sa nature neurodéveloppementale. Les facteurs de risque innés et acquis, qui sont indépendants des facteurs précipitants, doivent-ils être compris comme déterminants ou plutôt comme susceptibles, avec d’autres, de favoriser une évolution plus qu’une autre ? Il est actuellement difficile de trancher. L’existence de tels facteurs témoigne néanmoins d’un phénomène inverse, à savoir le rôle éventuellement protecteur d’autres facteurs environnementaux et affectifs. Dans l’état actuel des choses, il est prématuré de penser fonder une politique de prévention secondaire de la schizophrénie à partir des résultats acquis. En revanche, les ignorer semble tout aussi condamnable que de les considérer comme définitifs. L’expérience montre que la mise en place dans les équipes soignantes d’une prise en charge des populations fragilisées, prise en charge s’intéressant notamment à leur souffrance (particulièrement pour les populations adolescentes), permet souvent d’éviter que le premier contact de ces populations avec le système de santé ne s’établisse au moment de la crise psychotique et fonde un traumatisme qu’une vie entière de soins ne parvient parfois pas à dissiper. De nombreuses données restent à acquérir et de nombreuses questions sont à poser. Continuer à être optimistes et inventifs vis-à-vis d’une pathologie de fixité apparente constitue à nos yeux un des intérêts supplémentaires du concept de prodrome. ■ 13 p o i nt a u L’usage de cannabis a été dans cette étude significativement corrélé à un passage en S+. Ce résultat n’a pas été reproduit dans une étude ultérieure. Dans une extension de cette étude ayant inclus 55 patients supplémentaires, il apparaît que le taux de transition de ce type de patients à très haut risque est d’environ deux tiers dans les deux ans qui suivent l’inclusion (59). Les caractéristiques associées au passage de S- à S+ sont : ✓ les antécédents familiaux de psychose ou de symptômes psychotiques atténués ; ✓ la durée supérieure à cinq ans de n’importe quel symptôme minimum nécessaire à l’inclusion dans l’étude ; ✓ un score de la GAF inférieur à 40 à l’entrée ; ✓ un score de l’item attention supérieur à 2 à la SANS. L’étape suivante consistera à reproduire ces données et, surtout, à identifier la nature et l’impact éventuel d’un traitement visant, soit à empêcher le passage de la situation à haut risque vers une psychose constituée, soit à retarder son apparition ou à diminuer son intensité symptomatique ou fonctionnelle. Mi s e McGorry et son équipe à Melbourne. Elles sont issues du suivi attentif au sein de son unité d’aide aux adolescents (PACE Clinic) des sujets à risque adressés par différents acteurs de santé de la région. Son travail porte sur des adolescents ou des adultes jeunes présentant divers niveaux de risque, depuis ceux présentant des symptômes atténués de psychose jusqu’à ceux présentant de façon brève des signes psychotiques avérés. Les sujets de l’étude bénéficiaient d’une évaluation psychopathologique (BPRS ; SANS ; Hamilton dépression ; qualité de vie : QLS ; fonctionnement global : GAF ; SCID IV ; abus de substances), en neuro-imagerie (IRM), neuro-cognitive ainsi que d’une analyse de leur histoire familiale, obstétricale et de leur ajustement psychosocial. L’évaluation était mensuelle. L’idée générale était de comparer ces paramètres afin d’identifier ceux associés au développement de la schizophrénie par rapport à ceux qui ne l’étaient pas. Deux types de modifications cérébrales étaient visibles à l’IRM chez les sujets ayant développé une schizophrénie au sein de cette population à haut risque : ✓ Les sujets ayant développé un tableau psychotique avéré (S+) avaient un volume hippocampique gauche, ainsi qu’un rapport hippocampe gauche/cerveau total plus important que ceux qui n’avaient pas développé de trouble pendant la période de l’étude (S-) (57). Ce marqueur de risque doit être analysé avec attention. En effet, comparativement à des sujets témoins sains (c’est-à-dire sans aucun marqueur de risque clinique ou génétique pour la schizophrénie), les sujets S- présentent une diminution du volume de l’hippocampe. On ne doit pas ainsi hâtivement conclure que les sujets qui présentent un volume hippocampique gauche élevé sont plus à risque de déclencher la maladie. On peut simplement suggérer que le fait, lorsque l’on est à risque, de posséder un hippocampe gauche de volume diminué par rapport à la norme, protège relativement de la transition vers la schizophrénie, ✓ Le deuxième type de modification retrouvé comme significativement associé à la transition vers la schizophrénie concerne des modifications de la substance grise au niveau du lobe temporal médian (58). Il est intéressant de noter que cette étude n’a pu identifier aucun marqueur cognitif spécifique de transition dans le groupe S+ versus le groupe S-. De même, les antécédents personnels périnataux et génétiques n’ont pas pu départager les deux groupes. Seul l’âge de la mère au moment de l’accouchement (significativement plus élevé dans le groupe S+) différenciait un groupe de l’autre. Au plan clinique : ✓ les sujets les plus à risque de transition étaient ceux ayant un score BPRS plus élevé (notamment quand il était supérieur à 15), particulièrement quand il existait un sous-score psychotique élevé ; ✓ les sujets ayant un sous-score élevé de la SANS attention étaient plus à risque de transition. Le délai entre l’apparition des premiers symptômes et la rencontre avec l’équipe de la PACE clinique était significativement (p = 0,035) plus long dans le groupe S+ (915 jours ± 1 134) que dans le groupe S- (324 jours ± 347) ; ✓ le score à la GAF était significativement (p = 0,029) plus faible dans le groupe S+ (52,7 ± 14,2), comparativement au groupe S(61,8 ± 13,5) ; ✓ un score plus élevé à la Hamilton dépression était aussi significativement (p < 0,001) plus important dans le groupe S+. Mi s e a u p o i nt D R O S É F É R E N C E S S B I E R T I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Yung AR, McGorry PD. 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