La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005
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DOSSIER THÉMATIQUE
Mise au point
Avant la psychose, ou le génie des origines
Prodromes, vulnérabilité à la psychose
Before psychosis, a search for the origin. Prodromes, vulnerability: definitions and concepts
P. Nuss*, C. Tessier**, F. Ferreri***
* Service de psychiatrie, CHU Saint-Antoine, Paris.
** INSERM U538, CHU Saint-Antoine, Reims.
*** Unité de recherche, CHU Saint-Antoine, Paris.
R É S U M É
R É S U M É
The recognition of prodromes of psychosis is today an
important field of debate and publications. The very early
identification of subjects at risk for psychosis questions
clinicians and Mental Health Authorities. It raises the
question of the interest of its possible application in
Public Health Policy. More than a trendy topic, the
concept of prodromes of psychosis proposes an interesting
model in order to better understand the nature, the deter-
minants and the treatment of this disorder. Nevertheless,
the complexity of the topic, insofar as it is a question of
identifying the early signs of a not yet occurred pathology
according to very different registers, requires a carefully
clarification. Such is the purpose of this article. The
concept of prodromes is described on a two levels
approach. On the one hand the “prodromes” themselves
are described as identifiable psychopathological signs,
recognized a posteriori on patients having already star-
ted their first episode. In this context, specific evolutio-
nary patterns of symptoms as well as epidemiologic cha-
racteristics are distinguishing these subjects from the
general population. On the other hand, the concept of “at
risk mental states” is proposed as a complementary
approach for prodromal states. This concept refers to a
priori detectable signs appeared before the disorder psy-
chotic declares. In order to identify factors significantly
associated with a transition from these at risk mental
states, the authors focused their interest on psychopatho-
logical, behavioural and neural changes seen on at
“high-risk populations” before the full development of
psychosis. In all cases, the results of these approaches
have to be taken with circumspection. Conclusions drawn
from these results are to be referred to the context in
which they have been found. Whatever the chosen model,
a minimal therapeutic approach on this population of
young subjects will include psychotherapy.
Keywords : Prodromes – Psychosis – At risk mental state –
Psychotherapy.
SUMMARY
SUMMARY
La reconnaissance des prodromes de la psychose constitue
aujourd’hui un important champ de réflexion et de publica-
tions. L’identification très précoce des sujets à risque psy-
chotique interroge cliniciens et politiques. Elle pose la ques-
tion de l’intérêt de son éventuelle mise en application en santé
publique. Au-delà des effets de mode, le concept de pro-
dromes de psychose propose un véritable modèle de réflexion
sur la nature, les déterminants et la prise en charge de ce
trouble. Néanmoins, la complexité des perspectives, dans la
mesure où il s’agit d’identifier, selon des registres très diffé-
rents, les prémices d’une pathologie non encore déclarée,
nécessite que les différents points de vue soient explicités
avec précision. Tel est le propos de cet article. Il décrit la
notion de prodromes à deux niveaux. Il s’attache d’une part à
définir les “prodromes” proprement dits, c’est-à-dire les
manifestations psychopathologiques identifiables a posteriori
chez les sujets psychotiques ayant déjà présenté leur premier
épisode. Dans ce contexte, il est possible de déterminer des
modalités évolutives de symptômes ainsi que des caractéris-
tiques épidémiologiques distinguant ces sujets de la popula-
tion générale. Cet article décrit d’autre part les caractéris-
tiques des “états mentaux à risque”, manifestations décelables
a priori, avant que le trouble psychotique ne se soit déclaré.
Les auteurs étudient alors les caractéristiques psychopatho-
logiques des “populations à haut risque” afin de déterminer
les facteurs significativement associés à une transition de ces
états mentaux vers la psychose. Ces deux approches ayant des
présupposés et des finalités différents sont plus complémen-
taires qu’opposées. Les conclusions de ces travaux seront
nuancées afin d’éviter que les résultats, encore épars, ne
soient énoncés en dehors de leur contexte et ne conduisent à
des conclusions erronées. Quel que soit le modèle choisi,
l’approche thérapeutique minimale sur cette population de
sujets jeunes comportera un abord psychothérapeutique.
Mots-clés : Prodromes – Psychoses – État mental à risque –
Psychothérapie.
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005
Mise au point
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S
i les premières descriptions de la démence précoce par
Emil Kraepelin et Eugène Bleuler indiquent déjà le
fait que certains tableaux de schizophrénie débutent
de façon progressive par des manifestations cliniques insi-
dieuses, le concept actuel de prodromes de schizophrénie s’ins-
crit dans une perspective radicalement différente. En effet, ni
l’analyse des manifestations qui précèdent l’éclosion des
troubles psychotiques, ni le devenir du trouble ne procèdent
du registre référentiel sur lequel les auteurs s’appuyaient à
l’époque.
Définition classique des prodromes
Dans leur perception et dans celle de la plupart de leurs succes-
seurs, prodromes et pathologie se succèdent sans changement de
nature. Les prodromes, formes atténuées, débutantes et silen-
cieuses de psychose, en expriment déjà la nature. L’évolution
naturelle de ces prodromes est immanquablement l’état psycho-
tique, dont l’histoire naturelle se déroule elle-même implacable-
ment jusqu’à une évolution déficitaire. Cette conception “clas-
sique” distingue ainsi trois invariants. Tout d’abord, les prodromes
sont des manifestations cliniques de nature psychotique ; ils
évoluent inéluctablement vers un état psychotique ; enfin, le
trouble, une fois déclaré, évolue selon une modalité déficitaire.
Depuis quelques années, on assiste à une redéfinition de la notion
de prodromes pour la psychose.
Révision récente du concept de prodrome
La notion “classique” de prodrome telle que nous venons de la
décrire a dû être révisée en raison de données scientifiques
récentes issues de travaux concordants.
C’est ainsi que des études longitudinales rétrospectives, puis
prospectives, ont pu mettre en évidence l’existence, plusieurs
années (jusqu’à cinq ans) avant l’apparition de l’état psychotique
manifeste, de manifestations cliniques non spécifiques, c’est-à-
dire dont la nature n’est pas obligatoirement psychotique. Une
revue de la littérature publiée en 1996 recensait, pour la première
fois, les travaux effectués sur les prodromes de schizophrénie (1).
Elle identifiait sept catégories de symptômes prodromaux. On
constate ainsi d’emblée qu’une partie de ces manifestations n’est
pas de nature psychotique. Il s’agit de symptômes “névrotiques”,
thymiques, de ceux témoignant de modifications de la volition,
de troubles cognitifs ou de symptômes physiques, ainsi que de
modifications du comportement, ou d’autres mal définis.
En outre, des analyses prospectives phénoménologiques effec-
tuées sur des populations d’enfants, d’adolescents et d’adultes en
population générale ont pu mettre en évidence l’existence de
manifestations psychotiques atténuées, ponctuelles ou durables
mais isolées, telles que des hallucinations, chez des sujets sains,
cela sans évolution vers une psychose (2, 3).
Enfin, certaines manifestations prodromales de nature psy-
chotique retrouvées dans les populations à haut risque n’évoluent
pas vers le développement d’un état psychotique, mais régressent
spontanément.
Pour nous résumer, ces travaux montrent que certaines des
manifestations qui précèdent l’apparition de la psychose ne
sont pas de nature psychotique. Par ailleurs, certains “pro-
dromes psychotiques” n’évoluent pas inéluctablement vers un
état psychotique déclaré et peuvent, dans une proportion
certes faible mais non négligeable, être retrouvés normale-
ment dans la population générale. La notion de prodromes
pour la psychose nécessitait donc d’être révisée.
Critiques de la nouvelle acception du concept de prodome
Des critiques concernant cette nouvelle acception du concept de
prodromes ont été exprimées par certains cliniciens en réponse à
ce changement de perspective. Ces derniers s’inquiétaient, à juste
titre, du risque de confusion entre mouvements affectifs et cogni-
tifs propres à l’adolescence et symptômes non spécifiques de psy-
chose débutante. Conscients de ce danger, de nombreux auteurs,
s’appuyant sur des études prospectives effectuées auprès de dif-
férentes populations d’adolescents, ont tenté d’apprécier les
changements subjectifs et comportementaux chez ces derniers,
afin de faire la part entre ce qui reviendrait au processus de matu-
ration normale et ce qui pourrait s’apparenter aux prodromes.
Cette distinction tente de s’établir non pas tant en termes de quan-
tité (par exemple, de nombre de symptômes du registre “psycho-
tique”), mais plutôt en termes de qualité (caractère égodystonique
de l’éprouvé, alternance de périodes de blocage et de précipita-
tion de la pensée ou du langage, modification de la perception
subjective du monde et de soi) (4, 5). De telles nuances s’impo-
sent, car il serait préjudiciable à l’adolescent de vouloir étiqueter
de prépsychotiques la plupart de ses manifestations psycholo-
giques. En revanche, ne pas identifier, donc ne pas prendre en
charge, une telle symptomatologie constitue, dans certains cas,
une perte de chance pour l’adolescent qui la présenterait. Il
convient aussi de se rappeler que certains symptômes sont com-
muns aux prodromes de psychose et à ceux d’autres troubles non
psychotiques débutants, eux aussi fréquents à cet âge, comme les
troubles affectifs (troubles anxieux et troubles de l’humeur).
Retour sur la notion de prodrome et d’état mental à risque
Dans ce qui précède, nous avons considéré que le concept de pro-
drome, dans sa nouvelle acception, était parfaitement établi. En réa-
lité, il recouvre des réalités différentes selon la perspective choisie.
L’acception la plus communément utilisée dans les études est celle
qui fait référence à un ensemble de symptômes analysés rétrospec-
tivement, une fois que l’épisode psychotique index s’est déclaré.
Ces “prodromes” correspondent en réalité soit à une symptomato-
logie non spécifique, parfois appelée état “prémorbide”, soit à une
séméiologie psychotique “sous le seuil de significativité” mais
aboutissent, dans les deux cas, à un état psychotique constitué.
Si cette symptomatologie peut nous apporter de précieuses infor-
mations concernant une clinique du risque évolutif vers la psy-
chose, elle ne recouvre pas complètement le concept prospectif
actuellement préféré d’“état mental à risque”. Ce terme fait réfé-
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DOSSIER THÉMATIQUE
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rence à des manifestations cliniques repérées lors des études
prospectives. Il s’inscrit lui-même dans une perspective théorique
qui comprend la psychose dans un modèle de vulnérabilité. Nous
choisirons donc, pour la clarté de l’exposé, de distinguer les “pro-
dromes” issus d’une analyse rétrospective portant sur des patients
ayant développé un trouble psychotique manifeste des “états
mentaux à risque” (malheureusement très fréquemment aussi
appelés prodromes). Ces derniers nécessitent un suivi prospectif
afin de déterminer si leur association à un ou plusieurs facteurs
précipitants s’accompagne ou non d’un risque accru d’évolution
vers un trouble psychotique.
De telles nuances sont importantes à établir dès lors que l’on s’ap-
puie sur une analyse des “prodromes” pour mettre en place une
politique de prévention secondaire de la schizophrénie. En effet, le
curseur identifiant des symptômes ou des manifestations “à risque”
se situera de façon différente selon que l’on tentera de rechercher,
en population générale (comme à l’école), des marqueurs senti-
nelles de risque évolutif, ou que l’on recherchera des signes pro-
dromaux sur une population d’adolescents en demande de soins, ou
bien que l’on étudiera rétrospectivement les signes précoces de
début chez un adolescent dont la maladie s’est déclarée (notamment
afin d’identifier chez ce dernier des marqueurs précoces de rechute).
Ces variations concernant l’interprétation donnée au terme de
prodrome sont sous-tendues par des modèles référentiels diffé-
rents concernant la psychose. C’est ainsi que, pour un clinicien
qui fait référence au modèle de “structure psychotique”, c’est-à-
dire à une constitution intrinsèque de l’individu le conduisant iné-
luctablement, en situation de demande psychique excessive, au
développement d’une psychose, le terme de prodrome s’entendra
comme le témoignage atténué de la présence de cette “structure”.
En revanche, pour un clinicien comprenant l’apparition de la psy-
chose comme résultant de la conjonction d’un processus neuro-
développemental, de facteurs de risques endogènes et exogènes
et de facteurs précipitants, le concept de prodrome fera davantage
référence à celui d’état mental à risque. La perspective thérapeu-
tique pourra ainsi différer selon le modèle théorique dont s’ins-
pire le thérapeute.
Intérêt et limites du concept de prodrome
pour la prévention de la schizophrénie
Ces distinctions subtiles ont-elles un intérêt clinique et thérapeu-
tique, voire préventif ? Dans la perspective classique, puisque le
génie propre de la maladie est son évolution spontanée et obliga-
toire vers une forme aboutie psychotique, puis déficitaire, l’identi-
fication précoce des prodromes n’est pas prioritaire en termes de
pronostic et de santé publique. Les auteurs contemporains, au
contraire, non seulement affirment l’importance d’une prise en
charge précoce de ces prodromes dans l’intention d’éviter l’éclo-
sion éventuelle du trouble, mais considèrent aussi, dans l’hypothèse
où ce dernier se déclarerait, qu’une telle prise en charge pourrait
atténuer la gravité du trouble ou ses conséquences.
Cette conception, pour optimiste qu’elle soit, n’est pas sans poser
de nombreux problèmes.
Le premier d’entre eux concerne l’utilisation clinique ou théra-
peutique qui pourrait résulter de cette analyse des prodromes. Par
exemple, si la clinique des prodromes était indicative d’une simple
vulnérabilité à la schizophrénie, conviendrait-il de mettre en œuvre
une thérapeutique préventive, notamment médicamenteuse ; ne
serait-il pas plus judicieux, comme le préconise la perspective clas-
sique, d’attendre que l’état psychotique complet se soit déclaré
avant de commencer une médication antipsychotique ?
Par ailleurs, la mise en œuvre de la détection d’une telle symp-
tomatologie, par définition de faible intensité ou très éloignée du
diagnostic de psychose, nécessiterait des efforts humains et finan-
ciers importants. Le bénéfice, en termes de santé publique, serait-il
alors à la hauteur des efforts consentis par la société ?
En outre, des travaux récents (6) ont pu mettre en évidence l’in-
térêt préventif des traitements psychothérapeutiques et médica-
menteux des manifestations prodromales non spécifiques à la psy-
chose. En d’autres termes, le traitement symptomatique des
manifestations psychopathologiques non psychotiques (comme
l’anxiété ou la dépression) présentes chez les adolescents participe,
en soi, au traitement préventif de l’évolution vers la psychose.
Y a-t-il donc légitimité à mettre en œuvre un dépistage précoce spé-
cifique de la psychose ?
Afin d’aider le clinicien à établir son opinion éclairée, les pages qui
vont suivre tentent de désintriquer ces concepts pour les rendre plus
accessibles. C’est pourquoi nous distinguerons, à l’aide de chapitres
différents, les notions que nous venons de développer. Nous nous atta-
cherons d’abord à décrire les données issues des travaux qui identi-
fient de façon rétrospective les prodromes de la psychose. Puis, en
demeurant dans cette perspective d’une analyse rétrospective, nous
décrirons les facteurs identifiés de risque évolutif vers la psychose.
Nous nous attacherons alors particulièrement aux facteurs périnataux
et aux acquisitions de la petite enfance, puis à ceux plus tardifs,
comme l’abus de substances ou les facteurs de stress psychosociaux.
Nous évoquerons ensuite les données des études prospectives, parti-
culièrement celles issues de l’analyse du devenir des populations dites
à haut risque. Elles sont aujourd’hui considérées comme essentielles
à la mise en œuvre d’une prévention secondaire à grande échelle.
PRODROMES PRÉCÉDANT L’ÉVOLUTION
D’UN ÉTAT PSYCHOTIQUE AIGU
Le concept de prodrome appliqué à la schizophrénie
Afin de mieux décrire la nébuleuse que constitue le concept de
prodrome de psychose, nous proposons, dans un premier temps,
de nous appuyer sur son acception commune dans le modèle
médical habituel. Bien qu’ayant ses limites, cette approche nous
permettra de positionner assez justement un grand nombre de
notions faisant référence aux formes débutantes des maladies.
Dans un deuxième temps, confronté aux insuffisances de ce seul
modèle à décrire la complexité du concept de prodrome de psy-
chose, nous proposerons d’autres approches conceptuelles.
Ainsi, comme le fait remarquer avec justesse Alison Yung (7), qui
travaille depuis des années à Melbourne avec Patrick MacGorry
au projet de prévention secondaire de la schizophrénie PACE
(Personal Assessment and Crisis Evaluation),le concept de pro-
drome peut se concevoir en psychiatrie comme similaire dans son
principe à celui rencontré en médecine pour l’hépatite A. En
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Mise au point
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effet, cette pathologie virale commence le plus souvent par des
signes non spécifiques tels que de la fièvre, des douleurs, de
l’anorexie, ainsi que la perte du goût pour la nourriture. Le dia-
gnostic d’hépatite est établi à l’apparition de l’ictère et à la posi-
tivité des tests sérologiques. Entre ces deux types de symptômes,
non spécifiques pour les premiers et pathognomoniques pour les
derniers, un clinicien avisé aurait pu identifier, pendant un court
laps de temps, des manifestations mineures comme la modifica-
tion de couleur de l’urine, des selles ainsi que des conjonctives.
Ces manifestations appartiennent au deuxième type, pathogno-
monique, mais leur intensité peut être considérée comme étant
“sous le seuil”. Voici donc définies simplement les notions de
symptômes prémorbides et de symptômes sous le seuil. Ils ne
sont habituellement pas différenciés dans la littérature, et tous
deux sont appelés “prodromes”.
Définir le premier épisode
Le concept de prodrome, dans la mesure où il est rétrospectif,
nécessite tout d’abord la définition précise de l’épisode initial.
Cette détermination est complexe. On a pu, en première inten-
tion, établir le début d’un trouble psychotique en se fondant sur
la date de la première hospitalisation pour psychose du patient.
Ce repère, commode d’un point de vue objectif, n’est toutefois
pas opératoire, dans la mesure où il dépend en grande partie du
système de santé du pays dans lequel vit le patient. La plupart
des auteurs considèrent, par ailleurs, que le patient a présenté
par le passé d’autres épisodes psychotiques sans qu’une hos-
pitalisation n’ait été nécessaire. L’hospitalisation ne correspond
donc pas au premier épisode stricto sensu. Ces auteurs proposent
de retenir comme date de début du trouble celle où le patient a
réuni pour la première fois un nombre suffisant de symptômes
(définition critériale CIM ou DSM) présents conjointement
pour parvenir à la catégorie diagnostique de schizophrénie. Les
tenants de cette acception défendent néanmoins des points de vue
différents. Pour certains auteurs, la présence de manifestations
comme le délire ou les hallucinations est nécessaire à l’établis-
sement du diagnostic ; d’autres vont avoir un niveau d’exigence
moins élevé et inclure aussi les patients présentant des troubles
du cours du discours ou du comportement ; d’autres, enfin, font
remarquer que l’expérience psychotique a débuté bien avant
que l’observateur ne la perçoive sous la forme de l’installation
d’une modalité cognitive et sensorielle, certes subjective, mais
spécifique à la psychose (8-10). Quoi qu’il en soit, les modalités
d’accès et de recueil de ces informations restent problématiques.
Épidémiologie et nature des prodromes
Dans ce cadre, et comme nous l’expliquions plus haut, les symp-
tômes prodromaux sont définis soit comme étant le témoignage
de manifestations subsyndromiques (sous le seuil) de la forme
psychotique complète, soit comme des manifestations perçues a
posteriori. Kraepelin et Claude avaient décrit, dès le début du
XXesiècle, des manifestations prodromales. Ils les avaient nom-
mées “schizomanies” rêveuses et négatives. La diversité de ces
manifestations prodromales a ensuite été organisée autour de
quatre formes cliniques intitulées débutantes non typiques. On a
ainsi identifié autour de la forme canonique centrale caractérisée
par la bouffée délirante aiguë, classiquement sans prodromes
(“coup de tonnerre dans un ciel serein”), des formes prodromales
atypiques telles que les formes hypocondriaques, pseudo-névro-
tiques, pseudo-thymiques et caractérielles.
Les auteurs plus récents décrivent aussi une telle symptomatolo-
gie. Häfner, par exemple, souligne sa fréquence, puisqu’elle
serait présente chez près de 73 % des patients ayant développé la
forme complète du trouble (11). Ces manifestations surviennent
habituellement entre l’âge de quinze et vingt-cinq ans. Elles com-
portent des préoccupations intellectuelles inhabituelles, souvent
ésotériques, un désintérêt progressif vis-à-vis des centres d’inté-
rêt habituels, des symptômes d’allure thymique et des manifesta-
tions pseudo-névrotiques (crises d’angoisse, manifestations obses-
sionnelles, symptômes hystériques). Les troubles cognitifs sont
eux aussi fréquents bien qu’intermittents : difficultés de concen-
tration, troubles de l’attention, barrages idéiques, difficultés d’abs-
traction, troubles du langage, méfiance, et modification de la
conscience de soi, des autres et du monde. Des manifestations
encore plus précoces sont décrites dans l’étude ABC (11). Cette
étude retrouve, plusieurs années avant l’éclosion du trouble, dans
le groupe de patients ayant développé une psychose, des mani-
festations telles qu’une nervosité, une humeur dépressive, de
l’anxiété, des troubles de la pensée et de la concentration, des sou-
cis, une diminution de la confiance en soi, une perte d’énergie
avec ralentissement psychomoteur, une baisse du rendement sco-
laire ou professionnel, un repli social, de la méfiance et une
diminution de la communication. Ainsi, dans sa cohorte de
232 patients admis pour un premier épisode, Häfner met en évi-
dence une humeur dépressive, des tentatives de suicide, une perte
de confiance en soi et un sentiment de culpabilité. Les odds-ratios
de ces symptômes sont de trois à cinq dans les trois à cinq années
qui précèdent l’admission de ces patients. Au cours des deux à
quatre années avant cette dernière, il constate l’apparition des
symptômes négatifs ; les symptômes positifs n’étant identifiables
qu’au cours de l’année précédant le premier épisode (figure 1).
De nombreux arguments cliniques et biologiques indiquent que
les symptômes négatifs qui constituent le socle de la symptoma-
tologie primaire de la schizophrénie résultent de mécanismes
physiopathologiques différents de ceux des symptômes positifs.
On postule, en revanche, l’existence de processus neurobiolo-
giques communs entre les symptômes négatifs et les symptômes
neurocognitifs. Les études de corrélation ont en effet mis en évi-
dence une significativité faible à moyenne entre les symptômes
négatifs et les symptômes cognitifs (12, 13), mais une absence de
significativité entre les symptômes positifs et les symptômes
cognitifs. On devrait donc, en toute logique, retrouver des moda-
lités prodromales différentes selon qu’il s’agit de symptômes
positifs, négatifs ou cognitifs.
De façon cohérente avec cette hypothèse, les symptômes néga-
tifs et cognitifs débutent plus précocement que les symptômes
positifs. Par ailleurs, les symptômes négatifs sont, plus fréquem-
ment que les symptômes positifs, associés à un risque familial
pour la schizophrénie (14).
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10
Pour les auteurs, les signes négatifs précèdent l’apparition des
signes positifs dans 50 % à 70 % des cas. Ils sont décelables
jusqu’à cinq ans avant l’apparition du trouble psychotique et sem-
blent relativement indépendants des facteurs environnementaux.
Caractérisés par un repli affectif, un déficit psychomoteur, une
indifférence et une baisse de motivation, ces symptômes passent
souvent inaperçus. Les équipes de Manheim, avec Häfner, de
Bethesda, avec Fenton, et de Yale, avec McGlashan, ont identifié
le fait que les patients qui expriment à la phase d’état un taux
élevé de symptômes négatifs (émoussement affectif, alogie, avo-
lition, anhédonie, trouble de l’attention) ont plus fréquemment
présenté un début insidieux. Les auteurs insistent néanmoins sur
la faible spécificité des symptômes négatifs à prédire l’évolution
psychotique, dans la mesure où ils peuvent tout autant témoigner
d’un état dépressif. C’est ainsi que l’anhédonie, syndrome le plus
stable, ne persiste depuis la phase prépsychotique jusqu’à l’état
psychotique avéré que dans 30 % des cas (8).
En revanche, les symptômes positifs ne se développeraient à
bas bruit que dans 25 % des cas avant l’efflorescence du premier
épisode. Il s’agit essentiellement d’idées délirantes de référence
et de persécution. Ces dernières précéderaient dans 30 % des cas
les hallucinations, le plus souvent auditives. On retrouve aussi
des idées délirantes d’influence, de contrôle et de grandeur.
D’une manière générale, les symptômes prodromaux de
psychose sont non spécifiques. Ils comportent des troubles
du sommeil, de l’anxiété, une diminution de l’intérêt, de
l’énergie et de la concentration, de même qu’une détérioration
de la capacité à s’inscrire dans un rôle social. Peu spécifiques,
ils ne permettent habituellement pas à ce stade, de mettre
en place une action thérapeutique ciblée. En revanche, la
présence concomitante à ces manifestations non spécifiques
d’atteintes cognitives, d’anomalies motrices et de la percep-
tion est significativement associée à un risque plus élevé de
transition vers la psychose (5).
Latence diagnostique et devenir du trouble
Certains auteurs ont suggéré l’existence d’une corrélation entre la
durée de la psychose non traitée (DUP, pour Duration of Untreated
Psychosis) et le pronostic fonctionnel de cette dernière. Ils s’appuient
sur le modèle proposé par McGlashan et Johannessen (15), qui signale
l’existence d’une période cérébrale critique au cours de l’adolescence
durant laquelle se déroulent des modifications neuronales (apoptoses,
synaptogenèse, remaniement des neurones et de la glie). La présence
prolongée du processus psychotique durant cette période de rema-
niement neuronal – témoignant de la neuroplasticité cérébrale – serait
susceptible d’entraîner des dommages cérébraux importants.
Ce constat justifie pour ces auteurs l’importance d’un diagnostic
précoce du trouble. Il permettrait qu’un traitement médicamen-
teux ainsi qu’une stimulation sociale soient mis en place de telle
sorte que soit protégé le système nerveux central dans cette
période de changement. Leur proposition est convaincante. Tou-
tefois, les données des nombreuses études cliniques sur ce sujet
ne permettent pas aujourd’hui de conclure définitivement quant
à la pertinence d’une telle démarche (16).
Tout d’abord, les traitements antipsychotiques qui pourraient
être proposés dans ces situations, s’ils améliorent les symptômes
des états constitués, ne traitent pas le soubassement neurobiolo-
gique du trouble. Ils ont, de ce fait, peu d’impact sur la neuro-
plasticité.
Par ailleurs, en raison de l’hétérogénéité de la schizophrénie,
il est possible d’envisager que les formes de cette dernière dont
le pronostic fonctionnel est le moins bon soient justement celles
où dominent les symptômes négatifs, notamment pendant la
phase prodromale (17). On sait que ces symptômes sont plus dif-
ficiles à identifier pendant cette période et qu’ils sont aussi ceux
pour lesquels les patients sont peu enclins à demander de l’aide.
Une durée importante de DUP serait donc possiblement le fait
des formes à moins bon pronostic et non pas obligatoirement une
conséquence de la prolongation de cette dernière.
En outre, l’association initialement décrite entre un pronostic
Figure 1.
Chronologie de l’apparition des symptômes chez les patients ayant développé une psychose (étude ABC).
Âge 24,2 29 30,1 30,3
Häfner et al. 1992 et 1995, Beiser et al., 1993.
Inconfort
5,0 ans 1,1 an 0,2 an
Symptômes
non spécifiques
Premier
symptôme
positif
Premier signe
(négatif ou non spécifique)
d'un trouble psychique
Symptômes positifs
Symptômes négatifs
Maximum
de la symptomatologie
positive
Admission
1er
épisode Phase
d'état
Phase
d'état
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