T R I B U N E Quelles informations peut-on tirer de la méta-analyse de 1998 en ce qui concerne les antiestrogènes en traitement adjuvant dans le cancer du sein ? L a rubrique “Tribune” a été inaugurée dans le numéro 5 avec l’article de Pierre Kerbrat (Rennes) sur la prévention par tamoxifène. Dans ce numéro, nous avons interviewé Louis Mauriac (Bordeaux) en ce qui concerne les prescriptions du tamoxifène en situation adjuvante et les modifications que la méta-analyse d’Oxford a pu apporter dans les indications de traitement. Pour mémoire, la méta-analyse d’Oxford avait été présentée par Henri Roché en octobre 1998 dans le numéro 2 de La Lettre du Sénologue. Cette rubrique donne la parole à un spécialiste sur un sujet donné ; il y exprime son opinion, ce qui suscitera certainement des réactions de la part d’un certain nombre d’entre vous. Cette rubrique est ouverte et nous attendons vos commentaires, qui seront publiés dans les numéros suivants. N’hésitez pas à nous écrire.* Le groupe des statisticiens d’Oxford avait publié en 1992 une première analyse des essais randomisés évaluant les thérapeutiques adjuvantes par voie générale. Une large place avait été faite à l’hormonothérapie adjuvante, par le tamoxifène. La deuxième actualisation a été publiée en 1998. Cette analyse porte sur 37 000 femmes incluses dans 55 essais. Par rapport à la précédente publication de 1992, le nombre d’observations avec 5 ans de prescription de tamoxifène a doublé et a permis l’observation d’événements carcinologiques plus nombreux survenant plus de 5 ans après la randomisation. Pour mémoire, l’intérêt principal d’une méta-analyse est de mettre en évidence un effet thérapeutique même modeste, qui ne serait pas retrouvé dans un seul essai par manque de puissance. L’inconvénient majeur d’une méta-analyse est d’être plus approximative dans les résultats qu’un grand essai multicentrique, par le recueil de données plus hétérogènes. Dans l’analyse des résultats, la réduction du risque est relative et donne des effets absolus différents selon le niveau de ce risque : pour les cancers N+, une réduction du risque annuel de décès de 20 % correspond à un bénéfice absolu final à dix ans d’environ huit décès évités pour 100 patientes (8 %), et pour les cancers N-, cette réduction du risque annuel de décès de 20 % correspond à un bénéfice absolu final à dix ans d’environ quatre décès évités pour 100 patientes (4 %). En fonction de la réceptivité hormonale À l’heure actuelle, en considérant l’ensemble de la population (RE+, RE- et RE inconnus), on peut conclure que le tamoxifène a un effet bénéfique aussi bien en termes de récidive que de mortalité. Ce bénéfice augmente avec le temps de prescription, 5 ans étant plus efficaces que 2 ans et qu’un an. La réduction du risque relatif de récidive à 5 ans et pour l’ensemble de la population est de 42 % ± 3, et la réduction du risque relatif de décès à 5 ans est de 22 % ± 4 (significative pour les deux). Sur ce point, on peut donc conclure que la durée optimale de prescription du tamoxifène doit être de 5 ans. La posologie * Anne Lesur, Centre Alexis-Vautrin, avenue de Bourgogne, 54500 Vandœuvre-lès-Nancy Cedex. Brigitte de Lafontan, Centre Claudius-Regaud, 20-24, rue du Pont-Saint-Pierre, 31052 Toulouse Cedex. 38 optimale du tamoxifène s’avère être de 20 mg par jour puisqu’il n’y a aucune différence avec les autres posologies de 30 ou 40 mg par jour. L’analyse de 1998 a permis de confirmer que les tumeurs qui n’exprimaient pas de récepteurs des estrogènes tiraient un bénéfice négligeable de la prescription d’un antiestrogène, tant sur la réduction du risque de récidive que du risque de décès. Récidive RE - 1 an 2 ans 5 ans moyennes 6%±8 13 % ± 5 6 % ± 11 10 % ± 4 p = 0,007 Mortalité NS 6%±8 7%±5 - 3 % ± 11 6%±4 NS NS À l’inverse, en ce qui concerne les tumeurs RE+, la réduction du risque de récidive après 5 ans de traitement est de 50 % ± 4 et la réduction du risque de mortalité de 28 % ± 5. Récidive RE + 1 an 2 ans 5 ans 21 % ± 5 28 % ± 3 50 % ± 4 Mortalité 2 p < 10-5 14 % ± 5 18 % ± 4 28 % ± 5 2 p = 0,018 On peut conclure de ces résultats que seules les patientes dont les tumeurs expriment une réceptivité hormonale aux estrogènes doivent bénéficier d’un traitement antiestrogénique. En fonction de l’atteinte ganglionnaire axillaire La mise à jour de 1998 confirme que l’efficacité du traitement antiestrogénique est aussi bonne que l’on s’adresse à des tumeurs qui s’accompagnent d’un envahissement ganglionnaire axillaire ou non. Le risque relatif est donc équivalent et, bien entendu, le bénéfice absolu est plus important pour les femmes qui ont un envahissement ganglionnaire que pour celles qui n’en ont pas : amélioration de la survie pour les N+ après 5 ans de tamoxifène de 10,9 ± 2,5 et pour les N- de 5,6 % ± 1,3 (il existe beaucoup plus d’événements dans le groupe des patientes avec un envahissement ganglionnaire N+ et leur pronostic est spontanément plus sombre). La Lettre du Sénologue - n° 6 - novembre 1999 On peut donc conclure que même chez les femmes dont les tumeurs sont à bon pronostic, sans envahissement ganglionnaire, la prescription d’un traitement antiestrogénique améliore encore le bon pronostic. mentation du risque doit cependant être pondérée par la connaissance de l’excès absolu de décès par cancer de l’endomètre qui est de 1 ou 2 ‰, soit un excès annuel de l’ordre de 0,2 ‰ quelle que soit la durée du traitement. En fonction de l’activité ovarienne La dernière analyse de 1998 montre que même les femmes en période d’activité ovarienne tirent un bénéfice du tamoxifène adjuvant. En effet, la réduction du risque de récidive est de 45 % ± 8 avant 50 ans, 37 % ± 6 de 50 à 59 ans, et de 44 % ± 5 de 60 à 69 ans. Le bénéfice est identique quel que soit l’âge, uniquement chez les patientes ayant pris du tamoxifène pendant 5 ans. La réponse au tamoxifène sera d’autant plus importante que la patiente est porteuse d’une tumeur avec des récepteurs aux estrogènes plus fortement positifs (exemple : une tumeur exprimant 280 fentomoles de RE sera plus sensible à l’action du tamoxifène qu’une tumeur qui en exprimera 15 ; seuil de positivité fixé à 10). Concernant la mortalité, la réduction du risque de décès est de 30 % ± 10 avant 5 ans, 11 % ± 8 de 50 à 59 ans, et de 33 % ± 6 de 60 à 69 ans. On peut donc conclure que le tamoxifène peut être donné sans effet délétère à une femme en période d’activité ovarienne. Il faut cependant avoir présent à l’esprit que dans cette tranche d’âge, il existe des effets hormonaux particuliers que l’on ne rencontre pas après la ménopause. Il s’agit d’une hyperestradiolémie absolue, constante, parfois importante, qui peut être responsable d’une symptomatologie gynécologique et hormonale anormale mais bénigne : tension prémenstruelle, ménorragies, métrorragies, kyste ovarien… Cette symptomatologie chez une femme traitée pour un cancer du sein fait bien sûr proposer des investigations complémentaires pouvant aller jusqu’à des endoscopies et nécessiter des traitements parfois chirurgicaux. (Ces faits ont été signalés dans les études de prévention, notamment celle du Royal Marsden Hospital, ainsi que l’étude NSABP B24 de Fisher sur les carcinomes in situ). Association tamoxifène-chimiothérapie La méta-analyse de 1998 montre que, quel que soit l’âge des patientes, l’adjonction du tamoxifène à la chimiothérapie réduit davantage les risques de récidive et de décès que la chimiothérapie seule. En conséquence, dans la mesure où ces patientes jeunes peuvent également tirer un bénéfice d’une chimiothérapie adjuvante, il nous paraît souhaitable de ne proposer un traitement antiestrogénique qu’à celles qui ont été ménopausées par leur chimiothérapie. Dans le cas contraire, on préférera s’en abstenir. Tamoxifène et cancer du sein controlatéral Enfin, le dernier élément positif est la confirmation que le tamoxifène, pendant une durée de 5 ans, diminue l’incidence des cancers du sein controlatéraux de moitié (réduction du risque de 47 % ± 9), ceci aussi bien chez les femmes jeunes que chez les plus âgées et chez les femmes dont les tumeurs expriment ou non des récepteurs des estrogènes (diminution du risque relatif de 30 % ± 6 et de 29 % ± 15). Toxicité du tamoxifène au long cours Il faut également rappeler les risques inhérents à la prescription prolongée du tamoxifène, en particulier au niveau de l’endomètre. En effet, on assiste à une élévation du risque de cancer de l’endomètre lorsque les patientes sont traitées pendant un an, 2 ans ou 5 ans ; les risques sont alors de 1,8, 2,2 et 4,2, ceci quelle que soit la posologie du tamoxifène. Cette augLa Lettre du Sénologue - n° 6 - novembre 1999 Tamoxifène 2 ans Tam + chimio vs chimio Tamoxifène 5 ans Tam + chimio vs chimio Récidive Mortalité 22 % ± 4 16 % ± 4 52 % ± 8 47 % ± 9 Il nous paraît donc licite de prescrire du tamoxifène à une femme jeune de plus de 40 ans, ménopausée par sa chimiothérapie et dont la tumeur est hormonosensible. Le bénéfice supplémentaire n’apparaît que lorsque la prise du tamoxifène dépasse un an. Association chimiothérapie-tamoxifène Dans ce groupe, on compare des femmes qui sont sous tamoxifène à des femmes qui sont sous tamoxifène + chimiothérapie : la méta-analyse montre que la chimiothérapie ajoutée au tamoxifène réduit, après la ménopause, les risques de récidive et de décès. Cependant, cette réduction est faible et le bénéfice en chiffre absolu encore plus limité. De ce fait, il peut paraître excessif de prescrire de façon systématique cette association aux femmes ménopausées, dont la maladie hormonosensible est déjà correctement contrôlée par du tamoxifène. Évidemment, en cas de risque métastatique majeur lié à l’envahissement ganglionnaire important ( 4), le bénéfice absolu étant alors un peu plus grand, une chimiothérapie adjuvante pourra être retenue. Âge < 50 ans chimio + tam vs tam* Âge 50 à 69 ans chimio + tam vs tam Récidive Mortalité 21 % ± 13 25 % ± 14 19 % ± 3 11 % ± 4 * nombre de patientes < 300 Réduction du risque (± = déviation standard) En conclusion, les règles de prescription du tamoxifène adjuvant sont désormais bien codifiées : on obtient un bénéfice avec le tamoxifène prescrit 5 ans et à 20 mg chez des patientes ayant exprimé une hormonosensibilité (RE +), et ce quel que soit le niveau de risque déterminé par l’analyse des facteurs pronostiques. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S ❒ Standards, Options, Recommandations. Les résultats des essais des traitements adjuvants systémiques. Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer. Arnette Blackwell, 1995 ; 3 : 165-73. ❒ Early Breast Cancer Trialists Collaborative Group (EBCTCG). Tamoxifen for early breast cancer : an overview of the randomised trials. Lancet 1998 ; 351 : 1451-67. 39