M I S E A U Alcoolisation des résidents en institution gériatrique J. Pellerin*, C. Pinquier**, A. Boiffin*** La littérature actuelle consacrée aux abus d’alcool (et de drogues) chez les sujets âgés tend à montrer que ces abus n’ont pas été, jusqu’à une période assez récente, reconnus et rapportés à leur juste mesure en pratique clinique quotidienne. Les raisons qui pourraient expliquer cette situation sont liées à l’intérêt tardif pour évaluer les consommations excessives dans ce groupe d’âge, à l’isolement social des buveurs excessifs et à leur mauvaise reconnaissance (1). Cette mauvaise identification des troubles pourrait être en partie attribuable au fait que, chez le vieillard, les symptômes d’une alcoolisation actuelle sont, la plupart du temps, banalisés et identifiés comme des symptômes d’une alcoolisation ancienne à laquelle s’est ajoutée l’avance en âge. La spécification de ce trouble et son individualisation par rapport à d’autres troubles psychiatriques sont pourtant une nécessité car elles correspondent à des situations cliniques fréquentes qui engagent, en outre, une thérapeutique adaptée. En pratique clinique, on doit différencier deux catégories de patients : ceux chez qui la consommation excessive d’alcool est ancienne et a vieilli et ceux pour lesquels l’alcoolisme s’est déclaré tardivement. Dans les institutions où les patients résident, la majorité des buveurs excessifs appartiennent à la première catégorie. Les alcoolisations secondaires sont liées à une comorbidité psychiatrique ou neurologique. Données épidémiologiques * Psychiatre, unité de psychogériatrie, hôpital Charles-Foix. ** Interne DES de psychiatrie, unité de psychogériatrie, hôpital Charles-Foix. *** Psychiatre, chef de service, unité de psychogériatrie, hôpital Charles-Foix, Ivry-sur-Seine. Comportements d’alcoolisation chez le vieillard Les études les plus rigoureuses réalisées en population générale sur la consommation d’alcool sont principalement nord-améri- 193 P O I N T caines. Elles évaluent la prévalence de l’ensemble des problèmes liés à l’alcool, entre 2 et 10 % des personnes âgées de plus de 65 ans (2). Ces données sont comparables à celles tirées des travaux réalisés en France (3) selon lesquelles 11 % des hommes et 0,6 % des femmes sont des buveurs excessifs. La définition d’une consommation excessive est alors définie par une consommation dépassant cinq verres d’une boisson alcoolique par jour. La proportion de buveurs en population générale est depuis longtemps considérée comme diminuant avec l’avance en âge (4, 5). Toutes les études confirment que les femmes sont moins susceptibles de boire que les hommes, après 65 ans ou que les femmes dans la population en général (6, 7). Cette évolution s’accompagne d’une modification dans les modalités de consommation : c’est plus le nombre d’occasions de boire que la quantité consommée à chacune de ces occasions qui diminue (8). La diminution globale de la consommation de l’alcool avec l’âge résulte, sans doute en partie, du taux de mortalité élevé des buveurs intempérants laissant ainsi penser que seules les personnes buvant modérément atteignent un âge avancé (9). On peut aussi expliquer cette réalité par le fait que les facteurs physiologiques associés au vieillissement, par exemple la baisse de la teneur en eau du corps et le ralentissement des fonctions métaboliques, augmentent les effets physiques de l’alcool, réduisant ainsi la quantité qu’il faut consommer pour obtenir un effet donné (10). Certains suggèrent également que la perte des rôles sociaux et de la responsabilité, ainsi que la disparition de l’indépendance économique et physique pourraient jouer un rôle important dans la réduction de la consommation d’alcool (11). Enfin, la faible consommation d’alcool actuellement observée chez les sujets âgés pourrait refléter les normes de consommation d’une génération qui a atteint un âge avancé (c’est-à-dire qu’il s’agirait d’une effet de cohorte). On devrait alors s’attendre à ce que l’importance de consommation d’alcool chez les personnes âgées augmente avec le vieillissement des jeunes générations actuelles, qui ont une attitude plus libérale face à la consommation d’alcool (4). Le fait de cacher un abus d’alcool est d’ailleurs beaucoup plus répandu chez les personnes âgées que dans les M autres groupes d’âge, ce qui implique probablement un certain degré de réticence à admettre toute forme de consommation, y compris si elle est limitée (12). Circonstances d’alcoolisation en institution Dans les établissements pour personnes âgées, la fréquence des dépendances alcooliques est très diversement appréciée. Elle semble pouvoir varier en fonction des institutions et cela est naturellement à rapprocher des modalités de recrutement, de la nature des soins dispensés et du contexte social et culturel de la région. Au fil des années, les enquêtes montrent aussi une variabilité importante allant toujours dans le sens d’une diminution des dépendances alcooliques à mettre en rapport avec l’accroissement de l’âge moyen et du nombre de pathologies des résidents. La prévalence des conduites alcooliques était évaluée entre 25 et 70 % dans certaines maisons de retraite à la fin des années 60 (13, 14) alors qu’elle est de l’ordre de 10 %, 20 années plus tard (15). Dans les structures qui accueillent les personnes en hébergement, l’alcoolisme est antérieur à l’admission et y est entretenu par des consommations clandestines en raison des réglementations relatives à la consommation d’alcool, aujourd’hui assez strictes. Cela explique la nécessité d’un certain degré de validité pour pouvoir s’approvisionner à l’extérieur et mettre en œuvre des stratégies efficaces de consommation compatibles avec la poursuite de l’hébergement. Dans les établissements de soins, une alcoolisation préalable à l’admission portant sur 222 patients hospitalisés en gériatrie et de 81 ans d’âge moyen, 48 % des personnes interrogées indiquent une consommation quotidienne antérieure à l’hospitalisation (16). Quoi qu’il en soit, ces consommations sont alors interrompues ou nettement moindres qu’au domicile. Elles posent alors le problème du dépistage d’une imprégnation et de son retentissement. Elles peuvent aussi imposer la mise en œuvre de procédures de sevrage adéquates. Il est probable qu’elles soient aussi à l’origine de sorties prématurées. Pendant le temps de l’hospitalisation, elles posent des problèmes institutionnels par les troubles du comportement qu’elles peuvent engendrer, par les conflits au sein des équipes qu’elles peuvent occasionner et par I S E A U la fréquence de l’impasse des prises en charge qui résulte de ces consommations mal reconnues ou mal tolérées. La plupart des auteurs ont surtout voulu faire de ces consommations un fait social plutôt que médical en rapprochant la pérennisation de ces conduites anciennes du manque de distraction, du manque de relations et de soutien affectif, de la vétusté des locaux et parfois de la complaisance du personnel (17). Données explicatives Limites des critères diagnostiques en gériatrie La mesure de la prévalence d’un trouble pose le problème de l’instrument de l’évaluation. Or, les classifications traditionnelles comme celles du DSM-IV sont limitées dans leur usage chez le sujet âgé. Rappelons qu’elles distinguent les troubles induits par l’alcool, comme l’intoxication, le sevrage ou le delirium, et les troubles liés à la consommation de l’alcool et que dans cette dernière catégorie, la dépendance alcoolique se différencie de l’abus d’alcool en ce qu’elle est susceptible d’entraîner tolérance, sevrage ou comportement compulsif. Ces distinctions se heurtent toutefois à la difficulté de faire concilier la tolérance (c’est-à-dire la tendance à boire plus pour obtenir les mêmes effets) avec le fait que ces patients sont plus susceptibles d’obtenir un effet significatif avec une quantité absorbée moindre. Certains auteurs (18) préfèrent d’ailleurs parler de “problèmes liés à l’usage ou au mésusage de l’alcool” (Alcohol use and misuse). Le terme de dépendance présente, également, une certaine ambiguïté. Ce terme est en effet utilisé dans le domaine psychologique selon une double perspective et son usage peut être encore radicalement différent en gériatrie. La dépendance est définie en psychologie (19) selon la perspective de la pharmacodépendance qui est “un état psychique et quelquefois également physique résultant de l’interaction entre un organisme vivant et une drogue et qui se caractérise notamment par des troubles du comportement et par d’autres réactions qui comprennent toujours une pulsion à prendre la drogue... de façon à retrouver ses effets psychiques” ou Le Courrier des addictions (1), n° 5, décembre 1999 194 P O I N T selon la perspective de la dépendance psychologique comme “la tendance à chercher aide et protection auprès d’autrui, à s’en remettre à autrui pour toute décision par perte de maturité et d’autonomie”. Chez le malade âgé (institutionnalisé ou non), on comprend aisément les risques de confusion relatifs à un usage indifférencié de ces deux acceptations car le rapprochement entre abus et dépendance revient à mettre sur le même plan des significations fort différentes. On le sait, la dépendance humaine n’est pas une caractéristique d’un individu mais une forme de relation de cet individu au monde qui l’entoure. Elle n’est donc pas un état mais un processus. Elle ne peut ainsi être appréhendée qu’en tenant compte de la position du sujet, de son engagement vers la dépendance, et en pratique clinique, de ses difficultés à se séparer ou à effectuer un deuil. On sait aussi qu’en définitive la dépendance, pharmacologique ou affective, est marquée par un fait constant relatif à l’impossibilité du sujet à faire évoluer ses objets d’investissement au point de s’y retrouver soumis (20). En gériatrie, le terme de dépendance est également utilisé, de façon différente au regard de ces définitions préalables, pour caractériser les difficultés du patient à faire face aux aléas de sa vie quotidienne. Son usage renvoie ainsi à ce qui est habituellement décrit chez le sujet jeune avec les termes de “handicap” et d’“incapacité”. Chez le sujet âgé, le diagnostic d’alcoolisme n’est donc pas rendu très facile par l’usage des classifications habituellement établies pour l’adulte plus jeune, car la notion de dépendance renvoie à des significations et à des usages très différents. Ces classifications impliquent aussi la dimension du retentissement de la consommation sur les activités sociales. Or, le vieillissement réussi est indissociable de la capacité du sujet à réduire de lui-même certaines de ses activités y compris celles dans lesquelles il avait pu s’investir jusque-là de façon importante. En définitive, il est bien évident que l’alcoolisation, lorsqu’elle confine le sujet dans une activité permanente de recherche de boissons ne pose pas de problèmes diagnostiques mais ces situations caricaturales ne sont pas les plus fréquentes. Avec le temps, les consommations sont plus sporadiques et l’alcoolisation apparaît alors souvent comme un moyen de lutte contre des facteurs situationnels tels que l’isolement ou la présence au foyer d’un conjoint ou d’un enfant très dépendant ou infirme. Dans ces conditions, la maladie alcoolique tarde alors à devenir l’objet d’un soin car elle est longtemps prise comme une conséquence de la précarité des conditions de vie habituelles (21). Il faut donc bien insister sur l’idée que l’alcoolisme est parfois la raison ou l’un des facteurs de la précarité et du manque de recours aux soins, mais que ces derniers favorisent aussi la mauvaise détection de la conduite pathologique. Lorsque cette détection pourrait s’opérer, la tendance est alors forte d’attribuer à des facteurs autres que l’alcoolisme les modifications du cadre de vie et la diminution des activités habituelles. Cet aspect est également vérifié en institution, et particulièrement dans les lieux de soins où les séjours sont transitoires. La difficulté à apprécier la tolérance Si l’on se réfère au DSM, cette tolérance est définie par “le besoin de quantité notablement plus forte d’alcool pour obtenir une intoxication ou un effet recherché et par un effet significativement diminué alors que la consommation est restée stable et continue”. Chez le vieillard, les modifications métaboliques, notamment l’augmentation de la masse grasse aux dépens de la masse maigre, ou le ralentissement des catabolismes et des fonctions épuratives tendent à entraîner une alcoolémie plus importante pour la même quantité d’alcool. Ces paramètres incitent à considérer que la notion de tolérance doit être étendue chez le sujet âgé à une évaluation qui ne tient pas compte des quantités consommées mais davantage de la nature des effets recherchés. La persistance de la recherche d’une sensation d’ivresse ou celle d’une soustraction à une problématique anxieuse peu élaborable ou verbalisable doivent tenir une large place dans l’identification et la caractérisation de ces attitudes pathologiques et ceci quelles que soient les quantités consommées. Alcoolisation et vieillissement À cette difficile caractérisation des troubles, et donc à leur difficile identification, viennent s’ajouter des aspects plus purement médicaux et psychologiques. Sur le plan médical, les répercussions cognitives, somatiques et biologiques de l’abus d’alcool peuvent être facilement interprétées comme des signes attribuables au vieillissement lui-même ou à ses avatars. Citons les troubles mnésiques qui peuvent être rapprochés d’un état démentiel ou les troubles de l’équilibre qui pourront être pris, à tort, pour des affections neurologiques non spécifiques. Il en va de même pour une perturbation du bilan hépatique ou du cycle de l’acide urique qui sont parfois difficilement interprétables dans le contexte d’une polypathologie. À ces données, on ajoutera que la personne âgée et particulièrement celle en institution est sujette à une consommation abusive de psychotropes qui peuvent rendre le diagnostic difficile. Enfin, ces alcoolisations peuvent être méconnues alors qu’elles jouent un rôle actif dans la genèse d’un trouble somatique (chutes, hématome sousdural, etc.), isolément ou en association à d’autres facteurs comme la consommation de benzodiazépines, une hypoglycémie, etc. Des automédications antidépressives ou anxiolytiques Au plan psychologique, on admet généralement que les prises d’alcool tardives peuvent correspondre à ces automédications, observations justes, mais sans doute insuffisantes ne serait-ce que par le déni de la consommation qui est si souvent constaté. La différenciation des mécanismes pouvant mener à une alcoolisation est en effet malaisée dans le contexte du travail psychique auquel le vieillard est soumis. Avec l’avance en âge, l’équilibre psychologique des individus se voit, en effet, remis en cause par divers facteurs et notamment par le fait que la perspective plus proche de la mort impose au sujet un réaménagement des valeurs avec lesquelles il avait pu constituer cet équilibre. Cette menace, qui pèse sur l’identité du sujet, peut ainsi renvoyer à un sentiment d’impuissance devant la réalité (22). Une des conséquences est de donner une certaine forme de primauté à des pulsions agressives se manifestant alors par une tendance du Moi à se détourner de ce qu’il sent lui échapper et à être tenté de détruire par anticipation, sinon par dépit, ce qu’il considère comme étant voué de toute façon à une destruction inéluctable (23). 195 Il est bien entendu que les solutions adoptées par chacun ne dépendent pas alors de conditions objectives – celles qui sont en définitive rencontrées par tous – mais des capacités ou des incapacités de chaque individu, en fonction de son histoire et de sa culture, à se représenter, sous la forme la plus acceptable possible, les conditions de son ultime destin et de sa finitude. Quoi qu’il en soit, la crise identitaire chez le vieillard est un fait avéré et son enjeu est de permettre à chacun de trouver les modalités de pensée les plus compatibles avec l’urgence de se représenter la fin de sa vie. Or cette fin de vie restant une énigme, les solutions adoptées ne peuvent qu’être des constructions trouvant leur fondement dans des processus de déni, de rationalisation ou d’idéalisation. Elles peuvent alors être insuffisantes pour endiguer les processus anxiogènes qui ne cessent de revenir et ne peuvent qu’aggraver les fragilités anciennes constitutives de la structure de l’individu. Outre les pertes habituelles attribuables au vieillissement, le sujet est alors soumis à cette perte de repères identitaires qui majore encore sa vulnérabilité. Maintenir une certaine forme d’identité En diluant la perception du temps qui passe, et en abrasant le sentiment de ses effets délétères, ces comportements peuvent porter le sujet vers un investissement massif pour une consommation d’alcool qui n’aurait plus d’autre fonction que d’être un authentique élément constitutif de l’identité. Dans un tel processus destructeur, ce n’est plus la recherche de l’ivresse ou d’un bien être qui fait sens pour l’individu mais surtout la quête d’une identité. Lorsque le temps n’est plus perçu avec acuité, l’anxieux est soudainement soulagé de l’intrusion de ces pensées qui le déstabilisaient. L’alcoolique ancien, quant à lui, ne renonce pas à ce statut, intemporel, d’alcoolique. Il témoigne alors de son impossible soumission au processus de séparation (d’avec la vie, d’avec soi-même) auquel il est pourtant confronté. Dans tous les cas, le déni de la consommation, trait le plus apparent du trouble, renforce aussi le sentiment identitaire : en agissant comme une tentative plus ou moins désespérée de récupérer une illusoire maîtrise des débordements affectifs auxquels le sujet est soumis. M En définitive, que la prise d’alcool soit permanente et vieillie ou compulsive et d’apparition plus tardive, la valence psychologique attribuable à cette attitude est indissociable des nouveaux rapports que le sujet entretient avec son destin dans cette dernière étape de la vie. Si certaines crises d’angoisse, ou certains moments dépressifs peuvent se résoudre pour le sujet dans l’abus d’alcool, une lecture purement pharmacologique de cet abus est probablement insuffisante en soi. Alcoolisation et institution Dans l’univers spécifique des institutions, deux situations cliniques doivent être clairement différenciées. D’une part, on distingue les anciens patients alcooliques, très désocialisés, en situation de rupture affective, pour lesquels aucune autre solution que l’institutionnalisation n’est plus envisageable. Les conduites alcooliques sont alors aussi fréquentes que l’institution peut l’admettre. La plupart du temps, elles sont à peine masquées et s’organisent autour de sorties ou d’un approvisionnement par un autre résident. Elles renvoient naturellement à une problématique individuelle mais celleci est difficile à travailler parce que le sujet n’en est pas demandeur et que ses comportements suffisent à focaliser l’attention des équipes. À cet égard, les fugues ou sorties incontrôlées sont surtout mobilisatrices pour les équipes en raison des responsabilités auxquelles chacun se sent exposé. La réponse qui est alors trouvée repose toutefois davantage sur des mesures coercitives ou des mesures d’orientation vers un dispositif “plus adapté”. D’autre part, on ne peut différencier les patients ayant une alcoolisation plus récente et pour lesquels la famille, souvent assez attentive mais aussi souvent plus ou moins “complice” de l’alcoolisation, espère trouver une opportunité de sevrage. L’enjeu n’est cependant pas seulement dans ce sevrage, qui est d’ailleurs, en définitive, relativement aisé. Il est bien davantage de ne pas manquer un diagnostic de dépression associé ou une autre comorbidité psychiatrique. Il est aussi de mesurer les effets du vieillissement chez ce patient et de l’aider à dépasser cette solution précaire qu’il a lui-même mis en place pour lutter contre ces effets. Le retentissement des conduites d’alcoolisation ou des situations d’alcoolo-dépen- I S E A U dance sur l’institution est particulièrement difficile et cela non seulement en raison des troubles du comportement occasionnés par la prise d’alcool mais aussi par le questionnement que cette forme de dépendance renvoie aux soignants. L’agressivité et l’agitation à l’occasion d’une ivresse mobilisent particulièrement les équipes qui se sentent d’ailleurs en nombre insuffisant et rarement formées pour les affronter. Plus qu’aux autres périodes de la vie, ces ivresses pathologiques mobilisent chez le soignant les images de la déchéance et du refus de sociabilité. L’attention est alors particulièrement portée sur le manque d’hygiène, l’excessive incurie et l’état de délabrement somatique. Ces constatations sont légitimes mais elles laissent aussi penser que toute forme d’identification, et donc de soins, à ces personnes est particulièrement difficile. À cette dimension, s’ajoutent celles de la répétition et de la transgression. Au fur et à mesure que ces crises se reproduisent, elles confrontent encore davantage chacun à un sentiment d’impuissance et de découragement. D’une faible tolérance, on plonge alors vers un rejet actif où les tentatives de contrôle et de sevrage peuvent alors prendre le masque d’une certaine forme de “sadisation”. Dans un ultime mouvement, le patient alcoolique disparaît alors brutalement, soit à la suite d’une fugue, soit dans les circonstances d’un accident somatique, soit à la faveur d’une orientation vers une nouvelle institution. Dans tous les cas, ces mouvements renvoient chacun à un sentiment de manque qui n’est jamais élaboré. De fait, une des singularités de ces comportements est qu’ils semblent toujours réapparaître comme la première fois. Évaluation et prise en charge L’évaluation des troubles liés à l’alcool concernent les complications somatiques et psychiatriques et la mesure de l’importance de la dépendance. Les complications somatiques, sur lesquelles nous serons brefs, sont marquées par leur fréquence et par leur gravité, la mortalité des pancréatites aiguës étant par exemple de l’ordre de 15 % dans la sénescence. Les chutes, les hypoglycémies ou les états d’acidose métabolique, Le Courrier des addictions (1), n° 5, décembre 1999 196 P O I N T déclenchés par une ivresse banale, peuvent également avoir de très graves conséquences pour le vieillard d’autant qu’elles sont souvent méconnues. Évaluation des comorbidités psychiatriques Les problèmes psychiatriques associés à l’abus d’alcool comportent la dépression, l’anxiété et le suicide (24). On y ajoutera les problèmes posés par l’association entre démence et alcoolisme. Le lien entre l’ensemble de ces pathologies et la consommation d’alcool est variable mais il doit être identifié comme particulièrement fréquent chez la femme âgée (25). Troubles dépressifs Ce lien peut être le fait de la fréquence importante de ces différents troubles chez le vieillard. Les pathologies psychiatriques peuvent être, aussi, causes ou conséquences de l’alcoolisation. L’intoxication massive et prolongée d’alcool aurait plutôt des effets négatifs sur l’humeur. Une dépression secondaire est ainsi évaluée chez un tiers à la moitié des sujets âgés (26). Au plan clinique, l’état affectif évolue entre le sentiment de culpabilité du patient, culpabilité d’ailleurs susceptible d’être renforcée par les soignants, et les effets pharmacologiques de la prise d’alcool qui ne sont pas purement euphorisants. Il en résulte des états dysphoriques caractérisés par une tristesse, une apathie, des troubles du sommeil et des comportements auto ou hétéro-agressifs marqués par leur dimension impulsive. Troubles anxieux L’articulation des troubles anxieux avec les comportements d’intempérance est une réalité clinique difficile à examiner chez le sujet âgé. La répétition et les échecs des sevrages, les effets désocialisants des conduites alcooliques, les occasions de conflits que ces conduites induisent dans les institutions sont autant de facteurs susceptibles d’installer le sujet dans une position particulièrement anxiogène. La sémiologie des accès anxieux se mêle alors à cette présentation de l’alcoolique qui associe irritabilité, réponses fuyantes ou apparente plasticité et tout le cortège des signes somatiques habituels chez ces patients comme les sueurs, les tremblements ou les défauts d’hygiène. Pour les expliciter, il faut alors surtout revenir sur la valence de ces comportements comme inscription de la problématique du temps dans celui de l’institution : l’alcoolique qui témoigne de son alcoolisation ou de ses avatars au sein d’une institution témoigne-t-il de son mal-être ou de son espoir de se faire admettre, en tant qu’alcoolique, au sein de cette organisation sociale ? La réponse à cette question d’importance n’est jamais univoque. Elle doit surtout fournir à ceux qui en sont les témoins l’occasion d’une réflexion, et à terme d’une acceptation, de l’expérience primordiale que le sujet entend mener : celle d’être présent tout en étant, d’une certaine façon, absent aux exigences du monde qui l’entoure. De la tolérance de l’institution à ces écarts et à leur répétition, découleront alors les possibilités pour le patient de se représenter une nouvelle forme d’existence et d’attachement à son environnement. Comportements suicidaires Les comportements suicidaires sont facilités par l’impulsivité de ces patients et par leur difficile tolérance à la frustration. Ils soulignent aussi, tout à la fois, l’impasse dans laquelle ces personnes peuvent se retrouver projetées et la violence des réactions qu’elles ne peuvent alors qu’opposer. Ces réactions déclenchent en retour des mouvements institutionnels de rejet. Démences alcooliques L’alcoolisme représente, en population générale, une cause fréquente de syndrome cérébral de type démentiel. Cette complication s’observe chez les sujets ayant des antécédents d’alcoolisme comme chez ceux qui présentent un alcoolisme tardif car la toxicité de l’alcool est plus importante à cette période de la vie. Le tableau est celui d’une détérioration d’allure corticale ou sous-corticale s’apparentant au syndrome de Korsakoff. On ne dispose pas d’étude permettant d’évaluer la fréquence de ce type de troubles dans la population institutionnalisée. Les sujets déments s’alcoolisent également souvent. Certains travaux montrent que 10 % des patients déments hospitalisés pourraient être considérés comme des buveurs excessifs (27). Ces conduites trouvent probablement leur origine dans une altération frontale. Évaluation métrologique Tout sujet âgé qui présente un problème lié à l’alcool doit bénéficier d’un examen phy- sique complet, d’un bilan biologique, d’une estimation de son état cognitif et psychologique et d’une reconstitution de ses consommations d’alcool ou d’autres psychotropes (17). Plusieurs entretiens s’attacheront aussi à mettre en évidence les éléments saillants de sa biographie et la qualité de ses liens et de ses attaches avec son environnement. La possibilité de l’utilisation d’instruments de dépistage ou d’évaluation doit également être connue. Le questionnaire le plus simple d’utilisation en institution est le CAGE (auto-questionnaire) qui est composé de quatre questions et dont la spécificité et la sensibilité sont acceptables (28). Une traduction française en a été proposée (29). Le “Michigan Alcoholism Screening TestGeriatric Version” (MAST-G) est un autoquestionnaire qui comporte 24 items. Certains auteurs considèrent que ces instruments n’apportent toutefois pas de gains supplémentaires pour le dépistage de ces conduites par rapport à un entretien clinique (30). Prise en charge spécifique La prise en charge des patients consommateurs d’alcool en institution est naturellement spécifique. Elle est largement conditionnée par les interactions que le sujet noue avec chacun des interlocuteurs qu’il est amené à rencontrer. Or, la plupart du temps, ces relations commencent par être imprégnées par des comportements de quête et de dépendance affective, par des réactions souvent qualifiées d’infantile, par des difficultés à exprimer des sentiments ou des problèmes personnels, le discours étant fait souvent de lieux communs et d’apparentes banalités. Au cours des ivresses, ce sont les passages à l’acte impulsifs ou les attitudes désinhibées sinon agressives qui peuvent dominer la scène à moins que le patient sache trouver un lieu où il se sente à l’abri de tout reproche potentiel. Lorsqu’un environnement existe, celui-ci n’est jamais neutre et ceci bien au-delà de l’apparent contenu d’un discours marquant par ses effets de désignation. L’ensemble de ces attitudes apparaît ainsi comme n’étant pas propice à l’établissement d’une relation thérapeutique réelle. Dans ce contexte où l’institution exprime en outre sa volonté hégémonique de normalisation, le sujet navigue, au gré de ses 197 pulsions, entre le déni des contraintes de la réalité et l’expérience de la réassurance, par la prise d’alcool et par son statut d’alcoolique. Les premiers entretiens sont d’une grande importance. En évitant toute forme de culpabilisation, il convient de manifester sa capacité à répondre à une éventuelle demande sans y confondre un souci éventuel de rétablir l’ordre et la soumission au fonctionnement de la collectivité. Ce dernier rôle doit être assumé par l’ensemble des soignants de la façon la plus tolérante et la moins impulsive qui puisse être. Un travail de fond avec les équipes est alors souvent nécessaire. À ce stade, la demande du patient est rarement verbalisée mais la mise en mots, par le médecin ou les équipes a déjà un effet de ré-autonomisation du patient qui expérimente ainsi qu’il y a quelque chose à dire de sa souffrance. Il est également important de répondre à des questions portant sur la précarité physique ou sur la valeur de tel ou tel examen pratiqué. Le patient doit être doté des moyens de se réapproprier son corps et sa santé. Au cours d’entretiens individuels, une attitude relativement empathique est nécessaire car les silences ou les interrogations peuvent être vécus sur un mode négatif. Chez les patients présentant des troubles cognitifs, ce risque est encore majoré. Par ailleurs, un traitement adapté des troubles psychiatriques associés est toujours nécessaire. Les conditions de son instauration doivent être assez soigneusement explicitées avec la possibilité du recours à une unité spécialisée. Soutien des équipes Les équipes sont largement impliquées dans la prise en charge des patients présentant des conduites d’alcoolisation. D’abord, en raison des troubles du comportement associés qui ne manquent pas d’occasionner des avis contradictoires ou des conflits sur la réponse à apporter à ces troubles. La personnalité du patient alcoolique, y compris lorsqu’un syndrome démentiel est présent, sait susciter des interactions et des investissements des soignants très spécifiques et ce aussi parce que chacun entretient des relations particulières avec l’alcool en fonction de son histoire et de son propre environnement. M Il conviendra alors de réfléchir avec les équipes, dans le cadre de réunions soigneusement instituées, c’est-à-dire programmées et répétées sur la nature de la relation soignant-soigné. Cette relation est un échange entre deux psychismes où l’identification joue un rôle primordial. Dans une relation thérapeutique, chacun des protagonistes s’identifie à l’autre, c’est-à-dire y trouve des raisons de se faire entendre. Ces raisons peuvent être plus ou moins conscientes, mais bien souvent elles se font sur un mode assez archaïque impliquant chacun dans le tumulte de ses affects. La relation avec le vieillard peut être décrite selon ces modalités auxquelles doit être ajouté le caractère asymétrique du lien entre soignant et patient âgé : le premier est en position dominante de pouvoir et de savoir tandis que le second est en situation de demande et d’ignorance. Il existe de multiples particularités relationnelles en institution entre soignants et patients. Toutes sont conditionnées par un ensemble de déterminants mais la dégradation de l’aspect des patients et le sentiment, souvent éprouvé, de leur dégradation psychique rend cette identification difficile. Pour autant, le soignant ne reste pas exempt du souci d’exercer correctement son métier ; il est alors confronté à la triple tentation de l’indifférence, de la démission ou de la surcompensation. Toutes ces attitudes ne sont pas univoques et peuvent se succéder dans le temps pour un même patient ou se modifier d’un patient à un autre pour un même soignant. Elles peuvent aussi donner lieu à des attitudes contradictoires, et parfois à des conflits, entre plusieurs soignants d’une même équipe qu’il conviendra de dédramatiser. La priorité est de faire de ces conflits des occasions d’échange et de partage. Notons enfin que dans les soins à un patient alcoolique, les gratifications ne s’opèrent pas selon les codifications habituelles : le discours est, rappelons-le, soumis à des affects excessivement exprimés ou au contraire, empreint de banalités. Les possibilités de réassurance du soignant sur sa “bonne” capacité à soigner sont alors mises en défaut. Dans ce contexte, les attitudes à l’égard du patient oscillent entre rejet et surprotection et, en définitive, le trait principal de cette attitude est son appartenance au registre pulsionnel. Le travail de l’équipe, aidée d’un psychiatre, consistera aussi à se situer par rap- I S E A U port à ces différents registres d’attitude. La collaboration avec un service de psychiatrie pour une hospitalisation transitoire ou dans la perspective d’une nouvelle orientation devra, de toute façon, toujours rester possible. Conclusion L’alcoolisme du sujet âgé en institution ne doit être ni banalisé ni nié. Il s’agit en effet d’une pathologie aux conséquences médicales et institutionnelles importantes. Ces comportements peuvent entraîner le sujet et les équipes dans des situations d’impasse où la violence et l’incompréhension P O I N T mutuelle ne tardent pas à apparaître. La plupart des traitements proposés aux adultes plus jeunes sont également utiles chez le sujet âgé. On aura particulièrement à l’esprit la possibilité d’une comorbidité psychiatrique qu’il conviendra de traiter. Plus généralement, les implications pour les institutions de ces comportements devront faire à chaque fois l’objet d’une réflexion spécifique et pourront toujours amener à réenvisager le projet de soins actuel. Autrement dit, ne jamais sous-estimer la gravité de ces conduites et le risque de rupture auquel le sujet est, le plus souvent, tenter de continuer à s’exposer. Références bibliographiques 1. Perry L.A. Substance abuse. In : Wasylenki D. Psychogeriatrics : a practical handbook, Toronto, Gage, 1987. 2. Maypole D.E. Marketing a community mental health center. Health Mark Q 1991 ; 9 (1-2) : 139-153. 3. Haut comité de la santé publique. Les indicateurs d’alcoolisation, la consommation, la mortalité. La Documentation française 1992 ; 63 p. 4. Meyers A.R., Goldman E., Hingson R. et coll. 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À découper ou à photocopier ✁ Tarif 1999-2000 Merci d’écrire nom et adresse en lettres majuscules ❏ Collectivité ................................................................................. à l’attention de .............................................................................. ❏ Particulier ou étudiant Dr, M., Mme, Mlle ........................................................................... Prénom .......................................................................................... Pratique : ❏ hospitalière ❏ libérale FRANCE / DOM-TOM / CEE ÉTRANGER (autre que CEE) ❐ 380 F collectivités (57,93 €) ❐ 500 F collectivités (91 $) ❐ 300 F particuliers (45,73 €) ❐ 420 F particuliers (76 $) ❐ 190 F étudiants (28,96 €) ❐ 310 F étudiants (56 $) joindre la photocopie de la carte ❏ autre.......................... 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