intérieur 26/04/02 14:42 Page 63 Petit discours préparatoire à une refondation J.P. Rumen* C ’est nécessaire parce que cette pathologie mentale (souffrance psychique ?) ou plutôt ce qui se présente à nous à cette enseigne (celle, par exemple, que nous qualifions de “psychotique”) a changé. La certitude est de plus en plus difficile à acquérir : les repères, les signes sont plus ténus et, en ce qui concerne les “psychoses” par exemple, les sous-espèces sont de plus en plus difficiles à différencier, les signes réduits à l’os. Nous avons affaire à des patients égarés, morcelés, tentant de ressaisir, ou de mimer, dans des efforts souvent pathétiques, ce qui peut les faire ressembler à chacun. L’écran du délire, cette interface qui permettait un semblant de dialogue, un prétexte à l’échange, se manifeste moins : l’abord est immédiat, angoissant et celui qui écoute se trouve comme entraîné dans le vide et en passe de cesser d’élaborer. On peut, bien sûr, se satisfaire de ces approximations vulgaires si répandues : extension illimitée de LA schizophrénie, disparition des paraphrénies, mais aussi DES schizophrénies, critères des troubles psychotiques réduits au seul délire, lui-même réduit à l’irrespect de la doxa ou à l’incongruité du langage. Ces transformations peuvent sans doute être rapportées aux modifications de l’abord des patients. Comme il est probable que l’évolution des démences précoces était liée à un mode de vie imposé plus qu’au génie évolutif de l’affection (et cela aussi a * Psychiatre, Ajaccio. changé, tout comme les névroses), la dépression a englouti les nuances et l’hystérie s’est fondue dans le paysage. Les symptômes obsessionnels sont de moins en moins avoués : tout, mais pas TOCkés ! Mais cela évolue encore et, pour la première fois depuis vingt ans, je viens de voir un cas de paralysie hystérique ; un, puis deux, puis trois ! La souffrance exprimée – qui tient lieu de sésame pour la rencontre – est fondée, pour une bonne part, sur un sentiment de non-conformité à une norme culturelle où chacun est censé pouvoir être à lui-même transparent : norme parfaitement paranoïaque au demeurant ! Si je tente d’éclairer ma religion, c’est donc sur des éléments peu classiques : excès de sens ou non, retransmission du discours de l’Autre, avec ou sans hésitation, achoppement, rectification, retour en arrière, capitonnage, avec ou sans sujet, peut-être… L’armature sémiologique qui était la nôtre ne fonctionne plus et c’est pourquoi, sans doute, les catégories comportementales des DSM se sont imposées si facilement. Toute théorie est devenue “non grata”, il n’y a plus d’élaboration devant la folie, partant devant toute condition humaine, dont la valeur se trouve réduite aux apparences. Rien n’a pu s’imposer pour remplacer le jacksonisme de Henri Ey, c’est même l’élaboration d’hypothèses qui est devenue répréhensible, comme dans le cas de l’autisme infantile précoce, où il est interdit de conclure après l’observation clinique à une relation entre famille et développement. Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19), n° 3, mars 2002 R efonder la nosologie, transformer les classifications utilisées en psychiatrie, voilà beau temps que nous en sentons la nécessité. Mais il faudrait bien commencer... L’hypothèse génétique s’impose pour “ne pas culpabiliser les familles” (et ménager quelques fromages). Quand bien même cette hypothèse serait juste, elle ne permettrait en aucune façon d’expliquer le déterminisme de l’affection. L’adjectif “scientifique” utilisé en l’affaire n’est rien moins qu’un fétiche, nous sommes en présence d’un véritable denkverbot (interdit de penser) qui va bientôt prendre sa place dans la subjectivation aux côtés du refoulement, du déni et de la forclusion ! Pourquoi, dans ces conditions, vouloir refonder ce qui ne sert plus, ce qui n’est pas nécessaire à la prescription médicamenteuse, ce qui est inutile – voire nuisible – à la “réhabilitation”, aux “groupes homogènes de malades”, à la statistique, à ce qui conduirait à penser qu’un psychotique “n’est pas une personne présentant des troubles de la série psychotique” (rapport Piel et Roelandt) mais que c’est quelqu’un qui fait vaciller notre assurance à supposer un sujet ? Alors pourquoi ? Parce que c’est de notre fonction : “le savoir psychiatrique s’est constitué là où la médecine a estimé avoir quelque chose à dire de ce que la culture à laquelle elle appartient entend par folie” (G. Lanteri-Laura). Et si nous ne le faisons pas, qui le fera ? Partant, qui pourra écouter, qui pourra accueillir sans imposture cette parole de la folie ? Y aura-t-il autre chose que réduction chimique et recherche de tranquillité sociale ? Et que sera cette société qui ne pourra même plus se préoccuper de la question de la liberté, de ses conditions, de 63 Les mots et les hommes Les Mise mots au et les point hommes intérieur 26/04/02 14:42 Page 64 ses limites et de cette alternative : la folie est-elle pathologie de la liberté ou est-elle non-assujettissement aux lois du langage et donc liberté absolue ? Mais sont-ce là les fondations ? Point encore. La vox populi dit, qu’avec d’autres, nous sommes des “psys” et elle y met une nuance critique qui n’est pas injustifiée. Le psychisme c’est ce sur quoi – tant signifiant que concept – nous reposons ; c’est nos fondations. C’est-à-dire le fameux “petit homme qui est dans l’homme” et auquel il est demandé de répondre des motifs, mais qui n’est jamais traité autrement que comme un organe. Abandonner ce “psychique” nous soulagerait de bien des maux : de la psychothérapie et de sa reconnaissance, de la psychiatrie et de son recyclage en “santé mentale”, de l’abusive opposition psyché-soma, d’absurdités comme le handicap psychique, etc. Mais cet abandon n’aura pas d’effets magiques, non plus que son remplacement. La philosophie, pratique trop délaissée au bénéfice d’un pragmatisme abusivement prêté à Pierce par les adorateurs du DSM, nous en instruit : “On aimerait sans doute suivre à la trace l’évolution des sens ou l’apparition d’expressions autour desquelles cristallise peu à peu une pensée qui, rétrospectivement, semblera avoir préexisté et cherché sa formule, alors qu’en réalité c’est la formule qui s’est enracinée dans le sens et a poussé des feuilles, et suscité un mode de pensée, des catégories nouvelles. Naturellement, la plupart des expressions nouvelles ne donnent que du bois mort et encombrant, mais comment savoir à l’avance si un changement de vocabulaire renouvellera vraiment et utilement nos concepts ?” (1). Bornons notre champ à étudier et tenter de remédier aux différents modes dont le corps est affecté par le langage (“affecté” à entendre également comme “producteur de l’affect”). Si, malgré tout, on voulait réformer le vocabulaire, il faudrait en passer par la création de la “logologie” qui bouffonnerait assez pour me plaire et justifierait, au mieux, la “bobologie”, cette médecine qui n’entend plus et qu’a si bien croquée Claire Brétecher. Mais, sans recourir à cette solution extrême et probablement vaine, il suffirait peut-être de refonder de la façon qu’indiquait Marcel Czermak dans un de ses remarquables articles (2). C’est avec l’autre que cela ne va pas : névrose. Quelqu’un qui se fera le héros du phallus qui est nul organe et permet, en tant que voilé, la métaphore : perversion. C’est un corps assez étrange qui se montrerait comme obturé : psychose, avec ses variantes selon le moment où se produit ou non la cristallisation avancée par Séglas. Nous devons être quelques-uns à pratiquer en fonction de ces repères qui nécessitent une écoute assez particulière. Est-il souhaitable de formaliser cette pratique, d’en composer un manuel ? Sans doute, s’il s’agit de montrer que la pratique n’est pas celle qui se déduit de certains écrits péri-ministériels ; sans doute, s’il s’agit de faire trace auprès des étudiants, s’il s’agit, aussi, d’échapper à la solitude. Mais une telle formalisation ne pourrait prendre consistance qu’à la condition de se savoir fugace, momentanée. Cette démarche, associant pratique et formalisation instantanée, est bien la seule qui permette que le patient (le sujet, l’usager ?) soit placé au centre des préoccupations de qui s’offre à l’entendre. Tout “dispositif de santé mentale” qui ne le permettrait pas, expressément et avant tout, serait d’avance condamné. Références 1. Poirier R. Avant-propos à la deuxième édition du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de André Lalande. Paris : PUF, 1997. 2. Czermak M. De quelques principes organisateurs d’une classification qui serait psychanalytique. Act Méd Int Psych 2000 ; 6 (17). Imprimé en France - Differdange S.A. 95110 Sannois Dépôt légal à parution - © Décembre 1984 - Médica-Press International S.A. 64 Les mots et les hommes Les mots et les hommes