« Les enfants sont les premières victimes de notre société qui les fait

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« Les enfants sont les premières victimes de notre société qui les fait grandir
trop vite. »
Interview de Michel Servillat, pédo-psychiatre intervenant dans
différentes structures des départements du Rhône et de la
Saône et Loire.
Propos recueillis par Catherine Panassier le 27 mars 2006
On parle beaucoup du mal-être et d’une évolution inquiétante de l’état de santé
mentale des Français. Pensez-vous réellement qu’aujourd’hui, la société
impacte plus qu’auparavant la santé mentale de la population ?
Il est difficile de répondre à cette question car la notion même de santé mentale n’est
pas précise ni clairement définie ; elle évolue sans cesse. Aussi je préfère dire que
c’est la souffrance qui a évolué. Elle est, en effet, plus diffuse et complexe à l’image
du monde qui nous entoure. Un monde qui bouge, et de plus en plus vite. Dans ce
monde, il y a ceux qui suivent et les autres, les exclus…
Nous vivons dans un pays nanti sur le plan matériel, mais avec des écarts qui se
creusent, les riches sont de plus en plus riches, on constate l’apparition de nouveaux
pauvres, le pays est en proie aux doutes sur le plan moral. Les liens sociaux
s’effritent pour de multiples raisons : du fait de la mobilité géographique, qui induit
notamment le relâchement des liens familiaux, les divorces et la recomposition des
familles et du fait de bien d’autres raisons encore (affaiblissement des repères
culturels, religieux). Avec l’individualisme, on a gagné en liberté mais tellement perdu
en solidarité. L’accroissement de la précarité et l’échec de l’intégration des jeunes en
particulier ont anéanti tout espoir en l’avenir, toute croyance en un projet de société,
et laisse la population dans une ambiance de « no future » profondément
déstabilisante (quel avenir pour leurs enfants et dans quel environnement ?). Dans
un tel contexte, il est d’autant plus difficile d’être parent. L’angoisse de ces derniers
se reporte sur les enfants.
Cette situation induit-elle de nouveaux types de maladie ou de souffrance ?
C’est certain. Les gens sont aujourd’hui différemment malades. À l’époque de Freud,
on s’interrogeait sur l’anorexie des jeunes filles frigides… Aujourd’hui, on rencontre
moins de névroses et beaucoup plus d’états limites par exemple. Le nombre de
psychoses semble relativement constant. Cependant, ce qui caractérise le mieux
notre époque est probablement l’absence de pathologie bien claire. En fait, les
personnes souffrent de problèmes de liens, de relations ou d’état d’angoisse assez
diffus. Chez les enfants, la maladie « à la mode » est l’hyperactivité qui se double
d’un trouble de l’attention.
Quel est l’impact de ces évolutions sur la santé des enfants ?
Les enfants sont les premières victimes de notre société qui les fait grandir trop vite.
Avec la télévision, les ordinateurs, les portables, etc., ils sont sans cesse sollicités
par des images et des sons et, le plus souvent individuellement. Cette sollicitation
permanente qui frôle la saturation n’est pas sans générer de la fatigue voire des
troubles de sommeil souvent renforcés par un rythme de vie particulièrement dense
pour des enfants. Si le contexte affectif et social ne permet pas d’endiguer les effets
néfastes de cette surexposition, on peut rencontrer des situations particulièrement
graves. Et, souvent c’est le début d’une spirale infernale. Car, très vite, les troubles
de comportement et de conduites que présentent les enfants conduisent à leur
marginalisation scolaire, voire à leur exclusion car l’école ne sait, ou ne peut, pas
gérer ces nouveaux comportements. Alors, on soigne les enfants hyperactifs à
grands coups de Ritalyne (amphétamine) et, pour un temps, on limite les dégâts…La
France est le plus grand distributeur de médicaments des pays d’Europe.
Pourtant, il existe diverses thérapies voire des possibilités d’accueil et de
soins dans des structures spécialisées…
Dès que l’on repère des difficultés cognitives, des troubles du comportement, des
troubles de sommeil ou un repli sur soi de l’enfant, il convient d’intervenir car ce sont
des signes, des alertes. Le recours à un psychothérapeute ou aux services d’un
centre médico-psychologique (C.M.P), ou un centre d’action médico-social précoce
(C.A.M.S.P.) permet un accompagnement des enfants généralement en leur
permettant de rester vivre dans leur contexte social et familial. Pour certains enfants,
un accueil en centre spécialisé (instituts médico-éducatifs (I.M.E), instituts
thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (I.T.E.P)..) est préférable. Néanmoins, il
faut savoir que lorsque l’Education nationale fait un signalement et que le besoin
d’entrée en institution est démontré, l’enfant n’est pourtant pas obligatoirement
orienté. En effet, et de plus en plus, le pouvoir des parents étant plus important, ces
derniers s’y opposent. Il est difficile d’admettre le handicap ou la maladie de son
propre enfant.
L’organisation et les moyens de la psychiatrie publique vous semblent-ils
réellement adaptés aux nouvelles formes de pathologies que l’on rencontre
dans la société d’aujourd’hui ?
La psychiatrie est une discipline assez récente et qui n’a cessé d’évoluer. Elle a
connu une première grande révolution avec la mise en place de la sectorisation dans
les années 1970. On a alors supprimé un grand nombre de lits et diminué les temps
d’hospitalisation en faveur de dispositifs plus souples permettant aux malades de
rester insérés dans leur milieu de vie. C’est une véritable avancée notamment pour
les malades chroniques qui, ainsi, ne sont pas coupés de la vie sociale. Les centres
médico-psychologiques se sont pleinement insérés dans leurs différents territoires et
fonctionnent en réseau avec les autres professionnels au profit des populations
suivies. La proximité a favorisé leur accès, c’est évident. De son côté, l’hôpital a
aussi, et de fait, évolué. Il est devenu plus complexe et regroupe plus d’une centaine
de métiers. Engagé dans des procédures de démarche qualité, d’évaluation et de
contrôle, il s’est beaucoup technicisé, peut-être un peu trop, peut-être au détriment
d’une certaine humanité…
Quant aux moyens, ils sont toujours perçus comme insuffisants. Cependant je ne
pense pas que les problèmes de la psychiatrie publique se réduisent aujourd’hui à
une affaire de moyens. La profession est aussi victime d’une évolution
démographique médicale néfaste. Les médecins qui partent en retraite ont du mal à
se faire remplacer. La psychiatrie publique doit aussi faire face aux conséquences de
la féminisation et à une mauvaise répartition territoriale des spécialistes. Or, plus un
territoire est sinistré, plus la situation s’aggrave. Enfin, et je crois que cet élément est
fondamental, la profession a du mal à se positionner dans une société qui la somme
de réparer tous ses maux. Le rôle et les limites de la psychiatrie publique restent trop
flous et fluctuants.
Pour vous, qu’est-ce qui reste essentiel ?
La meilleure thérapie consiste d’abord à prendre le temps de construire un lien, une
relation. La notion de transfert reste fondamentale : qu’est-ce que le patient
déclenche chez moi? A quelle place m’identifie t-il ? La psychanalyse a beaucoup
apporté à la psychiatrie. De nouvelles formes de soins apparaissent aujourd’hui et
sont intéressantes si le praticien et le patient se retrouvent dans une relation
constructive et si les querelles de clocher ne prennent pas le pas sur l’intérêt du
patient de bénéficier d’une offre de soin diversifiée, créative. Le meilleur thérapeute
est celui avec q ui le patient se sent bien.
L’évaluation des différentes techniques de soin psychique est très utopique (qui
évalue quoi, avec quel outil ?), l’accès à un soin psychique relève souvent du
parcours du combattant pour le patient qui a du mal à se repérer dans les différents
soins proposés (psychanalyse, thérapies cognitivo-comportementales, thérapies
familiales, psychodrame, art thérapie, thérapies émotionnelles, etc).
Notre société, dans un souci de prévention, voudrait même prétendre repérer dès
leur plus jeune âge des enfants à risque, on pourrait ainsi essayer de repérer les
enfants qui deviendront des suicidants potentiels à l’adolescence, ceux qui
risqueraient de développer des troubles du comportement et des conduites, ceux qui
seraient de futurs délinquants, de futurs toxicomanes, pourquoi pas de futurs
cosmonautes ? Ce repérage précoce permettant alors la mise en place de soins
spécifiques adaptés qui pourraient permettre à l’enfant d’échapper à son destin.
Cette idée très simpliste dérivée de travaux scientifiques « vulgarisés » est typique
de notre époque qui voudrait pouvoir trouver des équations qui permettraient de
résoudre les problèmes de l’humain, sans tenir compte dans l’équation du caractère
très dangereux de cette malédiction qui viendrait dès l’âge de trois ans peser sur
certains enfants, « tu seras délinquant mon fils, le docteur me l’a dit quand tu avais
trois ans », ni de la complexité de l’humain qui heureusement vient tous les jours
nous surprendre, nous interpeller et qui rend notre métier si passionnant. Il n’y a pas
de « recette » pour soigner un enfant; des enfants qui ont toutes les raisons d’aller
très mal sur le plan psychique au vu de tous les traumatismes potentiels qu’ils
auraient subis, vont très bien, d’autres décompensent sans que l’on découvre de
facteur déclenchant prédictible. Ce qui me semble important c’est que la société
réfléchisse au sens de cette volonté de détecter et de prévenir très précocement les
troubles des enfants. Pourquoi créer ainsi des boucs émissaires ? Notre société
prétend -elle ainsi créer une société « normativée », d’adultes qui seraient tous en
bonne santé psychique ? Qu’elle réfléchisse aussi à la multitude de facteurs qui
jouent dans le déclenchement d’un trouble chez l’enfant ou chez l’adulte; cette
multitude de facteurs qui interagissent entre eux est telle que l’on ne pourra jamais
dire que le tout n’est que la somme des parties. Notre société est très souvent
préoccupée par la notion de rentabilité et notre médecine, y compris la psychiatrie
risque alors fort de ressembler à une nouvelle médecine de guerre, « je soigne
efficacement » celui qui a le plus de chance de retourner le plus vite au combat
économique, je veux « créer des adultes » qui seront rentables pour la société en
terme de productivité. Ces notions de rentabilité, d’efficacité si importantes dans une
société qui a tendance à tout vouloir poser en terme de prédiction, d’évaluation, sont
très éloignées des préoccupations du soin. Prendre soin psychiquement d’un enfant,
d’un adulte, c’est parier sur les capacités de cet enfant, de cet adulte à se réparer, ce
pari n’est jamais gagné, jamais sûr, mais celui qui prétend soigner n’a pas le droit de
définir des priorités, d’avoir des a priori aussi réducteurs que dangereux qui
l’empêcheraient de voir en l’enfant autre chose qu’un futur délinquant. Si l’adolescent
présente des troubles du comportement, des conduites, il est fondamental de penser
le sens de ce trouble pour cet enfant, cet adolescent, ce sens caché qui permettra
de le comprendre au-delà de son symptôme et de ne pas réagir uniquement en
fonction de ce symptôme.
Pour les enfants, il est essentiel de bénéficier d’un environnement affectif sécurisant
dès leur naissance. Tout ce qui est de nature à perturber les liens affectifs de l’enfant
avec ses parents entraînera forcément à terme des difficultés pour l’enfant.
Les parents sont actuellement très démunis dans le domaine éducatif, ils laissent
trop souvent leur enfant faire ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut, où il veut,
dans une peur que leur enfant ne les aime plus s’ils lui donnent des limites, des
sanctions. Ils donnent ainsi naissance à des enfants rois, des enfants tyrans qui sont
très malheureux. Il est très important de poser des cadres éducatifs adaptés à
l’âge de l’enfant, expliqués à l’enfant, compréhensibles pour l’enfant et qui
soient cohérents. La cohérence éducative des deux parents est très importante
pour arriver à sécuriser l’enfant.
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