in Santé Mentale, n°183, déc 2013.
La relation à l'autre du schizophrène dans la Cop 13
Dr V. Souffir
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Dr S. Gauthier
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L’entrée en soins d'un patient psychotique laisse toujours présager des années de
souffrances pour lui-même et pour sa famille et des années de difficultés pour les
équipes soignantes. Des crises, des améliorations et des rechutes, des moments
d’alliance et de rupture, des progrès et des reculs, des altérations et des
recompositions des conditions de vie émaillent le parcours de chaque malade
psychotique.
Les premiers moments du traitement sont conditionnés par notre souci de mettre le
patient en sécurité, de lui administrer un traitement qui lui permette de se calmer , et
de retrouver progressivement un contact avec la réalité, de réduire le délire, de
repérer quelle a pu être la problématique déclenchante… etc.
Au-delà de ce premier moment, se posent des questions plus ardues : sur quel mode
le patient se réorganise-t-il? Va-t-il entrer dans un mode d'être schizophrénique,
paranoïaque, pourra-t-il reprendre le cours de sa vie habituelle ? Avec quelle aide ?
Quel sera son avenir à court terme et à long terme ?
Nous parlons souvent de « stabilisation » de l’état du patient mais nous en sommes
gênés parce que nous ne savons pas bien ce que cela signifie. Le plus souvent, cela
signifie que l'alerte nous semble passée et que nos interventions pour ce patient se
font moins fréquentes et moins fermes.
Mais que signifie, plus profondément, la stabilisation d’un état psychotique ? Un
progrès dans la réintégration psychique ou une impasse, une régression globale de la
personnalité ? Prises dans l’action quotidienne, les équipes de soins peuvent
difficilement se faire une idée claire sur le « point » où en est le patient.
Repérer et comprendre le changement : nécessité de l'évaluation
De quels critères fiables et simples disposons-nous pour affirmer que le processus
psychotique est ralenti ou arrêté ? Comment repérer et décrire ce qui change chez un
patient psychotique dans le cours des soins psychiatriques ?
La question de l'évaluation du changement se pose encore plus dans les soins à long
terme. En psychiatrie, nous n'avons pas d'indicateurs biologiques significatifs et
nous ne disposons que de notre clinique, les signes les plus marquants des troubles
semblant en outre abrasés par le traitement. En fait, la clinique que nous utilisons
aujourd’hui dans notre pratique quotidienne a évolué, et la façon dont elle s’est
constituée mérite d’être étudiée.
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ASM 13, Hôpital de Jour, 23-25 Rue Charles Fourier 75013 Paris
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ASM 13, Atelier Thérapeutique, 23-25 Rue Charles Fourier 75013 Paris
D'où provient notre clinique courante ?
Elle provient d’abord de tout le courant du XIXe siècle et du début du 20e la
sémiologie des maladies mentales a connu un grand essor. Les auteurs classiques ont
défini de grandes entités cliniques avec leurs signes plus ou moins spécifiques et la
sémiologie que l'on trouve dans les grands traités
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reste indispensable au repérage
courant. Cependant le grand essor des traitements médicamenteux, au-delà des
premiers jours, a transformé considérablement la sémiologie. Tous les signes sont
atténués et n'apparaissent plus dans leur clarté de l'époque pré-médicamenteuse.
Cette sémiologie s'est en outre constituée dans les conditions particulières de
l'observation au sein d'un asile fermé dans lequel les patients séjournaient très
longtemps voire même toute leur vie. Assistés, réduits à l'inaction, isolés de leur
famille et de leur milieu habituel, amical et professionnel, pris dans une structure
contraignante, parfois inhumaine, les patients évoluaient plus ou moins rapidement
vers des états déficitaires ou une radicalisation des symptômes qui justifiaient leur
hospitalisation au très long cours. Leur délire, par exemple était d'autant plus
florissant et pouvait se prêter à une description détaillée dont l'intérêt de nos jours,
s'est beaucoup amenuisé.
En effet, à partir des années 1960, s’est développée une clinique beaucoup plus
relationnelle qui a modifié notre façon de connaître les patients. La psychiatrie de
secteur a élargi le champ d’observation dans le temps mais surtout dans l’espace
relationnel des patients. Les intervenants psychiatriques, plus proches des malades,
peuvent les observer dans leur vie courante, dans leurs interactions avec leurs
familles et leur voisinage, parfois dans le milieu professionnel. Les rencontres avec la
famille, quand elle existe et qu’elle s’y prête, donnent des aperçus essentiels pour la
connaissance du malade et de son histoire. Les difficultés de gestion et de
maniement de l’argent, d’entretien du logement, les problèmes inhérents à l’activité
professionnelle, les effets de la conflictualité et du handicap psychique du patient sur
son univers matériel sont largement perçus, en particulier des assistantes sociales et
des infirmiers (ères) interviennent au domicile.
Si nous prenons au sérieux toutes ces observations nouvelles, il en résulte un
enrichissement de la clinique qui peut se formuler, se transmettre et qui modifie en
retour les réponses psychiatriques.
Cette nouvelle connaissance des patients a été enfin très enrichie par les expériences
et les écrits des psychanalystes anglo-saxons et européens. Le fondateur de la
psychanalyse, Sigmund Freud, dès les années 1905, espérait que les psychiatres se
saisiraient des nouvelles modalités de compréhension qu'il leur proposait. Dès le
début de son œuvre, il apporte de nouveaux éléments de compréhension des
psychoses dans les textes fondamentaux que sont le Président Schreber
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, Pour
3
Manuel de Psychiatrie Henri Ey, P. Bernard et Ch. Brisset. Manuel de psychiatrie, 1967, 3e édition
revue et complétée
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Freud S. (1911 c), Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (le
Président Schreber), Cinq psychanalyses, trad. fr. M. Bonaparte, R. M. Loewenstein, Paris, PUF, 1977 ;
OCF.P, X, 1993 ; GW, VIII.
introduire le narcissisme
5
, Deuil et mélancolie
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. Freud s’est soucié de jeter des ponts
entre la théorie psychanalytique et la clinique psychiatrique et il a proposé à la
psychiatrie une façon de comprendre les manifestations psychotiques les plus
caractéristiques comme le retrait et le délire. Freud et de nombreux autres
psychanalystes ont tenté de relier les différentes formes de fonctionnement
psychotique aux étapes et aux aléas du développement psychique.
Psychanalyse et relation à l'autre
La thérapeutique psychanalytique repose sur la notion de transfert. Ce qui signifie
que le dispositif de traitement permet que l’organisation psychique se déploie dans la
relation au psychanalyste. Celui-ci peut ainsi connaître le monde interne du patient
et sa conflictualité, le mettre en relation avec son histoire, l'interpréter, le commenter,
le faire connaître au patient.
Ce concept de transfert, expérimenté dans les services de psychiatrie a permis des
avancées importantes. Mieux que le dialogue psychiatrique traditionnel cherchant à
objectiver le malade et ses anomalies dans une recherche de subtilités à laquelle se
complaisait parfois la psychiatrie classique, la reconnaissance des modalités de
relations à l'autre permet de reconnaître quelque chose d'essentiel de la réalité du
patient. Tout membre de l'équipe soignante est sensible au climat relationnel que le
patient instaure et à ses variations en fonction de son état psychique. De plus nous
comparons implicitement, le mode relationnel des patients l'un par rapport à l'autre.
Si on regarde bien notre pratique, on constate que l'essentiel des informations
utilisables pour comprendre un patient, c'est de l'observer dans toute la gamme de
ses relations aux autres. Ceci n'enlève rien à l'intérêt du dialogue individuel avec le
patient qui permet au psychiatre et aux soignants de mieux comprendre comment un
patient pense, se situe dans son histoire, réagit à l'environnement etc.
La Cop 13
La COP13 est une méthode de description des états psychotiques dont les auteurs ont
réalisé que malgré l'expérience, il était très difficile de se faire une idée précise de
l'état psychique d'un patient à un moment donné. Les conséquences de cette
difficulté sont immenses car nos interventions visant à orienter l'action thérapeutique
et l'action sociale dépendent de notre compréhension et de notre évaluation des
capacités du patient. Or, un état psychotique présente un haut degré de complexité :
c’est un remaniement profond du psychisme, des relations sociales et familiales, des
conduites, du rapport au monde et à la alité courante et parfois même c’est la
filiation du malade, ses origines qui sont remises en question.
L'option qui a été prise pour la construction de cet outil d'évaluation a été la suivante
: déployer largement tout ce qui transparaît du psychisme d'un patient dans sa
relation aux autres. « Aux autres » est compris dans un sens très large :
5
Freud S. (1914 c), Pour introduire le narcissisme, La vie sexuelle, trad. fr. J. Laplanche, Paris, PUF,
1969 ; OCF.P, XII, 2005 ; GW, X.
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Freud S. (1917 e [1915]), Deuil et mélancolie, Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, J.-
P Briand, J.-P. Grossein, M. Tort, Paris, Gallimard, 1968 ; OCF.P, XIII, 1988 ; GW, X.
relations avec les proches et la famille,
relation avec le milieu soignant
relations avec le voisinage,
relations au monde social par l'intermédiaire de la gestion de l'argent, des
modalités d'habitation du patient, de sa gestion de la vie domestique, des loisirs,
donc de l'ensemble des comportements du patient.
En étudiant 150 histoires de patients, le groupe qui a forgé cet instrument a été
amené à distinguer plusieurs intensités, plusieurs degrés de gravité dans les
perturbations portant sur chacun de ces plans
La destructivité
Dans les moments les plus aiguës d'une décompensation psychotique, toute la
symptomatologie est portée à l'extrême. Nous avons remarqué l'importance de la
dimension auto et hétéro destructrice présente dans ces états. Cette tendance
destructrice s'exerçe en particuler sur le milieu le plus proche du patient, les parents, les
conjoints qui sont souvent agressés et menacés.
1) Nous avons appelé cet ensemble de personnes sur lesquelles la vie du patient
s’étaie plus ou moins durablement l'objet d'étayage. Ce peuvent être alternativement
les parents, le conjoint, le milieu soignant que le patient peut fréquenter parfois sur
de longues périodes (hôpital, hôpital de jour, foyer…).
Voici comment se présente la sémiologie de cette tendance destructrice selon 3
niveaux de sévérité, de gauche à droite :
Absent=0
Présent=1
Intense=2
- pas d’attaque
manifeste ou
ajustement de
l’entourage
- attitude méprisante
- exigences excessives
- faire le mort (pas signe
de vie à la famille)
- tyrannie
- hostilité
- souffrance de l’entourage
- menace : fait peur
- violence contre l’objet
étayant ou son substitut (parent battu,
soignant battu)
- tendance au passage à
l’acte sexuel
- démission ou rejet de l’entourage, nécessité
absolue d’une protection par l’éloignement
- impose l’intervention d’instances extérieures
2) Cette tendance momentanée ou durable à « attaquer » (physiquement et/ou
psychiquement) les personnes les plus proches s'exerce dans d'autres secteurs de la
vie du patient. Par exemple, le lieu d'habitation du patient, personnel, familial ou
collectif. Toutes les équipes soignantes se préoccupent aujourd’hui des conditions
dans lesquelles les patients organisent leur vie matérielle. Le retour au domicile après
une crise, le souci que cela procure à l’entourage pour la gestion quotidienne, les
interventions des professionnels pour le maintien menacé dans un foyer, sont un
ensemble de signes cliniques qui indiquent quelque chose de l'état psychique du
patient.
Là encore, la Cop 13 déploie les signes habituels dans son item 3 « Attaque du lieu de
vie ».
Absent=0
Présent=1
- silencieuse ou
restant dans la
sphère privée
- lieu de vie
désanimé
- nécessitant une
action régulatrice de
l’entourage ou des
soignants
- incapacité à habiter paisiblement
Au travers du rapport aux objets de la vie matérielle, se dessinent plusieurs
modalités de rapport aux autres qui sont, dans la pratique psychiatrique courante,
très significatives de l'équilibre du malade.
3) Le rapport à l'argent conditionne également beaucoup le rapport aux autres.
On retrouvera dans le tableau suivant les traits les plus marquants de la façon dont
nos patients se débrouillent plus ou moins bien avec l'argent dont ils disposent.
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