É D I T O R I A L Chimio-prévention du cancer du sein résultats de l’essai IBIS I : une autre lecture ● P. Kerbrat* “Seules les évidences peuvent stupéfier” Roland Barthes L es premiers résultats du 4e essai de chimioprévention du cancer du sein par le tamoxifène viennent d’être présentés lors de la 3e Conférence sur le cancer du sein – EBCC3 – à Barcelone, par l’investigateur principal J. Cuzick (1). Les résultats et les commentaires des auteurs sont rapportés dans la rubrique Congrès de ce numéro (p. 29). Si les résultats eux-mêmes ne sont pas à mon avis surprenants, les commentaires le sont davantage ; il convient de rapprocher ces données de celles des quatre autres études déjà publiées avec le tamoxifène (2-4) et le raloxifène – essai MORE (5). LE TAMOXIFÈNE EST EFFICACE C’est la conclusion logique des résultats présentés par Cuzick : 7 139 femmes ont donc été randomisées dans cet essai prospectif comparant le tamoxifène – à la dose de 20 mg/jour pendant 5 ans – à un placebo. Elles ont été sélectionnées sur la notion d’un risque individuel élevé, lié à des antécédents familiaux, notamment l’apparition d’un cancer du sein avant 50 ans chez la mère ou une sœur, ou chez deux parents au 2e degré. Les caractéristiques de la population sont décrites dans le tableau I : ces femmes sont relativement jeunes, la moitié d’entre elles seulement est ménopausée, un tiers a subi une hystérectomie et, élément important, 40 % environ reçoivent un traitement hormonal substitutif (THS). Tableau I. Essai IBIS I. Caractéristiques de la population. Population totale = 7 139 Recul moyen (mois) Compliance (%) Âge moyen (ans) Postménopause (%) Hystérectomie (%) THS (%) Placebo 3 566 50 77 51 49 34 40 Tamoxifène 3 573 50 67 51 49 34 40 * Département d’oncologie médicale, Centre Eugène-Marquis, Rennes. La Lettre du Sénologue - n° 16 - avril/mai/juin 2002 Les résultats décrits dans le tableau II sont proches de ceux attendus à la lumière, d’une part, de la réduction du risque observée chez les femmes traitées en situation adjuvante pour cancer du sein et, d’autre part, de l’essai NSABP P01 et de l’essai MORE. Il existe une réduction d’incidence de 33 %, uniquement des cancers contenant des récepteurs hormonaux. Le bénéfice concerne à la fois les cancers invasifs et les cancers in situ, quel que soit l’âge. Ce bénéfice semble moindre chez celles qui reçoivent un THS. Tableau II. Essai IBIS I. Résultats. Nombre de cancers Total • in situ • invasif Avant 50 ans Après 50 ans Cancers invasifs RE + RE – Placebo 101 16 85 39 62 60 25 Tamoxifène 68 (S) 5 (S) 63 (NS) 25 43 43 (S) 20 (NS) Une analyse globale des 4 essais utilisant le tamoxifène a été effectuée : si l’essai du NSABP démontre une réduction significative (odd ratio = 0,5), l’analyse des 4 essais groupés retrouve une réduction non significative de 38 %, d’après les chiffres présentés par J. Cuzick. La conclusion que “l’effet préventif du tamoxifène n’est pas clairement démontré” me paraît inexacte. Trois des essais de chimioprévention sont positifs : ce sont l’essai NSABP P01, l’essai MORE utilisant le raloxifène et l’essai IBIS I. Même si l’interprétation de ce dernier ne pourra être achevée qu’après sa publication complète, il faut cependant souligner les faits suivants : – il a inclus presque deux fois moins de malades que l’essai du NSABP ; – la compliance du traitement est médiocre dans le bras tamoxifène (67 %) mais également placebo (77 %). Cela peut expliquer le fait que le bénéfice ne soit “que” de 33 %, alors qu’il est d’environ 50 %, voire plus dans les essais NSABP P01 ou MORE. La compliance médiocre était également observée dans l’essai italien dans lequel on observe pourtant une réduction de l’incidence chez les femmes ayant reçu le tamoxifène (4) ; 3 É D I T O R – l’essai IBIS I est, comme l’essai du Royal Marsden, “pollué” par l’utilisation d’un THS. Le taux d’utilisation était à peu près identique dans celui-ci (42 %) ; il faut rappeler, de plus, que cette dernière étude a inclus le plus petit nombre de malades (3). Plusieurs critiques avaient été formulées vis-à-vis de l’essai NSABP P01. Fisher avait lui-même brillamment répondu à bon nombre d’entre elles (6). Des travaux plus récents sont venus en effacer d’autres. La première critique d’ordre méthodologique concernait l’absence de bénéfice sur la survie ; elle est à nouveau exprimée par Cuzick. Cependant, il faut rappeler que le but des essais de prévention est, non la réduction de mortalité, mais la réduction d’incidence comme l’avait souligné Lippman (7). Cette réduction est observée dans les trois essais les plus larges. Une deuxième critique concernait la méthode de sélection, notamment dans l’essai NSABP P01. Cette méthode, selon le calcul de Gail, a été appliquée à une cohorte de plus de 82 000 femmes d’origine caucasienne. Le nombre de cancers observés est très proche de celui attendu, avec un ratio E/O de 0,94 (8). D’autres critiques concernaient l’absence de bénéfice connu chez les femmes à risque “génétique”, c’est-à-dire sélectionnées sur des critères d’antécédents familiaux, par rapport à celles à risque “hormonal”, sélectionnées sur l’âge et les caractéristiques de la vie génitale. En fait, l’étude de Narod a confirmé le bénéfice de l’hormonothérapie chez les femmes présentant une mutation de BRCA1, avec une réduction du cancer controlatéral sous tamoxifène d’environ 50 %, et même 75 % si le tamoxifène est poursuivi pendant 2 à 4 ans (9). Ce bénéfice est également observé dans cette catégorie de femmes dans l’essai NSABP P01 (10). Cela est d’ailleurs également vrai pour la castration (11). La question avait également été posée du réel effet préventif de l’hormonothérapie, c’est-à-dire empêchant l’apparition de cancer du sein, ou d’un effet “traitement précoce”, c’est-à-dire retardant son apparition clinique. Il est en fait probable que les deux phénomènes coexistent : – dans l’essai du NSABP, les courbes divergent très tôt, correspondant vraisemblablement à l’effet “traitement précoce” (2) ; – cependant, elles continuent à diverger même après l’arrêt du traitement, pouvant laisser espérer un effet préventif réel. Cela a été confirmé par l’étude de Tanchiu, présentée à San Antonio en décembre 2001 : chez les femmes incluses dans l’essai P01 du NSABP, il observe une réduction significative des maladies “bénignes”, dont certaines prédisposent au cancer du sein, comme cela est indiqué dans le tableau III (12). Tableau III. Prévention par le tamoxifène. Réduction des lésions bénignes dans la population du NSABP P01. Réduction d’incidence (%) Adénome 41 Maladie fibrokystique 33 Kystes 32 Hyperplasie 38 Métaplasie 48 Nombre total de biopsies 22 4 I A L Il persiste cependant des inconnues, notamment la durée optimale du traitement et la définition d’une population tirant un bénéfice maximal de celui-ci. Pour moi, l’essai IBIS I ne fait que confirmer ce bénéfice, permettant de conclure avec K. Pritchard, à la suite de l’essai NSABP P01 : “le tamoxifène donné pendant 5 ans à cette population induit une réduction d’environ 50 % de l’incidence du cancer du sein avec au moins un recul de 5 à 6 ans” (13). LE TAMOXIFÈNE EST TOXIQUE Là aussi, les résultats de l’essai IBIS I étaient attendus : ils sont conformes aux prévisions. Le tamoxifène multiplie par 3 environ le risque de cancer de l’endomètre, par 2,5 environ les risques de thrombophlébite, et il majore les bouffées de chaleur (1). Cela est également observé dans la revue des 3 essais de prévention utilisant le tamoxifène et ne constitue pas une nouveauté : l’augmentation de l’incidence des cancers de l’endomètre a conduit le CIRC à faire figurer cette molécule sur la liste des produits “cancérigènes”, avec le battage médiatique dont on se souvient. Il faut quand même en rappeler l’importance : l’incidence spontanée des cancers de l’endomètre est d’environ 1/1 000, et elle passe à 3/1 000 en cas de prise de tamoxifène. Ces tumeurs sont en général limitées et de bas grade, donc de bon pronostic (2). La toxicité thromboembolique est du même ordre de grandeur. Quant aux accidents létaux, ils sont, pour les embolies, les accidents vasculaires cérébraux ou les accidents cardiaques, de l’ordre de quelques unités, alors que 7 139 femmes ont été incluses : on ne sait pas s’il existait des facteurs vasculaires favorisants. Ces résultats sont donc très voisins de ceux qui ont été observés dans l’essai NSABP P01, où la toxicité était limitée aux femmes ménopausées (2). Il faut également souligner que, si le tamoxifène induit des effets secondaires néfastes, il a aussi des effets favorables. Ceux-ci avaient été très bien analysés par Ragaz qui a montré que, chez les femmes traitées pour cancer du sein, en excluant le bénéfice sur le cancer lui-même, on observait une réduction de la mortalité du fait des effets secondaires favorables, malgré les effets délétères (14). Il faut rappeler également que la qualité de vie semble acceptable, notamment sans retentissement psychologique (15) ni sexuel (16). L’AVENIR Quelles conclusions temporaires peut-on tirer de ces essais ? La chimioprévention hormonale du cancer du sein est efficace. Trois essais terminés le prouvent, amenant à mon sens un niveau d’évidence 1. Cela a conduit à la mise sur le marché aux États-Unis de cette molécule, dans cette indication, c’est-à-dire chez les femmes présentant des facteurs de risque définis selon le modèle de Gail. Le tamoxifène est efficace en situation métastatique, adjuvante, après cancers in situ, en prévention. Pourquoi n’est-il pas utilisé en France, pourquoi suscite-t-il autant de critiques ? Il peut paraître tout à fait légitime de ne pas vouloir prescrire un médicament “cancérigène”, ou induisant La Lettre du Sénologue - n° 16 - avril/mai/juin 2002 des effets secondaires néfastes, chez des femmes saines. Cela n’empêche pas la prescription, dans une population voisine, de contraceptifs oraux qui ne sont pas dénués d’effets secondaires. Cette prudence est toutefois partagée par les femmes ellesmêmes : en effet, il faut rappeler que, dans l’essai du NSABP, 90 000 femmes environ avaient été contactées et qu’un peu plus de 13 000 seulement ont participé à l’étude. De plus, la compliance était très imparfaite, évaluée à 67 % dans l’essai IBIS I. Elle était également très mauvaise dans l’essai italien, récemment actualisé, où, sur 2 700 femmes devant recevoir du tamoxifène, 979 sont sorties d’étude, dont 674 ont arrêté le traitement volontairement, pour 1 217 ayant atteint les 5 ans initialement prévus (17). Cependant, pourquoi ne propose-t-on pas à ces femmes “à risque”, parfois à risque très élevé notamment pour des raisons familiales, ce type de traitement en les informant des risques potentiels, comme pour tout traitement ? L’existence des effets secondaires justifie donc le maintien dans l’essai suivant, IBIS II, d’un groupe témoin recevant un placebo, et qui sera comparé à un groupe recevant 5 ans de tamoxifène et à un autre recevant 5 ans d’anastrozole. L’utilisation de cette molécule est évidemment soutenue par les résultats de l’essai ATAC, publié à San Antonio en décembre 2001, montrant en situation adjuvante un bénéfice de l’anastrozole par rapport au tamoxifène (18). De plus, cette molécule ne semble pas induire de cancer de l’endomètre ou d’accident thrombo-embolique. Cependant, sa tolérance osseuse à long terme est mal connue pour l’instant. Il semble donc bien que l’efficacité de la chimioprévention hormonale ne puisse être mise en doute mais que le défi actuel soit de réduire autant que possible sa toxicité, avant d’étudier son association éventuelle avec d’autres molécules (19, 20). Une dernière interrogation enfin : en combien de temps serait commercialisée une molécule abaissant de 30 à 40 % l’incidence du cancer bronchique ? ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Cuzick J. Up-date of new studies in Europe. 3rd European Breast Cancer Conference, 19-23 March 2002. 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À tous nos lecteurs, à tous nos abonnés La Lettre du Sénologue vous souhaite un bel été et vous remercie de la fidélité de votre engagement Belles lectures ensoleillées Le prochain numéro paraîtra en septembre La Lettre du Sénologue - n° 16 - avril/mai/juin 2002 5