É D I T O R I A L L’intérêt de la prévention du cancer du sein par le tamoxifène est-il démontré ? ● A. Gompel* L e tamoxifène est utilisé depuis plus de vingt ans dans le traitement adjuvant du cancer du sein. Son effet bénéfique dans les tumeurs ER+ et sur la prévention du deuxième cancer est largement acquis (1). Cette diminution du risque de deuxième cancer a amené à proposer son utilisation dans la prévention du cancer des femmes à risque. Trois cohortes ont été publiées récemment, provenant de différents pays. L’essai américain (Breast Cancer Prevention Trial [BCPT]) concernait les femmes de 35-39 ans ayant un risque de 1,66 % de développer un cancer dans les 5 ans, les femmes de plus de 60 ans ou celles ayant un cancer lobulaire in situ (2). L’essai anglais (3) a inclus des femmes avec antécédents familiaux, et l’essai italien des femmes hystérectomisées âgées de 35 à 70 ans (4). La France a refusé d’entreprendre de tels essais en raison des effets secondaires potentiels du tamoxifène, considérés comme acceptables chez les femmes ayant un cancer du sein mais pas chez des femmes seulement à risque. Parmi ces effets secondaires figurent la stimulation ovarienne chez les femmes non ménopausées (effet “clomid-like”), le risque de cancer de l’endomètre et le risque thromboembolique. Les résultats de l’étude américaine ont été considérés comme tellement favorables que les auteurs n’ont pas souhaité attendre le terme prévu : ils ont donc été publiés par le NCI (National Cancer Institute) 14 mois avant la fin de l’étude. Le rapport final a ensuite été publié (2). Cependant, les deux autres essais en cours, dont les résultats viennent d’être publiés (3, 4), ne retrouvent pas le même effet protecteur. ❑ Résultats des trois essais de prévention du tamoxifène (2-4) Étude Américaine (BCPT) Anglaise Italienne n Moyenne de suivi Annéesfemmes 13 388 69 mois 52 401 2 471 5 408 70 mois 46 mois 12 355 20 731 Cancer/1 000 années-femmes placebo tamoxifène 6,76 3,43 5 2,3 ❑ Principaux événements dans l’étude BCPT 13 388 femmes Cancers du sein Cancers de l’endomètre Embolies pulmonaires Phlébites Infarctus du myocarde AVC AIT Fractures Total Tamoxifène 85 36 18 35 31 38 19 137 399 Placebo 154 15 6 22 28 24 25 111 385 4,7 2,1 * Service de gynécologie de l’Hôtel-Dieu, service du Pr Ph. Poitout, 2, rue d’Arcole, 75181 Paris Cedex 04. La Lettre du Gynécologue - n° 242 - mai 1999 Un certain nombre de différences existent dans la méthodologie de ces essais qui peuvent permettre d’expliquer celles notées dans les résultats. – L’âge des patientes est plus élevé dans l’étude BCPT : 60 % des femmes ont plus de 59 ans, contre 62 % qui, dans l’étude de Powles et coll., ont moins de 50 ans. Dans l’étude de Veronesi et coll., 36 % des femmes ont moins de 50 ans. Le BCPT rapporte en effet une diminution du RR plus marquée chez les femmes plus âgées : • RR = 0,45 si âge > 60 ans ; • RR = 0,49 si âge = 50-60 ans ; • RR = 0,56 si âge < 50 ans. – La fréquence des antécédents familiaux : l’étude italienne concerne des femmes hystérectomisées dont seulement 18,2 % avaient un antécédent familial, alors que l’étude anglaise n’a concerné que des femmes avec un antécédent familial de premier degré et que le BCPT en a inclus 55 %. – La puissance des trois études est différente ; en particulier, le nombre important de perdues de vue dans l’étude de Veronesi lui fait perdre toute puissance significative. Il est possible que ces différences de populations en termes de qualité mais aussi de nombre expliquent les résultats contradictoires obtenus. Il faut aussi prendre en compte les effets secondaires, qui ne sont pas négligeables. Veronesi et coll. signalent 64 accidents veineux, dont 38 sous tamoxifène (42 phlébites superficielles, 9 profondes ou embolies pulmonaires), 14 AVC ischémiques (5 sous placebo et 9 sous tamoxifène) et 5 infarctus sous tamoxifène, ainsi qu’une fréquence d’hypertriglycéridémie plus importante. Powles rap3 É D I T O R I porte aussi un risque plus élevé de cancer de l’endomètre et de thromboses, mais avec une incidence plus faible, sans doute en rapport avec l’âge de sa population, qui est plus jeune. Un des intérêts majeurs du BCPT est en fait de suggérer que la diminution du risque pourrait concerner les femmes ayant des hyperplasies atypiques et des cancers lobulaires in situ (CLIS), et donc porteuses de lésions précancéreuses : RR = 0,44 (IC : 0,16-1,06) si CLIS, contre 0,51 (IC : 0,39-0,68) sans CLIS, et RR = 0,14 (IC : 0,03-0,47) pour les hyperplasies atypiques. Cependant, ces essais laissent persister beaucoup de questions concernant le rôle préventif des antiestrogènes. Ces molécules n’ont-elles un effet préventif que sur les tumeurs hormonodépendantes, qui sont celles de meilleur pronostic ? Cela a été suggéré par les résultats du BCPT et par ceux encore préliminaires obtenus avec le raloxifène. Le raloxifène a été expérimenté dans des essais de prévention de l’ostéoporose et des fractures ; ce produit est développé dans cette indication, et les études ont été conduites avec comme objectif primaire la prévention osseuse et non la prévention mammaire, qui a été évaluée secondairement, ce qui retire un peu de valeur aux résultats. Ces essais, d’une durée encore relativement courte, rapportent un effet favorable sur l’incidence des nouveaux cancers du sein chez des femmes recevant le traitement par rapport à un groupe placebo (5, 6), pour une médiane de suivi de 28,9 mois, RR = 0,24 (IC : 0,13-0,52), ce qui suggère un effet suspensif sur l’émergence du nouveau cancer. Cependant, la réduction du risque ne concerne que les tumeurs ER+. La question posée est : peut-on créer des transformations phénotypiques de tumeurs ER+ en ER- avec un traitement prolongé par antiestrogènes, compte tenu de l’émergence décrite de résistances au tamoxifène dans les tumeurs du sein ? Si l’on confirme les résultats optimistes du BCPT en matière de nouveaux cas de cancer, il resterait à prouver qu’on améliore le taux de mortalité par cancer du sein, l’effet du traitement pouvant n’être que suspensif et ne faire que retarder l’émergence de la maladie et/ou, comme nous venons de le dire, que transformer le phénotype de la tumeur. 4 A L Ainsi, compte tenu de l’absence de consensus sur les résultats des trois cohortes et du nombre non négligeable d’effets secondaires, il est impossible à l’heure actuelle de conseiller l’emploi du tamoxifène en prévention primaire du cancer du sein, et la position de la Société française de sénologie (SFS) est restée inchangée (7). Il est possible qu’une autre voie d’administration puisse offrir un intérêt particulier dans cette indication. Ainsi, afin de pallier les effets systémiques de l’administration de tamoxifène, une forme percutanée du dérivé actif est actuellement développée, le 4OH-tamoxifène (8). L’administration sur l’aire mammaire de ce gel permet d’obtenir des concentrations intramammaires de 4OH-tamoxifène très supérieures à ce qui est retrouvé dans le plasma. Des essais cliniques démarrent avec ce produit, dont les indications pourraient s’étendre à la prévention du cancer du sein. Il est enfin certainement utile, comme le proposait la SFS, de disposer d’essais complémentaires chez les femmes à très haut risque, comme celles porteuses de lésions précancéreuses. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Early breast cancer trialists’collaborative group. Tamoxifen for early breast cancer : an overview of the randomized trials. Lancet 1998 ; 351 : 1451-67. 2. Fisher B., Costantino J.P., Wickerham D.L. et coll. Tamoxifen for prevention of breast cancer : report of the National Surgical Adjuvant Breast and Bowel Project P-1 Study. J Nat Cancer Inst 1998 ; 90 : 1371-88. 3. Powles T., Eeles R., Ashley S. et coll. Interim analysis of the incidence of breast cancer in the Royal Marsden Hospital Tamoxifen Randomised Chemoprevention trial. Lancet 1998 ; 352 : 98-101. 4. Veronesi U., Maisonneuve P., Costa A. et coll. Prevention of breast cancer with tamoxifen : preliminary findings from the Italian randomised trial among hysterectomised women. Lancet 1998 ; 352 : 93-7. 5. Cummings S.R., Norton L., Eckert S. et coll. Raloxifene reduces the risk of breast cancer and may decrease the risk of endometrial cancer in post-menopausal women. Two-year findings from the Multiple Outcomes of Raloxifene Evaluation (MORE) trial. ASCO 1998 ; abstr. 3. 6. Jordan V.C., Glusman J.E., Eckert S. et coll. Incident primary breast cancers are reduced by raloxifene : integrated data from multicenter, double-blind, randomized trials in 12 000 postmenopausal women. ASCO 1998 ; abstr. 466. 7. Eisinger F., Espié M. et coll. La chimioprévention du cancer du sein. Bull Cancer 1998 ; 85 : 725. 8. Mauvais-Jarvis P., Baudot N., Castaigne D., Banzet P., Kuttenn F. Trans-4hydroxytamoxifen concentration and metabolism after local percutaneous administration to human breast. Cancer Res 1986 ; 46 : 1521-5. La Lettre du Gynécologue - n° 242 - mai 1999