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mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 10, décembre 2000
La substitution
À l’heure actuelle, un trai-
tement de substitution peut
être prescrit à tout patient
toxicomane qui en fait la
demande.
Cette thérapeutique peut se
dérouler selon deux moda-
lités :
– la prescription, soit en
institution spécialisée, soit
en médecine libérale, de la
buprénorphine haut
dosage, commercialement
connue sous le nom du
Subutex®;
– la distribution contrôlée,
dans une institution spécia-
lisée, de la méthadone, avec
possibilité de transfert vers
médecin de ville pour des cas particuliers.
Les traitements de substitution constituent
ainsi un des outils disponibles de l’arsenal
thérapeutique, pour essayer de soigner la
toxicomanie.
La substitution à la méthadone :
description du traitement
La mise en place d’un traitement à la
méthadone s’initie avec la consultation
médicale : examen, vérification de la
chronicité de la maladie en fonction de
critères divers (durée de l’addiction, mode
de consommation, psychopathologie cli-
nique sous-jacente, type de drogue, etc.),
diagnostic. Elle se poursuit avec l’indica-
tion du traitement et la mise en place du
protocole.
Si l’examen médical, puis le diagnostic et
l’indication n’ont pas de
différences majeures avec
d’autres types de consul-
tations, la mise en place
du protocole de déli-
vrance, pour la métha-
done, comporte quelques
particularités qui méritent
d’être explicitées.
Le protocole(1)
Un protocole méthadone
se déroule, dans un pre-
mier temps, avec la signa-
ture d’un accord du
patient, par lequel il
atteste que la nature du
traitement lui a été claire-
ment expliquée. Posté-
rieurement, un bilan initial
urinaire sera fait dans le
double but d’écarter la
présence de toute trace de méthadone qui
aurait pu être distribuée ailleurs et d’at-
tester la maladie à partir du constat d’un
produit stupéfiant dans le corps (l’héroïne
en général).
Dans un deuxième temps, on procède à la
distribution journalière de la dose de
méthadone prescrite au préalable par le
Une technique, mise à disposition pour soigner une
maladie, peut-elle avoir des incidences autres que
celles escomptées dans sa visée première ?
Est-ce qu’une technique de soins, au service de la santé, peut
négliger un des aspects de la prise en charge du malade ?
Peut-il se produire que, dans la lutte rationnelle contre la
maladie, une technique moderne nie la particularité de
l’objet qu’elle traite ?
Nous analyserons, à la lumière de ce questionnement, une
technique mise en place pour traiter la toxicomanie : la dis-
tribution contrôlée de méthadone – en tant que traitement
de substitution indiqué pour les opiodépendants chro-
niques – et nous mettrons à l’épreuve, dans ce cadre, l’af-
firmation du philosophe Heidegger selon laquelle la
technique moderne ne respecterait pas l’objet.
* Psychanalyste, centre d’accueil et
de soins pour les toxicomanes de Reims.
Mise au point
De la technique moderne, de l’organisme et du corps
Considérations sur la distribution contrôlée de méthadone
en tant que traitement de substitution pour des toxicomanes
G. Freda*
(1) Le protocole de distribution que nous allons décrire concerne exclusivement le mode de
délivrance de la méthadone tel qu’il s’effectue dans les institutions spécialisées et cela en fonction
des indications stipulées par des circulaires ministérielles. Ce protocole n’est pas la seule modalité
de délivrance du médicament. Ainsi, d’autres programmes de substitution sont en place où les
contraintes de protocole sont moins lourdes. Par exemple, les programmes expérimentaux de
substitution aux opiacés dits “à bas seuil”, qui ont pour objectif fondamental la possibilité d’accès
des usagers de drogues les plus vulnérables aux filières de soins, ne sont pas soumis aux mêmes
exigences que le protocole qui fait l’objet de notre questionnement. Dans ce sens, pour une
meilleure compréhension de notre texte, le lecteur doit prendre en considération deux remarques :
a) il ne faut pas considérer que tous les programmes de substitution à la méthadone sont soumis
à un protocole ; b) notre développement est valable exclusivement pour les programmes
de substitution soumis au protocole en question. Nous remercions le Dr A.M. Pezous d’avoir attiré
notre attention sur ce point et permit par là même d’établir cette distinction indispensable.
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médecin. Celle-ci, ainsi que la vérifica-
tion de son ingestion sont assurées par un
infirmier dans les locaux de l’institution.
Pour les week-ends et jours fériés, les fla-
cons correspondants sont remis au patient.
Pour les jours de prise “hors centre”, une
attestation de bonne prise de méthadone
“hors centre” est établie. Une copie de
cette attestation est remise au patient en
vue de “légaliser” le transport des flacons
qu’il doit, par la suite, rapporter vides.
Finalement, le bon respect de la procédure
est contrôlé à partir des prélèvements
d’urine. Le moment de ce contrôle est fixé
au gré du médecin traitant. En général, il
a lieu une fois par semaine. Si les analyses
découvrent la présence d’un produit
incompatible avec le protocole, le traite-
ment peut s’arrêter immédiatement.
Comme on peut le constater, le traitement
de substitution à la méthadone ne se limite
pas à la prescription d’un médicament à
la suite d’un examen (comme pour le
Subutex®ou une autre médication). Ici le
traitement est constitué non seulement par
l’ingestion d’un remède, mais aussi, de
façon simultanée, par le respect minutieux
d’un protocole. Pas de traitement par
méthadone sans respect du protocole de
distribution que nous venons de décrire.
C’est justement ce protocole, comme
modalité de délivrance et de contrôle de
la procédure, en plus de la substance chi-
mique indiquée, qui fait l’objet de notre
réflexion.
C’est justement sur ce modèle d’expéri-
mentation, standardisé et invariable pour
la totalité des malades concernés, que
repose notre questionnement.
C’est justement sur cette notation quasi
quotidienne, qui a valeur de test de l’état
de la maladie au travers d’un regard suivi
sur l’intérieur de l’organisme, que s’ap-
puie notre thèse selon laquelle un traite-
ment de substitution à la méthadone est
un exemple de la mise en place d’une
technique.
Le protocole méthadone
en tant que technique moderne
Un traitement de substitution à la métha-
done est un exemple d’application technique
des avancées scientifiques. Il n’est pas une
technique, parce qu’il utilise des “outils”
pour arriver à des fins, ni en fonction des
résultats ou de l’efficacité que ces outils
peuvent obtenir.
La méthadone, dans la totalité de son pro-
tocole – c’est-à-dire la prescription, l’ab-
sorption du produit, la notation presque
bureaucratique des différents moments de
la médicalisation, plus la vérification du
respect du protocole à partir des analyses
d’urine –, est un exemple de la technique
moderne en tant qu’elle considère le corps
du malade comme une masse quantifiable
pouvant être objectivée.
De la même manière que la particularité
de la technique moderne, à la différence
de la technique artisanale, réside dans le
fait qu’elle s’appuie sur la science exacte
de la nature ; la technique médicale d’un
protocole de substitution est l’exemple
d’effet des avancées scientifiques en tant
que concevant le corps malade du patient
toxicomane comme un objet mathéma-
tique analysable.
Pour la science moderne, la nature n’est
plus désormais le recours obligé pour
obtenir de la nourriture, ni objet de
contemplation ou de respect. Ainsi, pour
la technique moderne fondée sur la révo-
lution scientifique, un fleuve n’est plus
une réserve de vie, un paysage, une source
d’inspiration pour le poète ; le fleuve,
canalisé dans une centrale, est devenu
fournisseur d’énergie électrique. Face à un
protocole de substitution, le corps du
patient n’est plus le résultat du compromis
entre la question sexuelle et sa réponse à
partir de la mise en fonction d’une signi-
fication qui détermine chaque modalité de
jouissance. Pour un protocole méthadone,
le patient est représenté par son organisme
en tant que masse pure ou impure suscep-
tible de fournir des informations (positives
ou négatives, symboles présents ou
absents) au travers de signes concrets. La
science moderne traite le corps comme un
fonds, comme un objet scrutable, calcu-
lable, comme un “stock” fondamentale-
ment muet. Et le protocole de substitution,
qu’on le veuille ou pas, le sache ou pas,
traite l’organisme du malade, dépourvu de
toute dimension subjective, comme une
masse sommée de donner des informa-
tions spécifiques.
Les incidences
Ici, un fossé entre le traitement de la mala-
die et la clinique du malade s’est creusé.
C’est justement le risque de l’expérimen-
tation technologique : la forclusion de la
dimension de la subjectivité de l’être,
(dimension à laquelle la notion du corps
est intrinsèque) comme conséquence de la
guerre contre la maladie au nom de la
santé (santé dont la notion d’organisme est
indissociable(2)).
L’utilisation d’une technique moderne
véhicule de façon imperceptible, même
pour elle, ce passage. Un protocole métha-
done dans sa totalité, de par son mode
d’appréhension du corps, redéfinit celui-
ci en le ramenant à la catégorie d’orga-
nisme. La mise en place du protocole, son
droit de regard à partir d’une formalisa-
tion scientifique préalable, qui rend pos-
sible postérieurement une conclusion
indiscutable, font que la dimension du cor-
porel est résorbée dans celle d’organisme.
Et par cette prédominance organique, la
subjectivité s’évapore.
Voici l’involontaire irrespect de la tech-
nique moderne envers son objet, qui tout
en le traitant, le modifie radicalement. Et,
si paradoxal que cela puisse paraître, la spé-
mise au point
Mise au point
(2) On se rappelle la définition de Bichat : “La
santé est le silence des organes.”
cificité de cette possibilité de modifier l’ob-
jet qu’elle traite ne réside pas tant dans la par-
ticularité de la substance en question (même
si une réflexion sur le caractère exclusive-
ment agoniste de la méthadone était néces-
saire), que dans l’appareil de mesure, de
regard et de contrôle qui accompagne le
médicament.
La place de la psychanalyse
Si c’est en tant que psychanalyste que nous
signons ce texte, et c’est en tant que psycha-
nalyste que nous interprétons le traitement,
quel rôle, quelle place attribuons-nous à la
psychanalyse dans cette démarche, lors-
qu’elle est conviée à y collaborer ?
Quels lieu et fonction peuvent occuper la
séance psychanalytique devant une procé-
dure qui, de par sa force, de par sa consis-
tance et sa massivité, fait que le rôle de cli-
nicien se voit relégué au rang secondaire, la
vedette lui revenant d’office ?
Comment la psychanalyse, technique qui,
elle aussi, cherche à agir sur le plan soma-
tique mais ne touche le corps qu’au travers
de la parole, peut-elle s’inclure dans les
soins ?
Et surtout, comment la psychanalyse, qui,
dans son invite à parler, invoque le symptôme
et active ainsi la dimension sexuelle du cor-
porel, peut-elle être en accord avec une tech-
nique qui tend à endormir cette même réa-
lité ?
La séance analytique et un traitement à la
méthadone sont-ils incompatibles ? Sont-ils
complémentaires ? Et, si oui, comment ?
Disons-le, le couple idéal formé par la tech-
nique médicale et la technique analytique –
l’une s’occupant de la santé des organes et
l’autre de la malédiction du sexe qui habite
le corps, et toutes les deux, main dans la main,
en harmonie, marchant à la recherche de la
rémission totale (même de la méthadone) –
nous semble peu réaliste. Cette recherche de
complémentarité entre deux approches dif-
férentes a montré ses limites concernant le
patient toxicomane.
En revanche, il y a un moment précis où le
psychanalyste peut intervenir : c’est celui de
la “rechute”, de la consommation de drogue
à l’intérieur du protocole déjà engagé.
À partir de notre étude, deux interprétations
peuvent être données à la consommation
clandestine, sauvage – laquelle sera démas-
quée par l’analyse d’urine – et qui peut entraî-
ner l’arrêt du traitement. Elle peut signifier :
– d’une part, la mise en échec pure et simple
du processus de soins, l’impossibilité d’arrêt
de la consommation et, dans ce sens, l’utili-
sation de la méthadone en tant que “drogue
légale”. Dans cette situation, les chances du
travail analytique sont nulles
;
– d’autre part, la récidive de la consomma-
tion prohibée qui peut être l’expression d’une
tentative de résurrection de la dimension du
corps, là où la technique transforme ce corps
en masse organique.
Ainsi, à un moment précis du traitement (sou-
vent en rapport avec une situation détermi-
née de l’histoire du sujet), la consommation
peut signifier la mise en avant du corps de
jouissance, de la substance “jouissante”, en
opposition – sur le mode de la révolte – à la
substance étendue que la technique déter-
mine. De cette manière, la consommation
peut s’assimiler à une intuition de la part du
malade, lequel, par le moyen de la trans-
gression, veut prendre un peu de distance par
rapport à l’emprise du protocole. Signalons
que, pour formaliser ainsi la situation, il faut
un “autre”. Un autre qui écoute et interprète
ladite consommation, comme nous venons
de le faire. La consommation à elle seule
n’est ni résistance, ni intuition, ni demande.
Beaucoup moins signe de liberté.
Voilà le moment où l’offre analytique peut
être lancée.
À cet instant précis, l’interprétation analy-
tique – comme moteur du transfert et sens de
la demande – peut resignifier cette consom-
mation et, par là même, créer un espace où
le malade pourra laisser place à d’autres
modalités de jouissance qui convoquent le
corps, différentes de la consommation de
drogue. Postérieurement, la possibilité de
rendre compatible la pulsion avec la vie peut
ainsi être effleurée. Pour que cet espace soit
possible, il faut que quelqu’un paie un prix
de sa personne : c’est le coût de l’interpréta-
tion analytique.
Un coût humain que la technique n’a ni la
nécessité ni la possibilité de payer.
Pour en savoir plus
Canguilhem G. Médecine : thérapeutique,
expérimentation, responsabilité. Puissance et
limites de la rationalité en médecine. In :
Études d’histoire et de philosophie des
sciences. Paris : Librairie Philosophique J.
Vrin, 1983.
Descartes R. Méditations. In : Œuvres
Philosophiques. Paris : Flammarion,
Classiques Garnier, 1999.
Heidegger M. La question de la technique.
In : Essais et Conférences. Paris : Gallimard,
Tel, 1980.
Lacan J. La science et la Vérité. In : Écrits.
Paris : Seuil, 1966. Et aussi : Le Séminaire,
livre XX. Paris : Seuil, Encore, 1975.
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95110 Sannois
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B
ICODEX
(Stresam),
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ILLY
(Zyprexa),
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. 354-356 – P
IERRE
F
ABRE
(Ixel),
P
. 380 –
S
ERVIER
(Stablon),
P
. 379 – S
MITHKLINE
B
EECHAM
(Deroxat),
P
. 342 –
W
YETH
L
EDERLE
(Effexor),
P
. 368-369
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