mise au point Mise au point De la technique moderne, de l’organisme et du corps Considérations sur la distribution contrôlée de méthadone en tant que traitement de substitution pour des toxicomanes G. Freda* La substitution Une technique, mise à disposition pour soigner une l’indication n’ont pas de différences majeures avec d’autres types de consultations, la mise en place du protocole de délivrance, pour la méthadone, comporte quelques particularités qui méritent d’être explicitées. À l’heure actuelle, un traimaladie, peut-elle avoir des incidences autres que tement de substitution peut celles escomptées dans sa visée première ? être prescrit à tout patient toxicomane qui en fait la Est-ce qu’une technique de soins, au service de la santé, peut négliger un des aspects de la prise en charge du malade ? demande. Cette thérapeutique peut se Peut-il se produire que, dans la lutte rationnelle contre la dérouler selon deux moda- maladie, une technique moderne nie la particularité de lités : Le protocole(1) l’objet qu’elle traite ? – la prescription, soit en Nous analyserons, à la lumière de ce questionnement, une Un protocole méthadone institution spécialisée, soit se déroule, dans un preen médecine libérale, de la technique mise en place pour traiter la toxicomanie : la dis- mier temps, avec la signab u p r é n o r p h i n e h a u t tribution contrôlée de méthadone – en tant que traitement ture d’un accord du dosage, commercialement de substitution indiqué pour les opiodépendants chro- patient, par lequel il connue sous le nom du niques – et nous mettrons à l’épreuve, dans ce cadre, l’af- atteste que la nature du Subutex® ; lui a été clairefirmation du philosophe Heidegger selon laquelle la traitement ment expliquée. Posté– la distribution contrôlée, rieurement, un bilan initial dans une institution spécia- technique moderne ne respecterait pas l’objet. urinaire sera fait dans le lisée, de la méthadone, avec double but d’écarter la possibilité de transfert vers présence de toute trace de méthadone qui médecin de ville pour des cas particuliers. chronicité de la maladie en fonction de aurait pu être distribuée ailleurs et d’atcritères divers (durée de l’addiction, mode Les traitements de substitution constituent tester la maladie à partir du constat d’un de consommation, psychopathologie cliainsi un des outils disponibles de l’arsenal produit stupéfiant dans le corps (l’héroïne nique sous-jacente, type de drogue, etc.), thérapeutique, pour essayer de soigner la en général). diagnostic. Elle se poursuit avec l’indicatoxicomanie. tion du traitement et la mise en place du Dans un deuxième temps, on procède à la protocole. distribution journalière de la dose de Si l’examen médical, puis le diagnostic et méthadone prescrite au préalable par le La substitution à la méthadone : description du traitement La mise en place d’un traitement à la méthadone s’initie avec la consultation médicale : examen, vérification de la * Psychanalyste, centre d’accueil et de soins pour les toxicomanes de Reims. Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 10, décembre 2000 (1) Le protocole de distribution que nous allons décrire concerne exclusivement le mode de délivrance de la méthadone tel qu’il s’effectue dans les institutions spécialisées et cela en fonction des indications stipulées par des circulaires ministérielles. Ce protocole n’est pas la seule modalité de délivrance du médicament. Ainsi, d’autres programmes de substitution sont en place où les contraintes de protocole sont moins lourdes. Par exemple, les programmes expérimentaux de substitution aux opiacés dits “à bas seuil”, qui ont pour objectif fondamental la possibilité d’accès des usagers de drogues les plus vulnérables aux filières de soins, ne sont pas soumis aux mêmes exigences que le protocole qui fait l’objet de notre questionnement. Dans ce sens, pour une meilleure compréhension de notre texte, le lecteur doit prendre en considération deux remarques : a) il ne faut pas considérer que tous les programmes de substitution à la méthadone sont soumis à un protocole ; b) notre développement est valable exclusivement pour les programmes de substitution soumis au protocole en question. Nous remercions le Dr A.M. Pezous d’avoir attiré notre attention sur ce point et permit par là même d’établir cette distinction indispensable. 362 mise au point Mise au point médecin. Celle-ci, ainsi que la vérification de son ingestion sont assurées par un infirmier dans les locaux de l’institution. Pour les week-ends et jours fériés, les flacons correspondants sont remis au patient. Pour les jours de prise “hors centre”, une attestation de bonne prise de méthadone “hors centre” est établie. Une copie de cette attestation est remise au patient en vue de “légaliser” le transport des flacons qu’il doit, par la suite, rapporter vides. Finalement, le bon respect de la procédure est contrôlé à partir des prélèvements d’urine. Le moment de ce contrôle est fixé au gré du médecin traitant. En général, il a lieu une fois par semaine. Si les analyses découvrent la présence d’un produit incompatible avec le protocole, le traitement peut s’arrêter immédiatement. Comme on peut le constater, le traitement de substitution à la méthadone ne se limite pas à la prescription d’un médicament à la suite d’un examen (comme pour le Subutex® ou une autre médication). Ici le traitement est constitué non seulement par l’ingestion d’un remède, mais aussi, de façon simultanée, par le respect minutieux d’un protocole. Pas de traitement par méthadone sans respect du protocole de distribution que nous venons de décrire. C’est justement ce protocole, comme modalité de délivrance et de contrôle de la procédure, en plus de la substance chimique indiquée, qui fait l’objet de notre réflexion. C’est justement sur ce modèle d’expérimentation, standardisé et invariable pour la totalité des malades concernés, que repose notre questionnement. C’est justement sur cette notation quasi quotidienne, qui a valeur de test de l’état de la maladie au travers d’un regard suivi sur l’intérieur de l’organisme, que s’appuie notre thèse selon laquelle un traitement de substitution à la méthadone est un exemple de la mise en place d’une technique. Le protocole méthadone en tant que technique moderne Un traitement de substitution à la méthadone est un exemple d’application technique des avancées scientifiques. Il n’est pas une technique, parce qu’il utilise des “outils” pour arriver à des fins, ni en fonction des résultats ou de l’efficacité que ces outils peuvent obtenir. La méthadone, dans la totalité de son protocole – c’est-à-dire la prescription, l’absorption du produit, la notation presque bureaucratique des différents moments de la médicalisation, plus la vérification du respect du protocole à partir des analyses d’urine –, est un exemple de la technique moderne en tant qu’elle considère le corps du malade comme une masse quantifiable pouvant être objectivée. De la même manière que la particularité de la technique moderne, à la différence de la technique artisanale, réside dans le fait qu’elle s’appuie sur la science exacte de la nature ; la technique médicale d’un protocole de substitution est l’exemple d’effet des avancées scientifiques en tant que concevant le corps malade du patient toxicomane comme un objet mathématique analysable. Pour la science moderne, la nature n’est plus désormais le recours obligé pour obtenir de la nourriture, ni objet de contemplation ou de respect. Ainsi, pour la technique moderne fondée sur la révolution scientifique, un fleuve n’est plus une réserve de vie, un paysage, une source d’inspiration pour le poète ; le fleuve, canalisé dans une centrale, est devenu fournisseur d’énergie électrique. Face à un protocole de substitution, le corps du patient n’est plus le résultat du compromis entre la question sexuelle et sa réponse à partir de la mise en fonction d’une signification qui détermine chaque modalité de jouissance. Pour un protocole méthadone, le patient est représenté par son organisme 363 en tant que masse pure ou impure susceptible de fournir des informations (positives ou négatives, symboles présents ou absents) au travers de signes concrets. La science moderne traite le corps comme un fonds, comme un objet scrutable, calculable, comme un “stock” fondamentalement muet. Et le protocole de substitution, qu’on le veuille ou pas, le sache ou pas, traite l’organisme du malade, dépourvu de toute dimension subjective, comme une masse sommée de donner des informations spécifiques. Les incidences Ici, un fossé entre le traitement de la maladie et la clinique du malade s’est creusé. C’est justement le risque de l’expérimentation technologique : la forclusion de la dimension de la subjectivité de l’être, (dimension à laquelle la notion du corps est intrinsèque) comme conséquence de la guerre contre la maladie au nom de la santé (santé dont la notion d’organisme est indissociable(2)). L’utilisation d’une technique moderne véhicule de façon imperceptible, même pour elle, ce passage. Un protocole méthadone dans sa totalité, de par son mode d’appréhension du corps, redéfinit celuici en le ramenant à la catégorie d’organisme. La mise en place du protocole, son droit de regard à partir d’une formalisation scientifique préalable, qui rend possible postérieurement une conclusion indiscutable, font que la dimension du corporel est résorbée dans celle d’organisme. Et par cette prédominance organique, la subjectivité s’évapore. Voici l’involontaire irrespect de la technique moderne envers son objet, qui tout en le traitant, le modifie radicalement. Et, si paradoxal que cela puisse paraître, la spé(2) On se rappelle la définition de Bichat : “La santé est le silence des organes.” mise au point Mise au point cificité de cette possibilité de modifier l’objet qu’elle traite ne réside pas tant dans la particularité de la substance en question (même si une réflexion sur le caractère exclusivement agoniste de la méthadone était nécessaire), que dans l’appareil de mesure, de regard et de contrôle qui accompagne le médicament. La place de la psychanalyse Si c’est en tant que psychanalyste que nous signons ce texte, et c’est en tant que psychanalyste que nous interprétons le traitement, quel rôle, quelle place attribuons-nous à la psychanalyse dans cette démarche, lorsqu’elle est conviée à y collaborer ? Quels lieu et fonction peuvent occuper la séance psychanalytique devant une procédure qui, de par sa force, de par sa consistance et sa massivité, fait que le rôle de clinicien se voit relégué au rang secondaire, la vedette lui revenant d’office ? Comment la psychanalyse, technique qui, elle aussi, cherche à agir sur le plan somatique mais ne touche le corps qu’au travers de la parole, peut-elle s’inclure dans les soins ? Et surtout, comment la psychanalyse, qui, dans son invite à parler, invoque le symptôme et active ainsi la dimension sexuelle du corporel, peut-elle être en accord avec une technique qui tend à endormir cette même réalité ? La séance analytique et un traitement à la méthadone sont-ils incompatibles ? Sont-ils complémentaires ? Et, si oui, comment ? Disons-le, le couple idéal formé par la technique médicale et la technique analytique – l’une s’occupant de la santé des organes et l’autre de la malédiction du sexe qui habite le corps, et toutes les deux, main dans la main, en harmonie, marchant à la recherche de la rémission totale (même de la méthadone) – nous semble peu réaliste. Cette recherche de complémentarité entre deux approches différentes a montré ses limites concernant le patient toxicomane. En revanche, il y a un moment précis où le psychanalyste peut intervenir : c’est celui de la “rechute”, de la consommation de drogue à l’intérieur du protocole déjà engagé. À partir de notre étude, deux interprétations peuvent être données à la consommation clandestine, sauvage – laquelle sera démasquée par l’analyse d’urine – et qui peut entraîner l’arrêt du traitement. Elle peut signifier : – d’une part, la mise en échec pure et simple du processus de soins, l’impossibilité d’arrêt de la consommation et, dans ce sens, l’utilisation de la méthadone en tant que “drogue légale”. Dans cette situation, les chances du travail analytique sont nulles ; – d’autre part, la récidive de la consommation prohibée qui peut être l’expression d’une tentative de résurrection de la dimension du corps, là où la technique transforme ce corps en masse organique. Ainsi, à un moment précis du traitement (souvent en rapport avec une situation déterminée de l’histoire du sujet), la consommation peut signifier la mise en avant du corps de jouissance, de la substance “jouissante”, en opposition – sur le mode de la révolte – à la substance étendue que la technique détermine. De cette manière, la consommation peut s’assimiler à une intuition de la part du malade, lequel, par le moyen de la transgression, veut prendre un peu de distance par Imprimé en France - Differdange S.A. 95110 Sannois Dépôt légal 4e trimestre 2000 © Décembre 1984 Médica-Press International S.A. Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 10, décembre 2000 rapport à l’emprise du protocole. Signalons que, pour formaliser ainsi la situation, il faut un “autre”. Un autre qui écoute et interprète ladite consommation, comme nous venons de le faire. La consommation à elle seule n’est ni résistance, ni intuition, ni demande. Beaucoup moins signe de liberté. Voilà le moment où l’offre analytique peut être lancée. À cet instant précis, l’interprétation analytique – comme moteur du transfert et sens de la demande – peut resignifier cette consommation et, par là même, créer un espace où le malade pourra laisser place à d’autres modalités de jouissance qui convoquent le corps, différentes de la consommation de drogue. Postérieurement, la possibilité de rendre compatible la pulsion avec la vie peut ainsi être effleurée. Pour que cet espace soit possible, il faut que quelqu’un paie un prix de sa personne : c’est le coût de l’interprétation analytique. Un coût humain que la technique n’a ni la nécessité ni la possibilité de payer. Pour en savoir plus • Canguilhem G. Médecine : thérapeutique, expérimentation, responsabilité. Puissance et limites de la rationalité en médecine. In : Études d’histoire et de philosophie des sciences. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 1983. • Descartes R. Méditations. In : Œuvres Philosophiques. Paris : Flammarion, Classiques Garnier, 1999. • Heidegger M. La question de la technique. In : Essais et Conférences. Paris : Gallimard, Tel, 1980. • Lacan J. La science et la Vérité. In : Écrits. Paris : Seuil, 1966. Et aussi : Le Séminaire, livre XX. Paris : Seuil, Encore, 1975. LISTE DES ANNONCEURS BICODEX (Stresam), P. 345 – LILLY (Zyprexa), P. 354-356 – PIERRE FABRE (Ixel), P. 380 – SERVIER (Stablon), P. 379 – SMITHKLINE BEECHAM (Deroxat), P. 342 – WYETH LEDERLE (Effexor), P. 368-369 Les articles publiés dans notre revue le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Leur reproduction est interdite. 364