T R I B U N E La chimiothérapie adjuvante des cancers du sein : d’hier à aujourd’hui ● M. Spielmann* e cancer du sein est de loin le plus fréquent des cancers de la femme, avec près de 42 000 nouveaux cas par an en France (1). Pendant longtemps, ce cancer était considéré comme une maladie loco-régionale mais les récentes décennies en ont fait évoluer la prise en charge, et si le traitement loco-régional demeure fondamental, l’émergence de traitements systémiques efficaces a fait naître le concept de maladie systémique. L’hormonothérapie et la chimiothérapie ont démontré, dans un premier temps, leur efficacité en phase métastatique. La maladie micrométastatique pouvait dès lors être prise en charge par le traitement adjuvant. Le développement des nouveaux anticancéreux en phase métastatique permet d’évaluer leur efficacité et leur tolérance et de positionner les plus intéressants au stade précoce ou adjuvant. Pendant très longtemps, la chimiothérapie adjuvante, lorsqu’elle était indiquée, était administrée, selon les mêmes modalités et le même protocole, chez toutes les femmes, quels que soient leurs facteurs pronostiques et les caractéristiques biologiques de la tumeur. Aujourd’hui, on sait que certaines femmes bénéficieront plus du traitement que d’autres. Le profil génomique ou protéomique de la tumeur pourrait même, dans l’avenir, nous indiquer quel produit de chimiothérapie choisir. Alors, du traitement identique pour toutes, nous arriverions au traitement sur mesure. Déjà de nouvelles drogues sont disponibles. L’arrivée prochaine des taxanes en phase adjuvante devrait nous permettre d’optimiser le traitement systémique et en partie d’adapter celui-ci à l’identité de la patiente. L CE QUE NOUS ONT ENSEIGNÉ LES MÉTA-ANALYSES Les traitements adjuvants sont efficaces et permettent de réduire significativement le risque de récidives et de décès des patientes traitées. Ils comportent soit de la chimiothérapie, soit de l’hormonothérapie, soit les deux, en fonction des critères bio-pathologiques de la tumeur mais aussi de l’état général des patientes. Le bénéfice de la chimiothérapie adjuvante a clairement été démontré dans les méta-analyses de Richard Peto (2, 3). Pour quelles malades ? Les patientes qui bénéficient le plus de la chimiothérapie adjuvante sont les femmes les plus jeunes : alors qu’avant 40 ans, la * Institut Gustave-Roussy, Villejuif. 20 réduction du risque annuel de mortalité est de 29 %, et qu’elle est de 26 % entre 40 et 50 ans, la diminution du risque chute à 15 % chez les malades entre 50 à 60 ans et à 7 %, entre 60 à 70 ans. Cependant, ces résultats doivent être pondérés par le fait que les chimiothérapies utilisées dans ces essais n’étaient pas forcément les plus efficaces et que certaines chimiothérapies étaient parfois sous-dosées chez les femmes âgées, de façon volontaire ou non. D’autre part, ce bénéfice diffère si l’on considère l’âge et l’envahissement axillaire : ainsi, chez les femmes N– avant la ménopause, le bénéfice absolu est de 5,4 % et de 11,2 % chez les malades N+. En revanche, chez les malades entre 50 et 70 ans, ce bénéfice n’est que de 1,4 % pour les malades N– et de 4 % chez les malades N+. Cela doit nous faire réfléchir sur l’intérêt réel d’une chimiothérapie adjuvante chez une patiente âgée avec récepteurs hormonaux positifs. La connaissance du statut des récepteurs hormonaux (RH) présente un intérêt certain. Les RH négatifs apparaissent comme un élément de chimiosensibilité, principalement chez les femmes âgées. Chez les patientes très jeunes (moins de 35 ans), le bénéfice de la chimiothérapie est moindre et la survie sans récidive plus courte en cas de récepteurs hormonaux positifs comparés aux RH– (4) (lié à l’effet hormonal de la chimiothérapie). L’aménorrhée chimioinduite semble plus importante avec les chimiothérapies plus modernes ; c’est le cas de l’association adriamycine-docétaxel (5) qui remet en doute ce fait. Par ailleurs, des différences biologiques existent entre les femmes de moins de 35 ans et celles de plus de 50 ans (6). Ainsi, les récepteurs hormonaux estrogéniques sont plus fréquemment retrouvés chez les femmes âgées que chez les femmes jeunes et ce, de façon significative (75 % versus 50 %). Il en est de même pour les récepteurs hormonaux à la progestérone. L’élément le plus intéressant, et qui pourrait être un indice de choix thérapeutique en faveur de la chimiothérapie, est la cinétique de prolifération tumorale mesurée par le KI 67, la phase S ou le grade mitotique, qui est plus souvent élevé chez les femmes jeunes (70 % avant 35 ans versus 40 % après 50 ans). Quant au grade SBR, la différence est là encore majeure, puisque chez les femmes de moins de 35 ans, le SBR est de grade III est retrouvé dans 68 % des cas et seulement dans 37 % des cas chez les femmes plus âgées. Le consensus de Saint-Gallen (7), permet de définir une population dont le risque de rechute est inférieur à 10 %, seuil accepté par la majorité des oncologues pour ne pas traiter leurs patientes par chimiothérapie ou donner du tamoxifène seul. La Lettre du Sénologue - n° 23 - janvier/février/mars 2004 Quelle chimiothérapie ? Si dans les années 1970/1980, les chimiothérapies reposaient, dans la majorité des cas, sur l’association CMF, la supériorité des associations avec les anthracyclines par rapport aux combinaisons n’en contenant pas a depuis été démontrée (2). Le GFEA a démontré l’intérêt de l’épirubicine en adjuvant, puis de la dose de 100 mg/m2 par l’essai FEC 100 versus FEC 50 (8) ; depuis, le FEC 100 est devenu le standard français, du moins pour les cancers N+. Durant les années 1990, les taxanes ont montré une efficacité incontestable en phase métastatique, en échec aux anthracyclines. Le docétaxel a même attesté d’une efficacité supérieure à la drogue de référence, la doxorubicine (9). Plus récemment, les taxanes ont démontré leur intérêt en phase adjuvante et sont probablement en voie d’obtenir leur AMM à ce stade. L’étude du CALGB (10) a démontré, avec un schéma séquentiel, que l’apport de quatre cycles de paclitaxel à quatre cycles du protocole classique AC permettait d’obtenir un gain absolu de 6 % en survie sans récidive et en survie globale. Dans l’essai NSABP B28 (11), selon le même schéma, un gain absolu de 4 % a été retrouvé en survie sans récidive, mais sans avantage en survie globale. Le gain apparaît surtout marqué pour les patientes RH– ; cela suggère, comme d’autres essais, que la chimiothérapie des femmes RH– doit être suffisamment longue et comporter au moins six, voire huit cycles. Notons que dans ces deux essais, le paclitaxel a été administré toutes les trois semaines, en trois heures ce qui n’est pas actuellement le schéma optimal. Les résultats du BCIRG 001 ont fait l’objet d’une mise à jour à San Antonio, en décembre 2003 (5). Ils confirment, sur un effectif de 1 491 patientes, avec un suivi médian de 55 mois, la supériorité du protocole TAC (docétaxel-doxorubicine-cyclophosphamide) par rapport au FAC. Le gain absolu en survie sans récidive est de 7 % à 60 mois : 68 % versus 75 %, p = 0,001 et la réduction du risque de récidive est de 28 % (figure 1). La Lettre du Sénologue - n° 23 - janvier/février/mars 2004 Probabilité cumulative 1,0 TAC 0,8 FAC 0,6 0,4 75 % 68 % N Événements HR Log-Rank TAC 745 FAC 746 0,2 172 227 0,72 p = 0,0010 0,0 0 6 12 18 24 30 36 42 48 54 60 66 SSR (mois) Figure 1. Essai BCIRG 001 : TAC versus FAC. Survie sans récidive (ITT). Ce bénéfice est retrouvé dans tous les sous-groupes considérés mais il est d’autant plus important que les récepteurs hormonaux sont négatifs et que l’oncogène Her2 est surexprimé. De même, la survie globale est significativement allongée pour l’ensemble de la population, avec un gain absolu de 6 % et une réduction du risque de décès de 30 % (figure 2). Pour le moment, le bénéfice en survie sans récidive paraît très important dans le groupe des malades ayant un à trois ganglions positifs, alors que cet avantage n’est pas statistiquement significatif pour les patientes avec plus de trois ganglions métastatiques. Un recul plus long est cependant nécessaire car, à 55 mois, le nombre de 590 événements attendus n’est pas atteint. La chimiothérapie a été bien tolérée, dans l’ensemble, avec une dose-intensité relative de 99 % et de 98 %, dans les bras TAC et FAC, respectivement. Le profil de tolérance du traitement comportant le docétaxel est classique, avec une toxicité essentiellement hématologique et sans qu’aucun décès septique n’ait été à déplorer. Une neutropénie fébrile, dans 24,7 % des cas pour le TAC et seulement dans 2,5 % pour le FAC, suggère que l’utilisation de facteurs de croissance doit être envisagée en prophylaxie secondaire. Un 1,0 Probabilité Cumulative Les critères pour individualiser les malades N– à faible risque sont les suivants : – tumeurs inférieures à 20 mm de diamètre ; – et récepteurs hormonaux positifs ; – et grade SBR I ; – et âge > à 35 ans. Chez les malades N–, le ratio bénéfice/effets toxiques doit être bien pesé. La réduction du nombre de cycles de chimiothérapie à quatre, avec un bénéfice identique, est d’ailleurs envisagée par l’essai des centres de lutte contre le cancer, PACS 05, qui compare 6 FEC 100 à 4 FEC 100. Si certains facteurs biologiques nous donnent une indication majeure quant au choix de l’option chimiothérapie versus hormonothérapie, la cinétique cellulaire ne nous permet pas encore d’orienter le choix sur le type de chimiothérapie et son mode d’administration. TAC 0,8 FAC 87 % 81 % 0,6 0,4 N Événements HR Log-Rank TAC 745 FAC 746 0,2 91 130 0,70 p = 0,0080 0,0 0 6 12 18 24 30 36 42 48 54 60 66 Survie depuis la randomisation (mois) Figure 2. Essai BCIRG 001 : TAC versus FAC. Survie globale (ITT). 21 T R I B U N E schéma d’administration séquentielle, taxanes suivi de FEC ou dans l’ordre inverse, pourrait être un moyen d’obtenir la même efficacité tout en étant mieux toléré. Les résultats de ces essais démontrent la place majeure des taxanes, et en particulier du docétaxel, en phase adjuvante des cancers du sein, seule période où il est possible de guérir des patientes avec une maladie micrométastatique. Les combinaisons de chimiothérapie comportant des taxanes permettront très certainement d’améliorer l’efficacité des traitements adjuvants et de guérir plus de malades N+. Prescrirons-nous systématiquement des taxanes à toutes les malades ou selon certains critères ? Des facteurs biologiques de chimiosensibilité aux taxanes comme la P53 et la surexpression de l’oncogène Her2 sont en cours d’évaluation et nous aideront peut être à définir une population où les taxanes deviendront un standard. cation de la chimiothérapie adjuvante s’est considérablement élargie depuis les vingt dernières années et les taxanes apportent un bénéfice supplémentaire. L’obtention d’une AMM prochaine devrait nous permettre de les utiliser, notamment chez des patientes N+. Progressivement, en additionnant le gain obtenu par les différents progrès thérapeutiques systémiques et par la radiothérapie, nous progressons vers l’objectif de tout cancérologue : guérir de plus en plus de patientes. La pharmacogénomique et l’identification de profils génomiques pronostiques nous aideront, dans les années à venir, à identifier les patientes nécessitant une chimiothérapie et à traiter à la carte en déterminant les drogues les plus adaptées à chaque patiente. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Rapport de la commission d’orientation sur le cancer. Janvier 2003. 2. Peto R. Early breast cancer trial east elaborative-updated results from Septem- LA VISION FUTURISTE Des espoirs sérieux sont en train de naître de la génomique, en particulier de la connaissance du profil génétique pronostique qui permettrait, à partir de l’identité tumorale, d’évaluer approximativement le risque de récidive et de survie (12) d’une patiente opérée d’un cancer du sein. L’équipe de Rotterdam (13) a montré qu’il était possible de sélectionner chez les malades N–, un groupe de 70 gènes de mauvais pronostic sur 5 000 gènes étudiés. En comparant parallèlement les facteurs de risque de récidive selon Saint-Gallen à cette même population, on note que 70 % des patientes n’ayant pas rechuté auraient reçu un traitement adjuvant, d’après les critères de Saint-Gallen, alors que seules 27 % des malades auraient été traitées selon les critères génétiques de mauvais pronostic. D’autres travaux sur le profil génétique concluent dans le même sens, bien que les gènes individualisés dans les différentes équipes ne soient que relativement superposables. Grâce à la pharmacogénomique, il sera sans doute possible de déterminer les drogues les plus adaptées au profil du malade et à celui de sa tumeur. Nous pourrons ainsi optimiser l’efficacité des thérapeutiques en réalisant un véritable traitement à la carte. CONCLUSION La chimiothérapie est devenue un traitement standard pour toutes les malades N+ et pour beaucoup de malades N–. L’indi- ber 2000 worlwide overview. Eur J Cancer 2000 ; 36 (suppl. 5, abstr 13) : S47. 3. Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group : Effects of adjuvant tamoxifen and of cytotoxic therapy on mortality in early breast cancer. N Engl J Med 1998 ; 319 : 1681-92. 4. Aebi A et al. Is chemotherapy alone adequate for young women with oestrogenreceptor-positive breast cancer ? Lancet 2000 ; 355 (9218) : 1869-74. 5. Martin M, Pienkowski T et al. TAC improves disease free survival and overall survival over FAC in node positive early breast cancer patients, BCIRG 001 : 55 months follow-up. San Antonio Breast Cancer Symposium, 2003 ; abstr. 43. 6. Colleoni M, Rotmensz N et al. Very young women (< 35 years) with operable breast cancer : features of disease at presentation. Ann Oncol 2002 ; 13 (2) : 273-9. 7. Goldrisch A, Glick JH et al. Meeting Higlights : International Concensus Panel On The Treatment Of Primary Breast Cancer. JCO 2001 ; 19, 18 : 3817-27. 8. French Adjuvant Study Group. Benefit of a high-dose epirubicin regimen in adjuvant chemotherapy for node-positive breast cancer patients with poor prognostic factors : 5-year follow-up results of French Adjuvant Study Group 05 randomized trial. J Clin Oncol 2001 ; 19 : 602-11. 9. Chan S, Friedrichs K et al. Prospective randomized trial of docetaxel versus doxorubicin in patients with metastatic breast cancer. The 303 Study Group. J Clin Oncol 1999 ; 17 (8) : 2341-54. 10. Henderson C, Berry DA et al. Improved outcomes from adding sequential paclitaxel but not from escalating doxorubicin dose in adjuvant chemotherapy regimen for patients with node positive primary breast cancer. J Clin Oncol 2003 ; 21 : 976-83. 11. Mamounas EP, Bryant J et al. Paclitaxel (T) following doxorubicin/cyclophosphamide (AC) as adjuvant chemotherapy for node-positive breast cancer : Results from NSABP B-28. Proc Am Soc Clin Oncol 2003 ; 22 : 4 ; abstr. 12. 12. Van De Vijver MJ et al. A Gene expression signature as a predictor of survival in breast cancer. N Engl J Med 1999 ; 347 : 2009. 13. Vant Veer LJ et al. Gene Expression profiling predicts clinical outcome of breast cancer. Nature 2002 ; 415 : 530-3. Les articles publiés dans “La Lettre du Sénologue” le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. © juin 1998 - EDIMARK S.A.S. - Imprimé en France - ???????? - ????????? - Dépôt légal : à parution 22 La Lettre du Sénologue - n° 23 - janvier/février/mars 2004