Pathologie thyroïdienne à double dose J.M. Kuhn* M onsieur J.V., âgé de 61 ans, consulte en pneumologie en raison de l’apparition, quelques semaines plus tôt, d’une dyspnée. Le bilan réalisé chez ce patient aux antécédents tabagiques (36 paquets/année) ne retrouve qu’une surélévation de la coupole diaphragmatique gauche, traduction d’une paralysie phrénique homolatérale dont la cause précise ne pourra être déterminée. Le scanner thoracique réalisé dans le cadre de l’enquête étiologique retrouve une hypertrophie du lobe thyroïdien droit à développement endothoracique. Le patient est alors adressé en consultation d’endocrinologie. Monsieur J.V. ne se plaint d’aucun autre symptôme que la dyspnée. Il mesure 1,64 m et pèse 69 kg, c’est-à-dire 2 kg de moins que deux mois auparavant. Son rythme cardiaque est régulier, à 75 pulsations/mn, et sa pression artérielle est à 140/80 mmHg. Il existe un discret tremblement des extrémités et une moiteur de la paume des mains. La palpation cervicale retrouve un petit goitre ferme, polynodulaire, qui ne s’accompagne d’aucun signe de compression locale ni d’adénopathie satellite. L’échographie thyroïdienne met en évidence une hypertrophie multinodulaire du lobe thyroïdien droit. La TSH plasmatique est à 0,03 mU/l (N : 0,1-4,5), la T4 libre à 18,8 pmol/l (N : 10-23). Une scintigraphie thyroïdienne au technétium complète ce bilan (figure 1). Le taux de calcitonine plasmatique, mesuré en raison du caractère nodulaire de l’hypertrophie thyroïdienne, est inférieur à 10 ng/l (n < 10). Le tableau réalisé est donc celui d’une hyperthyroïdie sur goitre multinodulaire plongeant. L’absence de signe d’ophtalmopathie et la négativité de la recherche de la présence d’anticorps liant le récepteur de la TSH sont en défaveur de l’hypothèse d’un goitre “basedowifié”. Le diagnostic retenu est donc celui de goitre multi-hétéronodulaire toxique. L’on a opté pour une préparation médicale par antithyroïdien de synthèse avant réalisation d’une thyroïdectomie. L’acte chirurgical, qui revêt le double objectif de traiter radicalement l’hyperthyroïdie et de lever tout risque de compression trachéale par le goitre plongeant, est effectué après trois mois de traitement par antithyroïdien de synthèse chez un patient devenu euthyroïdien cliniquement et biologiquement. L’examen anatomopathologique définitif de la pièce de thyroïdectomie subtotale bilatérale conclut à une hyperplasie nodulaire thyroïdienne bénigne avec remaniements dystrophiques. L’hypothyroïdie postchirurgicale est alors compensée par la prise quotidienne de 75 µg de LT4 par jour. Pendant les cinq années qui suivent l’intervention thyroïdienne, monsieur J.V. reste parfaitement euthyroïdien tant sur le plan clinique que sur le plan biologique (TSH : 2 mU/l). Toutefois, à cette période, le patient est hospitalisé en raison de la survenue, 10 jours auparavant, d’œdèmes des membres inférieurs. S’y associent une asthénie, des crampes musculaires et une constipation. Le bilan biologique retrouve une kaliémie à 2 mmol/l. Le patient est normotendu et ne suit pas de traitement susceptible d’induire une telle hypokaliémie. La symptomatologie clinique et biologique conduit, d’une part, à initier une supplémentation potassique et, d’autre part, à effectuer une enquête étiologique. Celle-ci débouchera rapidement sur le diagnostic de syndrome de Cushing : ACTH oscillant entre 140 et 600 pg/ml au cours du nycthémère (N : 10-80), cortisol plasmatique évoluant parallèlement entre 1 690 et 3 000 nmol/l (N : 250-850), cortisol libre urinaire 16 380 nmol/24 h (N < 220). L’âge du patient, l’évolutivité du processus endocrinien, la profondeur de l’hypokaliémie et les résultats de l’enquête hormonale amènent au diagnostic de syndrome de Cushing paranéoplasique. L’hypothèse d’un carcinome bronchique est celle qui vient en tête de liste du fait de sa fréquence et en raison des antécédents tabagiques du patient. Les différentes investigations réalisées chez monsieur J.V. permettront d’écarter Cas clinique Cas clinique Face antérieure * Service d’endocrinologie et des maladies métaboliques, CHU de Rouen. Figure 1. Aspect scintigraphique de l’hypertrophie thyroïdienne. Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition (VIII), n° 1, janvier/février 2004 41 Cas clinique Cas clinique Figure 2. Scanner de la région abdominale objectivant des images hépatiques lacunaires. cette hypothèse. La mesure de la sérotonine plasmatique et de ses métabolites urinaires, marqueurs d’une tumeur carcinoïde, révélera à plusieurs reprises des chiffres normaux. Le scanner abdominal ne retrouve pas d’anomalie pancréatique, mais la présence d’images hépatiques lacunaires très évocatrices de localisations métastatiques (figure 2). La clé du diagnostic sera obtenue par une double approche : réalisation d’une biopsie hépatique sous échographie, qui permettra une étude immunohistochimique d’une lésion métastatique, et mesure du taux de calcitonine plasmatique qui, à cette date, dépasse 1 500 ng/l. La relecture des lames de la pièce de thyroïdectomie et un complément d’immunomarquage anticalcitonine ne retrouveront pas de foyer de carcinome médullaire de la thyroïde. Supplémentation potassique et initiation d’un traitement par kétoconazole permettront d’améliorer transitoirement la situation. En dépit de ce traitement, monsieur J.V. décédera trois mois plus tard dans un tableau de syndrome de Cushing galopant. Cette observation montre qu’un carcinome médullaire de la thyroïde peut s’accompagner, au moins initialement, d’un taux normal de calcitonine (1) ou se développer sur un moignon thyroïdien résiduel après thyroïdectomie subtotale bilatérale ; elle met aussi en évidence que l’apparition d’un syndrome de Cushing paranéoplasique (2) représente un tournant évolutif du carcinome médullaire, tournant après lequel il se situe audessus des ressources thérapeutiques curatrices possibles. Références 1. Cohen R, Campos JM, Salaun C et al.Preoperative calcitonin levels are predictive of turn or size and postoperative calcitonin normalization in medullary thyroid carcinoma. Groupe d’étude des tumeurs à calcitonine (GETC). J Clin Endocrinol Metab 2000 ; 85 : 919-22. 2. Smallridge RC, Bourne K, Pearson BW et al. Cushing’s syndrome due to medullary carcinoma : diagnosis by proopiomelanocortin messenger ribonucleic acid in situ hybridization. J Clin Endocrinol Metab 2003 ; 88 : 4565-8. TAHOR 42 Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition (VIII), n° 1, janvier/février 2004