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e tamoxifène reste le traitement hormonal de réfé-
rence dans les cancers du sein. Son bénéfice en gain
de survie sans rechute et survie globale a été montré
tant en phase métastatique qu’en phase adjuvante, mais il varie
selon les facteurs de risque (T, pN), le statut ménopausique et
la présence ou non de récepteurs hormonaux. Les résultats en
termes de chimioprévention sont en revanche beaucoup plus
contradictoires.
Il s’agit d’un produit généralement bien toléré, mais qui peut
être à l’origine d’un certain nombre d’effets secondaires. Si la
majorité de ces effets secondaires peuvent être qualifiés de
“mineurs” (prise de poids, bouffées de chaleur, troubles diges-
tifs, pertes vaginales, développement de lésions utérines
bénignes), il y a encore, à l’heure actuelle, deux “risques
majeurs” liés à ce traitement, à savoir le développement de
tumeurs malignes de l’utérus (adénocarcinomes et sarcomes)
et les accidents thromboemboliques, comprenant les throm-
boses veineuses profondes (TVP) et les embolies pulmonaires.
L’association cancer-accidents thromboemboliques est connue
depuis très longtemps. Elle concerne surtout les cancers diges-
tifs et les patients en phase métastatique. Les données concer-
nant les accidents thromboemboliques survenus chez des
patientes traitées pour cancer du sein en rémission sont peu
nombreuses.
Parallèlement, il est connu que l’utilisation d’estroprogestatifs
à visée contraceptive et d’estrogènes dans le cadre du traite-
ment hormonal substitutif de la ménopause augmente le risque
thromboembolique. Les mécanismes d’action du tamoxifène
sont extrêmement complexes et multiples et son action exacte
au niveau du processus de coagulation reste imparfaitement
élucidée. Toutefois, son utilisation a été corrélée à un risque
accru d’accidents thromboemboliques, presque tous veineux.
Ce risque est encore augmenté par l’association à une chimio-
thérapie.
Les accidents thromboemboliques sont des événements sou-
vent graves, avec environ 20 à 30 % de mortalité pour les
embolies pulmonaires, surtout chez les sujets fragiles et/ou
âgés. Il est donc indispensable, lors de l’instauration d’un trai-
tement au long cours par tamoxifène (cinq ans actuellement),
d’évaluer le bénéfice réel attendu en survie en fonction du
risque carcinologique par rapport au risque d’accidents throm-
boemboliques en fonction du “profil de risque” de la patiente.
Les facteurs aggravants du risque thromboembolique sont
connus (tableau I).
Dans une étude réalisée sur 564 patientes ménopausées, toutes
en rémission clinique complète et traitées de façon conservatrice
pour un cancer du sein T0 T1 T2 < 3 cm, nous avions réperto-
rié 19 accidents thromboemboliques parmi les 441 patientes
sous tamoxifène (4,3 %) et aucun parmi les 123 patientes sans
traitement. Ces accidents thromboemboliques étaient survenus
entre 1 et 44 mois après le début de l’anti-estrogénothérapie.
L’âge médian de ces 19 patientes était de 65 ans (extrêmes :
50-80), et 13 d’entre elles avaient plus de 60 ans (68 %).
Il est à noter également que l’histologie du cancer mammaire
initial était, pour 8 des 19 cas d’accidents thromboemboliques,
de type lobulaire (42 %), alors qu’il y avait 50 carcinomes
lobulaires parmi les 441 patientes sans tamoxifène (11 %). Les
19 accidents thromboemboliques comprenaient 7 embolies
pulmonaires (dont 4 bilatérales et 5 sans signe de phlébite) et
11 TVP ; une seule patiente avait présenté une ischémie arté-
rielle au niveau de la fémorale superficielle. Toutes les embolies
pulmonaires avaient été confirmées par une scintigraphie de
ventilation-perfusion et/ou une angiographie pulmonaire et les
TVP par écho-doppler et/ou phlébographie. Deux patientes (de
74 et 80 ans) sont décédées à la suite d’une embolie pulmonaire.
Une autre est décédée d’une leucémie aiguë trente mois après
la survenue de son embolie pulmonaire et les 16 autres
patientes sont en rémission. Aucune n’a présenté de nouvel
accident thromboembolique, même si 9 ont poursuivi le traite-
ment par tamoxifène, en règle associé à un traitement anticoa-
gulant (dont la durée a varié de 6 à 20 mois). Bien que l’asso-
ciation tamoxifène-anticoagulants puisse conduire à des diffi-
Tamoxifène et accidents thromboemboliques
Bruno Cutuli*
*Centre Paul-Strauss, Strasbourg.
L
Type Risque relatif
Antécédents d’embolie pulmonaire-TVP 2,3-2,5
Varices étendues 2
Âge > 50 ans 2,2
Obésité (> 20 %) 1,5
Insuffisance cardiaque 3,5
Intervention chirurgicale 1,5-5,5 (1)
Fractures/traumatismes 1,5-5 (2)
Tableau I. Facteurs favorisant la survenue d’accidents thrombo-
emboliques.
(1) Le risque dépend de l’âge et du type d’intervention.
(2) Le risque est particulièrement élevé pour les fractures des
membres inférieurs.
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cultés lors du contrôle des paramètres de surveillance (TP,
INR), aucun accident hémorragique n’a été rapporté. Il est à
noter que parmi ces 19 patientes, 6 avaient des antécédents de
phlébite et/ou de pathologie cardiovasculaire aggravant le
risque thromboembolique. Dans 10 cas, il existait également un
facteur favorisant chirurgical ou médical (traumatisme, fracture
ou infection) entraînant un alitement prolongé.
Dans la littérature, plusieurs observations “sporadiques”
d’accidents thromboemboliques survenus sous tamoxifène ont
été publiées, mais, dans la majorité des cas, il s’agissait de
patientes ayant des cancers mammaires avancés.
Le tableau II recense les principales études randomisées ayant
rapporté les taux d’accidents thromboemboliques en fonction
des traitements.
Dans l’étude rétrospective de l’ECOG qui a analysé 1 373 femmes
ménopausées, le risque d’accident thromboembolique est
significativement augmenté chez les patientes sous tamoxifène
(2,3 % ; p = 0,03) et surtout sous tamoxifène et chimiothérapie
concomitante (8 % ; p = 0,001) par rapport aux patientes non
traitées (0,4 %).
Dans cette étude, le risque d’accident thromboembolique est
influencé de façon significative par le poids des patientes (75 kg
surtout) et par la présence de récepteurs d’estrogènes dans la
tumeur mammaire initiale.
Une augmentation des accidents thromboemboliques non
significative est notée chez les femmes de plus de 58 ans
(6,8 % versus 4 % pour les plus jeunes) et en cas de présence
de “chronic diseases” (5,9 % versus 3,1 %), sans autre préci-
sion.
Dans l’essai B-14 du NSABP concernant les patientes
pN- RE+, on note 12 accidents thromboemboliques (0,9 %)
parmi les 1 318 patientes sous tamoxifène adjuvant, versus 2
(0,2 %) parmi les 1 326 sous placebo.
Dans deux autres études du NSABP (B-11 et B-12 associés et
B-16), incluant globalement 2 902 femmes, le risque accru
d’accidents thromboemboliques a été confirmé pour les
femmes sous chimiothérapie + tamoxifène versus tamoxifène
seul. Dans la première, il y a eu 3,6 % (37/1 082) versus 0,7 %
(5/696) d’accidents thromboemboliques et, dans la deuxième,
3,8 % (29/757) versus 1,6 % (6/367).
Pour toutes ces études du NSABP, on ne dispose d’aucune pré-
cision concernant l’existence de facteurs de risque particuliers
ni d’éventuelles circonstances favorisantes de survenue des
accidents thromboemboliques.
Dans la dernière étude du groupe de Toronto, on constate un
risque extrêmement élevé (13,6 %) d’accidents thromboembo-
liques parmi les 353 femmes ménopausées ayant reçu une chi-
miothérapie (de type CMF) en association avec le tamoxifène,
par rapport aux 352 n’ayant reçu que du tamoxifène (2,6 %).
La différence est statistiquement significative (p < 0,0001)
avec trois décès dus aux complications thromboemboliques
dans le premier groupe de patientes. Les facteurs de risque ne
sont pas clairement définis, même si, dans l’analyse univariée,
le poids élevé et l’âge avancé favorisent une tendance à
l’aggravation du risque. Les résultats préliminaires des essais
de chimioprévention (NSABP P1 et Italian Trial) ont révélé
des contradictions en termes de réduction de la survenue des
cancers du sein, mais dans ces deux essais, on note un risque
significativement accru d’accidents thromboemboliques (et
d’accidents vasculaires cérébraux dans l’essai italien) dans les
groupes avec tamoxifène.
Que peut-on déduire de tous ces éléments en pratique
quotidienne ?
L’instauration d’une anti-estrogénothérapie au long cours n’est
pas toujours un geste anodin. Si le bénéfice de ce traitement
est clairement établi chez des femmes avec un cancer du sein à
haut risque (pN+, T2 T3 T4), l’avantage définitif en survie est
très faible dans d’autres sous-groupes tels que les patientes
porteuses d’une lésion pT1N- et les femmes de plus de 70 ans,
qui représentent une proportion croissante des cancers mam-
maires. En effet, il faut rappeler que, d’après les résultats de la
dernière méta-analyse de l’Early Breast Cancer Trialist Colla-
borative Group, le gain absolu en survie à 10 ans pour
l’ensemble des patientes pN- avec récepteurs hormonaux posi-
tifs est de 5,6 %. Ce bénéfice est donc plus modeste (de l’ordre
de 1 à 2 %) dans les sous-groupes précités.
Le respect de règles simples (voir Fiche 1 p. 10), dans le cadre
d’indications valables du traitement adjuvant par tamoxifène,
devrait permettre de réduire considérablement le risque d’acci-
dents thromboemboliques. Ces accidents, dans leur forme la
plus grave, à savoir l’embolie pulmonaire (qui peut survenir
même en l’absence de phlébite), restent en effet mortels dans
environ un quart des cas.
POUR EN SAVOIR PLUS...
Cutuli B., Petit J.C., Fricker J.P. et coll. Accidents thromboemboliques chez
les patientes ménopausées sous traitement adjuvant par tamoxifène. Fréquence,
facteurs de risque et possibilités de prévention. Bull Cancer 1995 ; 82 : 51-6.
Daly E., Vessey M.P., Hawkins M.M. et coll. Risk of venous
thromboembolism in users of hormone replacement therapy. Lancet 1996 ; 348 :
Essai TAM Placebo
NSABP B-14 0,9 % 0,2 %
Tableau II. Accidents thromboemboliques au cours des essais randomi-
sés en fonction du traitement adjuvant.
Essai TAM + CT TAM
NSABP B-11 - B-12 3,6 % 0,7 %
NSABP B-16 3,8 % 1,6 %
ECOG 8,0 % 2,3 %
Toronto 13,6 % 2,6 %
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Jansen H.E., Schachner J., Hubbard J., Hartman J.T. The risk of deep venous
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Early Breast Cancer Trialists Collaborative Group (EBCTCG). Tamoxifen
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Afin de réduire le risque d’accidents thromboemboliques, un cer-
tain nombre de précautions semblent nécessaires avant d’introduire
un traitement par tamoxifène au long cours.
1. Tout d’abord, le respect des contre-indications en cas d’anté-
cédents de TVP et surtout d’embolies pulmonaires.
Un traitement par tamoxifène peut être instauré en association
avec des anticoagulants, mais avec une surveillance biologique
accrue. Cela est à discuter quand le pronostic carcinologique
impose un traitement adjuvant.
2. Il faut toujours évaluer précisément les principaux facteurs de
risque d’accidents thromboemboliques, qui sont souvent associés (et
qui multiplient alors le risque), tout particulièrement l’âge supérieur à
70 ans, l’obésité et l’insuffisance veineuse des membres inférieurs.
3. L’interruption temporaire du tamoxifène (deux mois) doit être
discutée en cas d’intervention chirurgicale prévue à haut risque
(orthopédique, gynécologique).
4. De la même façon, dans toutes les situations à risque comportant
un alitement prolongé (problèmes infectieux, neurologiques, trau-
matiques), l’interruption temporaire du tamoxifène peut se discuter.
5. Dans tous ces cas, une prophylaxie hypocoagulante est à ins-
taurer très précocement.
6. Bien que son efficacité “préventive” soit incertaine, un traite-
ment par de faibles doses d’aspirine peut être associé.
7. De même, bien que cela ne soit pas scientifiquement prouvé, le port
de collants de contention lors d’un long trajet en avion est conseillé.
8. Si une chimiothérapie est indiquée, le traitement par tamoxifène
débutera de préférence un mois après son arrêt.
FICHE 1 - Conseils
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