Les mécanismes de défense en cancérologie ● S. Puy-Pernias* D e nos jours, chacun s’accorde à considérer le cancer comme une maladie encore létale, pathologie intimement associée à des thérapeutiques lourdes telles que la chimiothérapie, la radiothérapie, la chirurgie, la curiethérapie, etc. De manière inattendue et radicale, le cancer apparaît ainsi comme la marque du réel ou encore comme traumatisme singulier renvoyant le sujet à la question de sa propre mort et prenant de court ses possibilités d’élaboration et de symbolisation. tentant de trouver pas à pas une réponse face à cet insymbolisable et ce, en ayant recours à des mécanismes défensifs afin de maîtriser les affects éveillés par la maladie. Parallèlement à la sidération, l’effondrement émotionnel ou l’état de détresse véhiculé par les pleurs surgit quand la parole vient à manquer. Cet instant se doit d’être respecté et cet échappement à tout contrôle est à préserver même si la situation est parfois troublante. Si nous lui donnons la possibilité “d’être”, le patient s’autorisera à “se dire”. LE CANCER OU L’OBJET D’UN IMPOSSIBLE À DIRE… Faisant brutalement irruption dans la vie du sujet, le cancer opère une véritable coupure (Lehmann, 1995) lui rappelant soudainement qu’il est mortel. La maladie s’apparente ainsi à l’objet d’une mauvaise rencontre par laquelle le patient est projeté dans un hors-sens où nulle parole ne parvient à rendre compte d’un réel inassimilable et innommable (Lacan, 1955). Nous parlerons d’expérience indicible, où le mot manque à dire, ou encore de sidération, avec saturation des capacités d’élaboration du sujet. Pour illustrer l’état de sidération, nous évoquerons l’histoire d’une patiente que nous nommerons Madame C., adressée pour métastases multiples d’un adénocarcinome mammaire. Les premières semaines qui suivirent le diagnostic ont été dominées par un sentiment d’effroi et de sidération manifeste avec une impossibilité à entendre le protocole thérapeutique, à nommer la maladie et à la faire partager à l’entourage. Un manque à dire, comme protection à l’égard d’une réalité encore difficile à assimiler. Seules les algies croissantes en intensité ont invité Madame C. à se faire hospitaliser et accepter progressivement le protocole thérapeutique évoqué le mois précédent. Cet état de sidération, relevant d’une absence quasi totale d’élaboration comme mesure de protection narcissique, a progressivement laissé place à un discours revendicatif (“pourquoi moi ? “pourquoi le sein droit ?”), évocation de la maladie en termes de recherche de phénomènes explicatifs, discours à entendre comme début de réponse face à l’insupportable. Cette illustration clinique pour montrer comment un patient, aux prises avec le réel, va devoir se débattre avec ses peurs tout en * Psychologue, Institut Sainte-Catherine, Avignon. La Lettre du Sénologue - n° 18 - octobre/novembre/décembre 2002 UNE PARADE CONTRE LE RÉEL INDICIBLE… Les mécanismes de défense mobilisés par les patients sont extrêmement nombreux et la liste serait bien trop longue s’il fallait tous les énumérer. Voici cependant les principaux processus rencontrés dans le cadre oncologique : la dénégation, le déni de la réalité psychique, la régression, les réactions d’agressivité, l’isolation, la négation par le fantasme, les modes de pensées magiques, la sublimation, le refoulement… L’ensemble de ces processus défensifs vise à supporter le réel de la maladie qui menace l’existence du sujet et par là même à protéger l’intégrité psychique de ce dernier. Nous pouvons avancer les termes d’autoconservation et de protection de la vie psychique. En se défendant de l’angoisse d’anéantissement et de mort, le sujet élabore ainsi une parade contre ce réel, contournant la terreur du non-sens. Ces processus défensifs permettent donc de rendre tolérables les menaces existentielles occasionnées par la maladie. Il paraît très important d’insister sur le fait que ces processus restent des mécanismes adaptatifs, il serait donc préjudiciable de vouloir faire “taire” ces manifestations paraissant parfois incongrues, voire dérangeantes. LE DÉNI… Il est fréquent de rencontrer des patients en fin de vie qui nous font part de leurs projets de “construction de maison”, de leurs “prochaines vacances estivales”... Des patients qui, face à la faillite de leur propre corps, mettent tout en œuvre pour annuler de la conscience une réalité trop pénible, impossible à gérer et mettant en jeu le pronostic vital. Le déni est la défense la plus archaïque mais il est également objet de nombreuses controverses. Nous resterons sur le caractère d’une défense adaptative à différencier d’une décompensation psychotique. 11 D O S S I E LES DÉFENSES MANIAQUES… Certains patients se défendent du réel inassimilable sur le versant maniaque, manie conjurant l’angoisse de mort et de castration. Tel est le cas de Madame C. offrant une façade d’assurance indéfectible avec une tendance à l’exubérance et présentant des traits maniaques caractérisés par une certaine exaltation de l’humeur. De son discours émergent des sentiments de grandeur et d’infaillibilité. En effet, madame D. semble s’accrocher à la croyance d’être hors d’atteinte et capable de faire répétitivement reculer la mort. Portant en elle la toute-puissance de vie, la possibilité d’être immortelle qui s’impose à elle comme illusion, lui permet de ne pas se laisser envahir par l’angoisse. À différencier de l’exaltation poussée au paroxysme, cet état hypomane vient répondre au trauma relatif à l’annonce du cancer. LES DÉFENSES OBSESSIONNELLES… Une autre attitude défensive suscitée par cette défaillance insupportable reste les traits défensifs sur un mode obsessionnel, traits à valeur de lutte contre l’angoisse de mort. Nous évoquerons l’histoire de Madame B., atteinte d’un carcinome du col utérin avec extension ganglionnaire, qui capitalise, amasse, accumule tous types de résultats médicaux la concernant, des revues scientifiques, des commentaires personnels, qu’elle répertorie dans un dossier qui ne cesse de s’alourdir et qu’elle nomme son “journal de bord”. Le conformisme scrupuleux et exclusif aux soins et à ceux qui les ordonnent est prégnant dans l’attitude défensive obsessionnelle permettant de suppléer à l’insupportable. Cette attitude de collage à la conduite thérapeutique, mettant en évidence une sorte d’appropriation et de maîtrise, limite l’irruption brutale des émotions et toute manifestation subjective potentiellement dérangeantes. R Les entretiens ont, pas à pas, laissé émerger un sentiment d’abandon. Un sentiment à inscrire dans un cadre particulier, où l’arrêt des rayons et de la chimiothérapie avait été évoqué pour cette patiente en évolution osseuse diffuse secondaire à un adénocarcinome du sein. Ne “plus rien faire” symbolisait pour cette patiente le néant, débouchant inévitablement sur la mort. Ces intentions agressives ont néanmoins permis de canaliser l’angoisse sous-jacente de la patiente, livrée aux pulsions de mort et de déliaison. Cette illustration montre combien il paraît important de savoir se détacher de l’objet manifeste pour y entendre l’expression subjective du sujet. À entendre comme projection de l’angoisse sur l’autre, l’agressivité est donc un des systèmes retenus par le patient afin de se protéger et préserver ainsi son intégrité psychique. DES MÉCANISMES ADAPTATIFS… Enfin, il est important de préciser une nouvelle fois que les processus défensifs précités sont des mécanismes adaptatifs permettant de supporter ce réel “indigeste”. Et se tenir au plus près du patient, c’est également entendre et savoir respecter les manifestations comportementales relatives à ces divers systèmes de défense. Cependant, si ces derniers deviennent coûteux et pénibles sans élaboration aucune, nous sommes alors amenés à prévenir une éventuelle psychopathologie : une position dépressive voire une stupeur mélancolique en place de la régression, une décompensation psychotique en place du déni, un passage à l’acte en place d’une projection de l’angoisse sur l’autre, un délire hallucinatoire en place de modes de pensées magiques … ■ P O U R E N S A V O I R P L U S . . . L’AGRESSIVITÉ… ■ Bonnat JL. Psychanalyse et cancer. D’un impossible à l’autre. In : Trames 1995 ; Dans le cadre oncologique, il est fréquent de rencontrer des intentions agressives à l’égard d’autrui qui peuvent prendre des formes diverses telles que la colère, les reproches, des violences verbales, etc. Hospitalisée pour traitement antalgique, une jeune femme s’est dernièrement entendue formuler des insultes bruyantes et répétées à l’égard de divers soignants du service et ce, en évoluant dans un registre de récriminations majeures. Que faut-il entendre de la détresse de cette patiente ? ■ Del Vogo MJ. L’instant de dire. In : Cliniques méditerranéennes 1993 ; 37/38 : 12 20 : 61-73. 63-77. ■ Freud S. Les psychonévroses de défense. In : Névrose, psychose et perversion. Paris : PUF, 1973. ■ Lacan J. Séminaire du 12 mai 1955. ■ Lehmann A. “Le travail analytique dans le champ de l’oncologie. In : Trames, Mai 1995, n°19, Colloque ACF Nice-Monaco ; Science et Psychanalyse, 23-37. ■ Mannoni M. Le nommé et l’innommable, le dernier mot de la vie. Denoël, 1991, Espace analytique. La Lettre du Sénologue - n° 18 - octobre/novembre/décembre 2002