Détresse par dépendance subite et projet d’avenir chez le patient âgé hospitalisé V. ROCARD (1) Les patients reçus dans le cadre d’un Service de Soins de Suite et Réadaptation (SSR) gériatrique souffrent d’un état post-opératoire, des conséquences d’une chute, d’une décompensation d’une maladie organique, d’épisode de désorientation… Après la phase aiguë, la prolongation des soins est proposée par l’équipe soignante pour favoriser la réadaptation, pour élaborer un projet de sortie de l’hôpital. C’est à ce moment-là qu’un écart d’évaluation peut se développer entre le patient face au traumatisme parce que celui-ci exige un travail difficile sur lui-même, et l’appréciation de l’équipe soignante qui peut toujours se prononcer plus vite que lui. Une des raisons de cet écart, de ce retard à l’élaboration de la part du patient tient précisément à la pathologie qui invalide son appareil psychique. Laurent Morasz écrit à propos de la maladie que celleci est « une menace potentielle par l’inquiétude qu’elle suppose pour l’avenir. Elle est l’affaire d’un présent incertain, inquiétant, ou douloureux, qui engage ce que nous sommes mais aussi ce que nous allons devenir. Cette maladie, notre maladie, bouscule notre équilibre économique. Elle constitue une attaque temporelle et structurelle de l’équilibre apparent de notre vie et des aménagements psychiques inhérents à notre personnalité. C’est une crise qui modifie autant nos bases narcissiques, par l’atteinte de l’intégrité qu’elle suppose, que nos bases objectales, par le remaniement des capacités relationnelles qu’elle induit. » (1). Découvrir comment le patient se pense, évalue sa situation, évolue dans le temps, imagine son sort est du coup précieux, voire indispensable dès qu’on recherche un meilleur ajustement entre son attente et celle de l’équipe soignante. Pour le clinicien en psychologie, il s’agit de se donner les moyens d’ajouter à l’indispensable prise en soin de l’organe lésé, la nécessaire prise en considération de la psyché malade pour éviter que les dégâts d’un stress s’ajoutent à une souffrance d’organe. Puisque l’accident impose des nouvelles limites à une personne vieillissante, il s’agit de savoir comment celle-ci fonctionne avec ses limites, sa vulnérabilité accrue, la préoccupante question de son avenir. Aidons-nous d’un exemple : Mme S. est arrivée en SSR suite à une chute sur la voie publique avec un diagnostic d’accident vasculaire ischémique responsable d’une hémiplégie. Cette femme est veuve. Elle a perdu une fille unique, très tôt, des suites d’une maladie. Elle a passé cinquante ans dans le même appartement, meublé puis remeublé après le décès de son mari, il y a des années. Elle y vivait de façon autonome avant son hospitalisation. En SSR, on estime que la pose d’un Pace Maker est nécessaire, ce qui nécessite une nouvelle hospitalisation en service aigu. En suite de quoi, comme la marche n’est plus possible malgré de réels efforts de rééducation, une entrée en Maison de Retraite est évoquée. À cette idée, la patiente est saisie d’une angoisse envahissante parce que, à ses yeux, ce changement de lieu la ferait sortir de l’hôpital prématurément. L’annonce du projet rend manifeste sa façon d’investir le service, une façon intense, vitale, développée en sourdine comme un agrippement indispensable. On découvre alors, en l’écoutant, que l’accident vasculaire ischémique a été, pour elle, un véritable séisme. Cette secousse tellurique a mis en cause le fonctionnement antérieur jusqu’à balayer tout ce qui lui permettait d’organiser sa vie, pour la plonger dans une position passive. Aussi, quand elle décrit sa détresse psychique, c’est un climat de dépendance totale. Elle se retrouve dans la position d’un bébé qui ne sait pas encore marcher, à ceci près qu’elle a su tenir debout pour traverser la vie, même après la mort de sa fille, même veuve. Mais aujourd’hui sa vie dépend du bon vouloir de ceux qui l’entourent. Drôle d’expérience, invalidante certes, mais aussi inquiétante, préoccupante à plus d’un titre, source d’un grand désarroi. (1) Psychologue Clinicienne, Groupe Hospitalier Sainte-Périne, Chardon-Lagache, Rossini, 11, rue Chardon-Lagache, 75016 Paris. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 1165-7, cahier 4 S 1165 V. Rocard Ébranlée parce que son corps ne la porte plus, ne lui offre plus le sentiment d’exister en sécurité, cette vieille femme accidentée est renvoyée à l’infantile, à une étroite dépendance à l’égard de son entourage. Cette brutale et profonde dépendance la plonge dans une détresse dont elle a du mal à rendre compte, contre laquelle elle ne sait pas comment lutter. Elle en appelle à la psychologue pour faire état de son impuissance, pour obtenir l’assurance qu’on ne l’abandonnera pas. Elle qui a toujours mené sa vie, aimerait bien s’en remettre aux autres sans bien savoir comment trouver auprès d’eux un véritable support, fiable et protecteur. Implicitement, elle leur demande de l’aider à retrouver un peu de valeur à ses yeux, elle se sent comme un enfant qui attend que ses parents suppléent à ses faiblesses. Elle cherche la paix du côté d’un nouveau cadre, capable de succéder à celui qu’elle avait construit, jour après jour, durant cinquante ans, dans son appartement. Elle vit d’insécurité, terrifiée par le spectre de l’abandon au moment où elle n’a plus la capacité de s’en tirer toute seule, où elle ne peut subvenir à ses besoins qu’en passant par les autres. Elle se sent blessée, mortifiée, au bord de l’humiliation. Elle qui a déjà perdu une fille, un mari, est en train de se perdre elle-même. Elle souffre à nouveau comme avant, comme à la mort de chacun d’eux, avec une inconnue en plus : comment va-t-elle traverser la vie qui lui reste ? Dans quelles conditions ? Aux prix de quelles souffrances ? De nouvelles difficultés digestives conduisent à la découverte de calculs. Les médecins posent l’indication d’une intervention chirurgicale. Affolée, la patiente refuse l’intervention. Je découvre en l’écoutant que la patiente redoute d’être mal jugée par le corps médical, d’être à cette occasion abandonnée par lui au moment où elle en a tellement besoin. Elle réclame la garantie d’être accueillie par eux, encore une fois, car elle a encore en mémoire la troublante expérience d’un changement de chambre, après la pose du pace maker, lorsqu’un nouvel entrant avait « pris sa place ». Son nouveau départ serat-il suivi d’une aggravation de sa précarité ? Elle aimerait qu’on lui garantisse sa place, pas seulement matérielle par les murs d’une chambre, mais surtout sa place dans la pensée de ceux dont elle dépend tellement désormais. Elle veut avoir l’assurance qu’elle compte encore assez pour qu’on pense à elle. Au moment où elle récupère un peu d’autonomie à la marche, bien qu’elle soit encore très dépendante des autres dans ses déplacements, la vieille femme se risque à se lever seule et chute. Elle éprouve de la colère contre elle même, nous renvoyant à l’idée qu’on peut se savoir faillible, le constater dans son corps est autrement plus difficile. Dans le sillage de cette douloureuse expérience, la patiente oscille entre la dévalorisation, le sentiment d’incomplétude et l’acceptation. À ses yeux, la perspective d’une entrée en Maison de Retraite cesse de se présenter comme une menace. Grâce à la confiance qu’elle a pu rétablir envers le service, à la possibilité de se faire entendre, de décrire sa peine, ses souvenirs, l’importance subS 1166 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 1165-7, cahier 4 jective du cadre pour elle, sa difficulté à quitter son domicile donc le domicile bis qu’a représenté le service pour elle, la prise en considération de son désir d’être associée à la recherche d’un établissement avec l’assistante sociale, le fait de pouvoir visiter son nouveau lieu de vie, l’apaise car elle lui redonne la maîtrise du cours de sa vie. Dans les entretiens réapparaissent les personnes de son entourage proche dont elle ne faisait pas mention jusquelà, remettant en jeu, dans la réalité et sur le plan psychique des échanges affectifs passés sous silence jusque-là. Travailler à comprendre sa souffrance, accepter ses inéluctables mouvements de découragement, affronter la dépression provoquée par le handicap sont, ici, d’incontournables facteurs de succès. Si nous voulons réussir avec la patiente en difficulté, nous n’avons pas le choix. À défaut, nous nous exposons au risque d’échouer avec elle. Autre exemple, celui de Mme M. admise en SSR pour une rééducation fonctionnelle à la suite d’une chute, ainsi que pour rééquilibrer un diabète et pour évaluer des troubles cognitifs. Elle a 82 ans. Elle est veuve, et comme elle n’a pas eu d’enfant, elle vit seule, en relation épisodique avec une petite-cousine qui habite en province. Au cours de sa vie active, elle travaillait en qualité de secrétaire d’un médecin. L’évaluation des troubles cognitifs plaide en faveur d’une démence mixte. Après la rééducation, le rééquilibrage du diabète, la patiente revendique son retour à domicile sans aide, ou limitée au passage d’une infirmière. Elle développe une tendance persécutive centrée sur les aides qui « chercheront à la voler ». Convaincue de son bon droit, elle n’a pas conscience de ses troubles. La petite-cousine est, à son tour, accusée de ne s’intéresser qu’à l’héritage. Lors de ses visites, elle est l’objet d’une agressivité ouverte. Au cours des entretiens que j’engage avec elle, une certaine prise de conscience se fait jour, partielle, douloureuse, centrée sur ses pertes cognitives : elle peut se plaindre sans trop d’angoisse que « ses facultés, son indépendance (ont) dégringolé tout à coup » et d’ajouter désemparée « Je peux plus venir en aide de personne ». Comme le projet de retour au domicile est maintenu, assorti de l’aide nécessaire, je me demande comment elle va pouvoir affronter l’épreuve. Au fur et à mesure des entretiens qui se poursuivent parallèlement, elle parvient à faire état de son angoisse : « Je suis seule. Je n’ai pas confiance, c’est douloureux. J’ai peur : ne me laissez pas seule ». Comme elle peut déposer ses défaillances sans se sentir amoindrie, elle investit positivement le travail qu’elle accomplit avec moi. Ensemble, nous construisons un climat protecteur, le cadre contenant dont elle a tant besoin. La solution projective, la production persécutive n’apparaissent pas ici par le fait du hasard, mais bien au contraire comme une ultime ressource défensive mise en avant par un appareil psychique désemparé. Dans ce climat inquiétant pour la malade, l’envie, la défiance, l’insécurité recouvrent la tristesse. Gérard Le Goues écrit : « La dépression et la projection sont des réactions de déments en difficulté, en état de souffrance, en lutte pourrait-on dire L’Encéphale, 2006 ; 32 : 1165-7, cahier 4 Détresse par dépendance subite et projet d’avenir chez le patient âgé hospitalisé contre un événement douloureux. Nous pensons qu’il s’agit d’un événement interne » (2). Nous sommes placés avec Mme M. devant une angoisse d’abandon développée chez une femme qui ne cesse de répéter qu’elle est « quelqu’un de bien » dans son effort pour réparer un narcissisme tellement blessé par le déclin de ses facultés. Elle a si peur de cesser d’être quelqu’un de bien à ses propres yeux ! L’événement correspond, ici, au fait de n’être plus à la hauteur de son idéal. Comme l’organisation du retour à domicile se poursuit, la patiente envisage la sécurité qu’elle pourrait trouver en Maison de Retraite et l’oppose à la crainte de retourner chez elle, même si elle maintient cette position. Néanmoins, le retour à domicile est tenté et se solde par un échec. La patiente n’a pas supporté de s’y retrouver seule, déprimée et perdue. Dès son retour dans le service, nous reprenons nos entretiens. « Aujourd’hui je n’ai jamais été aussi cinglée » corrige-t-elle. « Je suis désorientée. Il y a beaucoup de vols ici… Il y en a qui ont repéré que je (fait le signe du doigt de la folie). J’ai beaucoup baissé par rapport à l’état mental. Je suis en train de chercher quelque chose… Qu’est-ce que je vais devenir ? ». Le travail effectué au cours du premier séjour lui permet d’admettre son besoin d’aide sans risquer de passer pour une folle, sans s’exposer à une blessure supplémentaire : « Ne me laissez pas seule », supplie-t-elle, « J’ai besoin d’une personne de confiance qui soit pour moi ». Elle peut alors restaurer sa confiance dans le service, bénéficier du rythme des journées, de la présence du personnel investi cette fois comme un cadre bienfaisant. Pour que cela lui soit possible, il avait d’abord fallu lui permettre d’être à nouveau en confiance à l’intérieur d’elle-même. Cette confiance interne, psychique lui permit ensuite d’envisager la solution d’une Maison de Retraite comme heureuse pour elle, à l’image de sa réorganisation mentale réussie, avec l’aide de l’assistance sociale qui put l’associer à ce projet et l’accompagner dans son nouveau lieu de résidence. Terminons par une brève illustration : Mme H. a 93 ans, elle a été hospitalisée à la suite d’une chute ayant causé une fracture fémorale. À l’hôpital, est retrouvé un syndrome infectieux d’origine pulmonaire et urinaire, une anémie à point de départ digestif, de multiples tassements vertébraux et l’existence d’un syndrome démentiel modéré. Mme H. arrive en SSR un mois après son entrée à l’hôpital. Dans le service, elle est décrite comme agitée, persécutée, Mme H. appelait sa fille tout au long de la journée. À l’entretien de prise de contact, elle se déclare fragile, elle se plaint de perdre son élan, elle se sent seule. Une deuxième chute nécessite une opération du membre supérieur ce qui accroît son sentiment de fragilité. Après son bilan somatique (pour HTA, Cardiopathie, troubles cognitifs), à la fin d’une rééducation, une sortie de l’hôpital est proposée. Cette annonce a l’effet d’une bombe. C’est comme si on lui avait annoncé sa mort. Dépendante, elle ne supporte plus les séparations. Elle supplie ses enfants de rester près d’elle. Elle exprime la peur de ne plus les revoir. Un temps d’arrêt pour comprendre est nécessaire. L’expression de son angoisse de mort permet à Mme H. de dissocier ces deux temps. Mme H. me dit : « Je suis résignée, c’est la fin… je sens que je m’en vais. Je sens que je vais les lâcher, c’est la fin… Ce départ me (…) Une fois partie, c’est fini, je ne les reverrai plus (parle de ses enfants)… Tous les jours je les avais, je lasse ma fille… Que vais-je devenir en partant d’ici… ». Puis son discours se porte sur la douleur de la séparation : « Ils me promettent de venir me voir, c’est pas vrai, ce ne sera pas pareil. Revenir toute seule sur Paris, il faudra l’accepter… Leur tendresse m’échappe, je ne me remets pas ». Comme Mme H. découvre qu’elle peut survivre à nos séparations, les entretiens psychologiques et leur régularité, les temps de transition instaurés avec l’équipe au moment du départ de ses enfants atténuent ses angoisses. Celle-ci peut alors évoquer sa douleur de quitter ce monde, sa résignation : « J’ai toujours été mon maître, j’ai besoin des autres maintenant… je ne produirai plus de fruit maintenant », la douleur de la perte et la reprise des deuils passés, son ambivalence par rapport à ses enfants dont elle a besoin mais qui la quittent chaque soir. Moins angoissée par ses fantasmes d’abandon, Mme H. accepte son retour à domicile avec une certaine sérénité, témoignant sa gratitude envers le personnel et envers ses enfants. Ces situations montrent combien l’arrivée à l’hôpital, et le moment de la sortie peuvent être des moments de détresse. Dans le contexte particulier de la vieillesse et du travail psychique du vieillissement avec ses enjeux de renoncements et la perspective de la mort, quelles seront les conséquences d’un accident somatique sur le psychisme ? Le clinicien aide la personne à retrouver de la valeur à ses propres yeux. Il lui permet de verbaliser son angoisse, sa souffrance, sa détresse, son sentiment d’abandon, son angoisse de mort ou désir de mort, sa douleur morale, son agressivité… Ce sont bien ces idées-là qui la bouleversent et dont elle a besoin de faire part. Dans ces services, où l’on doit supporter de ne pas pouvoir guérir les patients, il est important de reconnaître l’effet des remaniements psychiques induits par la maladie tout comme la dimension de dépendance à la structure inférée par les soins dans leur dimension maternante. Le temps de restauration nécessaire pour le psychisme pour faire face aux changements ne correspond pas nécessairement avec celui de la fin des soins de l’organe lésé. Le patient doit se réaménager en intégrant sa fragilité ou les séquelles dues à la maladie, avant d’accepter l’idée de sortir. Un projet de sortie de l’hôpital qui prend en considération ce temps de travail du sujet malade, et son implication dans ce projet, se donne les moyens de réussir une sortie bien tempérée, qui autrement lui glisse entre les doigts notamment pour avoir voulu aller trop vite. Références 1. LE GOUES G. Le psychanalyste et le vieillard. Paris : PUF, 1991 : 45. 2. MORASZ L. Le soignant face à la souffrance. Paris : Dunod, 1999 : 61. S 1167