V. Rocard L’Encéphale, 2006 ;
32 :
1165-7, cahier 4
S 1166
Ébranlée parce que son corps ne la porte plus, ne lui
offre plus le sentiment d’exister en sécurité, cette vieille
femme accidentée est renvoyée à l’infantile, à une étroite
dépendance à l’égard de son entourage. Cette brutale et
profonde dépendance la plonge dans une détresse dont
elle a du mal à rendre compte, contre laquelle elle ne sait
pas comment lutter. Elle en appelle à la psychologue pour
faire état de son impuissance, pour obtenir l’assurance
qu’on ne l’abandonnera pas. Elle qui a toujours mené sa
vie, aimerait bien s’en remettre aux autres sans bien savoir
comment trouver auprès d’eux un véritable support, fiable
et protecteur. Implicitement, elle leur demande de l’aider
à retrouver un peu de valeur à ses yeux, elle se sent
comme un enfant qui attend que ses parents suppléent à
ses faiblesses. Elle cherche la paix du côté d’un nouveau
cadre, capable de succéder à celui qu’elle avait construit,
jour après jour, durant cinquante ans, dans son apparte-
ment.
Elle vit d’insécurité, terrifiée par le spectre de l’abandon
au moment où elle n’a plus la capacité de s’en tirer toute
seule, où elle ne peut subvenir à ses besoins qu’en pas-
sant par les autres. Elle se sent blessée, mortifiée, au bord
de l’humiliation. Elle qui a déjà perdu une fille, un mari,
est en train de se perdre elle-même. Elle souffre à nouveau
comme avant, comme à la mort de chacun d’eux, avec
une inconnue en plus : comment va-t-elle traverser la vie
qui lui reste ? Dans quelles conditions ? Aux prix de quel-
les souffrances ?
De nouvelles difficultés digestives conduisent à la
découverte de calculs. Les médecins posent l’indication
d’une intervention chirurgicale. Affolée, la patiente refuse
l’intervention. Je découvre en l’écoutant que la patiente
redoute d’être mal jugée par le corps médical, d’être à
cette occasion abandonnée par lui au moment où elle en
a tellement besoin. Elle réclame la garantie d’être
accueillie par eux, encore une fois, car elle a encore en
mémoire la troublante expérience d’un changement de
chambre, après la pose du pace maker, lorsqu’un nouvel
entrant avait « pris sa place ». Son nouveau départ sera-
t-il suivi d’une aggravation de sa précarité ? Elle aimerait
qu’on lui garantisse sa place, pas seulement matérielle par
les murs d’une chambre, mais surtout sa place dans la
pensée de ceux dont elle dépend tellement désormais.
Elle veut avoir l’assurance qu’elle compte encore assez
pour qu’on pense à elle.
Au moment où elle récupère un peu d’autonomie à la
marche, bien qu’elle soit encore très dépendante des
autres dans ses déplacements, la vieille femme se risque
à se lever seule et chute. Elle éprouve de la colère contre
elle même, nous renvoyant à l’idée qu’on peut se savoir
faillible, le constater dans son corps est autrement plus
difficile.
Dans le sillage de cette douloureuse expérience, la
patiente oscille entre la dévalorisation, le sentiment
d’incomplétude et l’acceptation. À ses yeux, la perspective
d’une entrée en Maison de Retraite cesse de se présenter
comme une menace. Grâce à la confiance qu’elle a pu
rétablir envers le service, à la possibilité de se faire enten-
dre, de décrire sa peine, ses souvenirs, l’importance sub-
jective du cadre pour elle, sa difficulté à quitter son domi-
cile donc le domicile bis qu’a représenté le service pour
elle, la prise en considération de son désir d’être associée
à la recherche d’un établissement avec l’assistante
sociale, le fait de pouvoir visiter son nouveau lieu de vie,
l’apaise car elle lui redonne la maîtrise du cours de sa vie.
Dans les entretiens réapparaissent les personnes de son
entourage proche dont elle ne faisait
pas mention jusque-
là, remettant en jeu, dans la réalité et sur le plan psychique
des échanges affectifs passés sous silence jusque-là.
Travailler à comprendre sa souffrance, accepter ses
inéluctables mouvements de découragement, affronter la
dépression provoquée par le handicap sont, ici, d’incon-
tournables facteurs de succès. Si nous voulons réussir
avec la patiente en difficulté, nous n’avons pas le choix.
À défaut, nous nous exposons au risque d’échouer avec
elle.
Autre exemple, celui de Mme M. admise en SSR pour
une rééducation fonctionnelle à la suite d’une chute, ainsi
que pour rééquilibrer un diabète et pour évaluer des trou-
bles cognitifs. Elle a 82 ans. Elle est veuve, et comme elle
n’a pas eu d’enfant, elle vit seule, en relation épisodique
avec une petite-cousine qui habite en province. Au cours
de sa vie active, elle travaillait en qualité de secrétaire d’un
médecin. L’évaluation des troubles cognitifs plaide en
faveur d’une démence mixte.
Après la rééducation, le rééquilibrage du diabète, la
patiente revendique son retour à domicile sans aide, ou
limitée au passage d’une infirmière. Elle développe une
tendance persécutive centrée sur les aides qui « cherche-
ront à la voler ». Convaincue de son bon droit, elle n’a pas
conscience de ses troubles. La petite-cousine est, à son
tour, accusée de ne s’intéresser qu’à l’héritage. Lors de
ses visites, elle est l’objet d’une agressivité ouverte.
Au cours des entretiens que j’engage avec elle, une cer-
taine prise de conscience se fait jour, partielle, doulou-
reuse, centrée sur ses pertes cognitives : elle peut se
plaindre sans trop d’angoisse que « ses facultés, son indé-
pendance (ont) dégringolé tout à coup » et d’ajouter
désemparée « Je peux plus venir en aide de personne ».
Comme le projet de retour au domicile est maintenu,
assorti de l’aide nécessaire, je me demande comment elle
va pouvoir affronter l’épreuve. Au fur et à mesure des entre-
tiens qui se poursuivent parallèlement, elle parvient à faire
état de son angoisse : « Je suis seule. Je n’ai pas confiance,
c’est douloureux. J’ai peur : ne me laissez pas seule ».
Comme elle peut déposer ses défaillances sans se sentir
amoindrie, elle investit positivement le travail qu’elle accom-
plit avec moi. Ensemble, nous construisons un climat pro-
tecteur, le cadre contenant dont elle a tant besoin.
La solution projective, la production persécutive
n’apparaissent pas ici par le fait du hasard, mais bien au
contraire comme une ultime ressource défensive mise en
avant par un appareil psychique désemparé. Dans ce cli-
mat inquiétant pour la malade, l’envie, la défiance, l’insé-
curité recouvrent la tristesse. Gérard Le Goues écrit : « La
dépression et la projection sont des réactions de déments
en difficulté, en état de souffrance, en lutte pourrait-on dire