Détresse par dépendance subite et projet d`avenir chez le patient

L’Encéphale, 2006 ;
32 :
1165-7, cahier 4
S 1165
Détresse par dépendance subite et projet d’avenir
chez le patient âgé hospitalisé
V. ROCARD
(1)
(1) Psychologue Clinicienne, Groupe Hospitalier Sainte-Périne, Chardon-Lagache, Rossini, 11, rue Chardon-Lagache, 75016 Paris.
Les patients reçus dans le cadre d’un Service de Soins
de Suite et Réadaptation (SSR) gériatrique souffrent d’un
état post-opératoire, des conséquences d’une chute,
d’une décompensation d’une maladie organique, d’épi-
sode de désorientation… Après la phase aiguë, la prolon-
gation des soins est proposée par l’équipe soignante pour
favoriser la réadaptation, pour élaborer un projet de sortie
de l’hôpital.
C’est à ce moment-là qu’un écart d’évaluation peut se
développer entre le patient face au traumatisme parce que
celui-ci exige un travail difficile sur lui-même, et l’appré-
ciation de l’équipe soignante qui peut toujours se pronon-
cer plus vite que lui. Une des raisons de cet écart, de ce
retard à l’élaboration de la part du patient tient précisément
à la pathologie qui invalide son appareil psychique.
Laurent Morasz écrit à propos de la maladie que celle-
ci est « une menace potentielle par l’inquiétude qu’elle
suppose pour l’avenir. Elle est l’affaire d’un présent incer-
tain, inquiétant, ou douloureux, qui engage ce que nous
sommes mais aussi ce que nous allons devenir. Cette
maladie, notre maladie, bouscule notre équilibre écono-
mique. Elle constitue une attaque temporelle et structu-
relle de l’équilibre apparent de notre vie et des aménage-
ments psychiques inhérents à notre personnalité. C’est
une crise qui modifie autant nos bases narcissiques, par
l’atteinte de l’intégrité qu’elle suppose, que nos bases
objectales, par le remaniement des capacités relationnel-
les qu’elle induit. » (1).
Découvrir comment le patient se pense, évalue sa situa-
tion, évolue dans le temps, imagine son sort est du coup
précieux, voire indispensable dès qu’on recherche un
meilleur ajustement entre son attente et celle de l’équipe
soignante. Pour le clinicien en psychologie, il s’agit de se
donner les moyens d’ajouter à l’indispensable prise en
soin de l’organe lésé, la nécessaire prise en considération
de la psyché malade pour éviter que les dégâts d’un stress
s’ajoutent à une souffrance d’organe.
Puisque l’accident impose des nouvelles limites à une
personne vieillissante, il s’agit de savoir comment celle-ci
fonctionne avec ses limites, sa vulnérabilité accrue, la pré-
occupante question de son avenir.
Aidons-nous d’un exemple : Mme S. est arrivée en SSR
suite à une chute sur la voie publique avec un diagnostic
d’accident vasculaire ischémique responsable d’une
hémiplégie.
Cette femme est veuve. Elle a perdu une fille unique,
très tôt, des suites d’une maladie. Elle a passé cinquante
ans dans le même appartement, meublé puis remeublé
après le décès de son mari, il y a des années. Elle y vivait
de façon autonome avant son hospitalisation.
En SSR, on estime que la pose d’un Pace Maker est
nécessaire, ce qui nécessite une nouvelle hospitalisation
en service aigu. En suite de quoi, comme la marche n’est
plus possible malgré de réels efforts de rééducation, une
entrée en Maison de Retraite est évoquée. À cette idée,
la patiente est saisie d’une angoisse envahissante parce
que, à ses yeux, ce changement de lieu la ferait sortir de
l’hôpital prématurément. L’annonce du projet rend mani-
feste sa façon d’investir le service, une façon intense,
vitale, développée en sourdine comme un agrippement
indispensable. On découvre alors, en l’écoutant, que
l’accident vasculaire ischémique a été, pour elle, un véri-
table séisme. Cette secousse tellurique a mis en cause le
fonctionnement antérieur jusqu’à balayer tout ce qui lui
permettait d’organiser sa vie, pour la plonger dans une
position passive. Aussi, quand elle décrit sa détresse psy-
chique, c’est un climat de dépendance totale. Elle se
retrouve dans la position d’un bébé qui ne sait pas encore
marcher, à ceci près qu’elle a su tenir debout pour traver-
ser la vie, même après la mort de sa fille, même veuve.
Mais aujourd’hui sa vie dépend du bon vouloir de ceux qui
l’entourent. Drôle d’expérience, invalidante certes, mais
aussi inquiétante, préoccupante à plus d’un titre, source
d’un grand désarroi.
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Ébranlée parce que son corps ne la porte plus, ne lui
offre plus le sentiment d’exister en sécurité, cette vieille
femme accidentée est renvoyée à l’infantile, à une étroite
dépendance à l’égard de son entourage. Cette brutale et
profonde dépendance la plonge dans une détresse dont
elle a du mal à rendre compte, contre laquelle elle ne sait
pas comment lutter. Elle en appelle à la psychologue pour
faire état de son impuissance, pour obtenir l’assurance
qu’on ne l’abandonnera pas. Elle qui a toujours mené sa
vie, aimerait bien s’en remettre aux autres sans bien savoir
comment trouver auprès d’eux un véritable support, fiable
et protecteur. Implicitement, elle leur demande de l’aider
à retrouver un peu de valeur à ses yeux, elle se sent
comme un enfant qui attend que ses parents suppléent à
ses faiblesses. Elle cherche la paix du côté d’un nouveau
cadre, capable de succéder à celui qu’elle avait construit,
jour après jour, durant cinquante ans, dans son apparte-
ment.
Elle vit d’insécurité, terrifiée par le spectre de l’abandon
au moment où elle n’a plus la capacité de s’en tirer toute
seule, où elle ne peut subvenir à ses besoins qu’en pas-
sant par les autres. Elle se sent blessée, mortifiée, au bord
de l’humiliation. Elle qui a déjà perdu une fille, un mari,
est en train de se perdre elle-même. Elle souffre à nouveau
comme avant, comme à la mort de chacun d’eux, avec
une inconnue en plus : comment va-t-elle traverser la vie
qui lui reste ? Dans quelles conditions ? Aux prix de quel-
les souffrances ?
De nouvelles difficultés digestives conduisent à la
découverte de calculs. Les médecins posent l’indication
d’une intervention chirurgicale. Affolée, la patiente refuse
l’intervention. Je découvre en l’écoutant que la patiente
redoute d’être mal jugée par le corps médical, d’être à
cette occasion abandonnée par lui au moment où elle en
a tellement besoin. Elle réclame la garantie d’être
accueillie par eux, encore une fois, car elle a encore en
mémoire la troublante expérience d’un changement de
chambre, après la pose du pace maker, lorsqu’un nouvel
entrant avait « pris sa place ». Son nouveau départ sera-
t-il suivi d’une aggravation de sa précarité ? Elle aimerait
qu’on lui garantisse sa place, pas seulement matérielle par
les murs d’une chambre, mais surtout sa place dans la
pensée de ceux dont elle dépend tellement désormais.
Elle veut avoir l’assurance qu’elle compte encore assez
pour qu’on pense à elle.
Au moment où elle récupère un peu d’autonomie à la
marche, bien qu’elle soit encore très dépendante des
autres dans ses déplacements, la vieille femme se risque
à se lever seule et chute. Elle éprouve de la colère contre
elle même, nous renvoyant à l’idée qu’on peut se savoir
faillible, le constater dans son corps est autrement plus
difficile.
Dans le sillage de cette douloureuse expérience, la
patiente oscille entre la dévalorisation, le sentiment
d’incomplétude et l’acceptation. À ses yeux, la perspective
d’une entrée en Maison de Retraite cesse de se présenter
comme une menace. Grâce à la confiance qu’elle a pu
rétablir envers le service, à la possibilité de se faire enten-
dre, de décrire sa peine, ses souvenirs, l’importance sub-
jective du cadre pour elle, sa difficulté à quitter son domi-
cile donc le domicile bis qu’a représenté le service pour
elle, la prise en considération de son désir d’être associée
à la recherche d’un établissement avec l’assistante
sociale, le fait de pouvoir visiter son nouveau lieu de vie,
l’apaise car elle lui redonne la maîtrise du cours de sa vie.
Dans les entretiens réapparaissent les personnes de son
entourage proche dont elle ne faisait
pas mention jusque-
là, remettant en jeu, dans la réalité et sur le plan psychique
des échanges affectifs passés sous silence jusque-là.
Travailler à comprendre sa souffrance, accepter ses
inéluctables mouvements de découragement, affronter la
dépression provoquée par le handicap sont, ici, d’incon-
tournables facteurs de succès. Si nous voulons réussir
avec la patiente en difficulté, nous n’avons pas le choix.
À défaut, nous nous exposons au risque d’échouer avec
elle.
Autre exemple, celui de Mme M. admise en SSR pour
une rééducation fonctionnelle à la suite d’une chute, ainsi
que pour rééquilibrer un diabète et pour évaluer des trou-
bles cognitifs. Elle a 82 ans. Elle est veuve, et comme elle
n’a pas eu d’enfant, elle vit seule, en relation épisodique
avec une petite-cousine qui habite en province. Au cours
de sa vie active, elle travaillait en qualité de secrétaire d’un
médecin. L’évaluation des troubles cognitifs plaide en
faveur d’une démence mixte.
Après la rééducation, le rééquilibrage du diabète, la
patiente revendique son retour à domicile sans aide, ou
limitée au passage d’une infirmière. Elle développe une
tendance persécutive centrée sur les aides qui « cherche-
ront à la voler ». Convaincue de son bon droit, elle n’a pas
conscience de ses troubles. La petite-cousine est, à son
tour, accusée de ne s’intéresser qu’à l’héritage. Lors de
ses visites, elle est l’objet d’une agressivité ouverte.
Au cours des entretiens que j’engage avec elle, une cer-
taine prise de conscience se fait jour, partielle, doulou-
reuse, centrée sur ses pertes cognitives : elle peut se
plaindre sans trop d’angoisse que « ses facultés, son indé-
pendance (ont) dégringolé tout à coup » et d’ajouter
désemparée « Je peux plus venir en aide de personne ».
Comme le projet de retour au domicile est maintenu,
assorti de l’aide nécessaire, je me demande comment elle
va pouvoir affronter l’épreuve. Au fur et à mesure des entre-
tiens qui se poursuivent parallèlement, elle parvient à faire
état de son angoisse : « Je suis seule. Je n’ai pas confiance,
c’est douloureux. J’ai peur : ne me laissez pas seule ».
Comme elle peut déposer ses défaillances sans se sentir
amoindrie, elle investit positivement le travail qu’elle accom-
plit avec moi. Ensemble, nous construisons un climat pro-
tecteur, le cadre contenant dont elle a tant besoin.
La solution projective, la production persécutive
n’apparaissent pas ici par le fait du hasard, mais bien au
contraire comme une ultime ressource défensive mise en
avant par un appareil psychique désemparé. Dans ce cli-
mat inquiétant pour la malade, l’envie, la défiance, l’insé-
curité recouvrent la tristesse. Gérard Le Goues écrit : « La
dépression et la projection sont des réactions de déments
en difficulté, en état de souffrance, en lutte pourrait-on dire
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contre un événement douloureux. Nous pensons qu’il
s’agit d’un événement interne » (2). Nous sommes placés
avec Mme M. devant une angoisse d’abandon développée
chez une femme qui ne cesse de répéter qu’elle est
« quelqu’un de bien » dans son effort pour réparer un nar-
cissisme tellement blessé par le déclin de ses facultés. Elle
a si peur de cesser d’être quelqu’un de bien à ses propres
yeux ! L’événement correspond, ici, au fait de n’être plus
à la hauteur de son idéal.
Comme l’organisation du retour à domicile se poursuit,
la patiente envisage la sécurité qu’elle pourrait trouver en
Maison de Retraite et l’oppose à la crainte de retourner
chez elle, même si elle maintient cette position.
Néanmoins, le retour à domicile est tenté et se solde
par un échec. La patiente n’a pas supporté de s’y retrouver
seule, déprimée et perdue. Dès son retour dans le service,
nous reprenons nos entretiens. « Aujourd’hui je n’ai
jamais été aussi cinglée » corrige-t-elle. « Je suis déso-
rientée. Il y a beaucoup de vols ici… Il y en a qui ont repéré
que je (fait le signe du doigt de la folie). J’ai beaucoup
baissé par rapport à l’état mental. Je suis en train de cher-
cher quelque chose… Qu’est-ce que je vais devenir ? ».
Le travail effectué au cours du premier séjour lui permet
d’admettre son besoin d’aide sans risquer de passer pour
une folle, sans s’exposer à une blessure supplémentaire :
« Ne me laissez pas seule », supplie-t-elle, « J’ai besoin
d’une personne de confiance qui soit pour moi ». Elle peut
alors restaurer sa confiance dans le service, bénéficier du
rythme des journées, de la présence du personnel investi
cette fois comme un cadre bienfaisant. Pour que cela lui
soit possible, il avait d’abord fallu lui permettre d’être à
nouveau en confiance à l’intérieur d’elle-même. Cette con-
fiance interne, psychique lui permit ensuite d’envisager la
solution d’une Maison de Retraite comme heureuse pour
elle, à l’image de sa réorganisation mentale réussie, avec
l’aide de l’assistance sociale qui put l’associer à ce projet
et l’accompagner dans son nouveau lieu de résidence.
Terminons par une brève illustration : Mme H. a 93 ans,
elle a été hospitalisée à la suite d’une chute ayant causé
une fracture fémorale. À l’hôpital, est retrouvé un syn-
drome infectieux d’origine pulmonaire et urinaire, une ané-
mie à point de départ digestif, de multiples tassements ver-
tébraux et l’existence d’un syndrome démentiel modéré.
Mme H. arrive en SSR un mois après son entrée à l’hôpital.
Dans le service, elle est décrite comme agitée, persécu-
tée, Mme H. appelait sa fille tout au long de la journée. À
l’entretien de prise de contact, elle se déclare fragile, elle
se plaint de perdre son élan, elle se sent seule.
Une deuxième chute nécessite une opération du mem-
bre supérieur ce qui accroît son sentiment de fragilité.
Après son bilan somatique (pour HTA, Cardiopathie,
troubles cognitifs), à la fin d’une rééducation, une sortie
de l’hôpital est proposée. Cette annonce a l’effet d’une
bombe. C’est comme si on lui avait annoncé sa mort.
Dépendante, elle ne supporte plus les séparations. Elle
supplie ses enfants de rester près d’elle. Elle exprime la
peur de ne plus les revoir. Un temps d’arrêt pour com-
prendre est nécessaire. L’expression de son angoisse de
mort permet à Mme H. de dissocier ces deux temps.
Mme H. me dit : « Je suis résignée, c’est la fin… je sens
que je m’en vais. Je sens que je vais les lâcher, c’est la
fin… Ce départ me (…) Une fois partie, c’est fini, je ne les
reverrai plus (parle de ses enfants)… Tous les jours je les
avais, je lasse ma fille… Que vais-je devenir en partant
d’ici… ». Puis son discours se porte sur la douleur de la
séparation : « Ils me promettent de venir me voir, c’est pas
vrai, ce ne sera pas pareil. Revenir toute seule sur Paris,
il faudra l’accepter… Leur tendresse m’échappe, je ne me
remets pas ». Comme Mme H. découvre qu’elle peut sur-
vivre à nos séparations, les entretiens psychologiques et
leur régularité, les temps de transition instaurés avec
l’équipe au moment du départ de ses enfants atténuent
ses angoisses. Celle-ci peut alors évoquer sa douleur de
quitter ce monde, sa résignation : « J’ai toujours été mon
maître, j’ai besoin des autres maintenant… je ne produirai
plus de fruit maintenant », la douleur de la perte et la
reprise des deuils passés, son ambivalence par rapport à
ses enfants dont elle a besoin mais qui la quittent chaque
soir. Moins angoissée par ses fantasmes d’abandon,
Mme H. accepte son retour à domicile avec une certaine
sérénité, témoignant sa gratitude envers le personnel et
envers ses enfants.
Ces situations montrent combien l’arrivée à l’hôpital, et
le moment de la sortie peuvent être des moments de
détresse. Dans le contexte particulier de la vieillesse et
du travail psychique du vieillissement avec ses enjeux de
renoncements et la perspective de la mort, quelles seront
les conséquences d’un accident somatique sur le
psychisme ? Le clinicien aide la personne à retrouver de
la valeur à ses propres yeux. Il lui permet de verbaliser
son angoisse, sa souffrance, sa détresse, son sentiment
d’abandon, son angoisse de mort ou désir de mort, sa dou-
leur morale, son agressivité… Ce sont bien ces idées-là
qui la bouleversent et dont elle a besoin de faire part.
Dans ces services, où l’on doit supporter de ne pas pou-
voir guérir les patients, il est important de reconnaître l’effet
des remaniements psychiques induits par la maladie tout
comme la dimension de dépendance à la structure inférée
par les soins dans leur dimension maternante. Le temps
de restauration nécessaire pour le psychisme pour faire
face aux changements ne correspond pas nécessairement
avec celui de la fin des soins de l’organe lésé. Le patient
doit se réaménager en intégrant sa fragilité ou les séquelles
dues à la maladie, avant d’accepter l’idée de sortir.
Un projet de sortie de l’hôpital qui prend en considéra-
tion ce temps de travail du sujet malade, et son implication
dans ce projet, se donne les moyens de réussir une sortie
bien tempérée, qui autrement lui glisse entre les doigts
notamment pour avoir voulu aller trop vite.
Références
1. LE GOUES G. Le psychanalyste et le vieillard. Paris : PUF, 1991 :
45.
2. MORASZ L. Le soignant face à la souffrance. Paris : Dunod, 1999 :
61.
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