Peut-on guérir de la dépression ? F. Rouillon* Définitions : rémission ou guérison La distinction entre rémission et guérison s’entend différemment selon que l’on fait référence à un épisode dépressif ou à la maladie dépressive. Dans l’ignorance où nous sommes de “l’histoire naturelle” d’un accès dépressif, qui peut être de quelques mois ou de plusieurs années, nous sommes contraints de considérer la durée moyenne d’un épisode, soit 4 à 6 mois. Avant 6 mois, nous estimons que la disparition des symptômes n’est qu’une rémission ; au-delà, on peut qualifier la normalisation de l’humeur de guérison, celle-ci ne préjugeant pas de la survenue ultérieure d’un nouvel épisode. La définition médicale des termes de rechutes et de récidives fait référence aux agents pathogènes responsables de la réapparition du processus morbide : les mêmes dans la rechute (par exemple : la même bactérie) ou des agents différents en cas de récidive (par exemple : une surinfection). Il en va tout autrement en psychiatrie où les facteurs étiopathogéniques ne sont pas clairement identifiés et multiples. Par convention, on considère donc qu’avant le seuil arbitraire de 6 mois, la recrudescence de la symptomatologie dépressive traduit une rechute (le même accès) et qu’au-delà il s’agit d’une récidive (un nouvel épisode). Données épidémiologiques Un des premiers auteurs à avoir étudié l’épidémiologie longitudinale du * Service de psychiatrie, hôpital AlbertChenevier, Créteil. trouble de l’humeur est Jules Angst et son équipe zurichoise. Ils soulignèrent le caractère hautement récidivant du trouble dépressif (un accès tous les deux ou trois ans d’une durée moyenne de 4 à 5 mois), soit une vingtaine d’épisodes chez un patient ayant le premier à 25 ans. Ils notaient, en outre, la fréquence de la chronicisation (15 à 20 % des cas) et du suicide (10 à 20 % des cas). Sur une période de 20 ans, le patient passe un cinquième de sa vie en phase dépressive (1). Puis, de très nombreuses études ont consisté en des suivis “naturalistes” de cohorte (patients observés sans intervention thérapeutique standardisée) ; toutes (Lundby study, Stirling County study, Zurich follow-up study, NIMH study on psychobiologie of depression, Münich follow-up study, ECA…) soulignent le caractère récurrent du trouble dépressif. Le nombre de patients ayant une récidive est particulièrement important (50 %) dans la première année, le nombre de ceux qui en sont indemnes diminue progressivement au-delà de cette période à haut risque (2). Selon l’American Psychiatric Association (3), l’estimation de la prévalence, sur la vie, des récidives dépressives serait de 85 % (incluant les formes chroniques). Cela revient à dire qu’il n’y aurait que 15 % de patients déprimés qui ne feraient qu’un épisode dépressif isolé dans leur vie et que l’on pourrait donc considérer comme guéris au décours de celui-ci. Les facteurs de risque de rechute ou de récidive dépressive sont nombreux ; pour ce qui est des caractéristiques socio-démographiques, on reconnaît au sexe, à l’âge (≥ 50 ans), au statut marital (veuf[ve], séparé[e], divorcé[e]) et au bas niveau socio-éducatif un rôle fragilisant. De même, les facteurs de stress socio-environnementaux et le manque de support social seraient des P lus encore qu’en médecine, la question de la guérison est délicate à aborder en psychiatrie. De fait, elle suppose la disparition complète des symptômes et l’absence de récidive ; or, la plupart des maladies mentales ont une évolution durable. Ainsi, les troubles de l’humeur se définissent-ils de manière longitudinale : non seulement une durée minimale est requise pour le diagnostic critériologique (D.S.M.) d’un épisode dépressif majeur (≥ 15 jours) ou d’une dysthymie (> 2 ans), mais on peut qualifier un trouble dépressif par ses modalités évolutives (spécifications du soustype : évolution saisonnière, chronique, récidivante, en rémission partielle, à cycles rapides…). Sans attendre les classifications actuelles, les définitions historiques de la maladie maniaco-dépressive soulignaient déjà cette dimension clinique. Ainsi, dans son traité de 1913, Kraepelin mentionnait le caractère récidivant des accès et leur longueur imprévisible. facteurs favorisant la rechute. Signalons toutefois, comme l’a montré Robert Post, que plus les épisodes récidivent, moins “l’étincelle” du stress est nécessaire à “l’embrasement” dépressif ou maniaque. Ces métaphores sont choisies délibérément puisque ce modèle s’inspire de celui du kindling (“embrasement” en anglais) qui a été emprunté à l’épileptologie et qui constate qu’une nouvelle crise a besoin de stimulus de moins en moins forts pour se déclencher. Tout se passant comme si un épisode dépressif (comme une crise comitiale) fragilisait le sujet et le rendait plus vulnérable vis-à-vis d’un nouvel épisode. Cette hypothèse est corroborée 240 Point de vue Point de vue Niveau d’humeur Fluctuations normales Humeur normale Dépression Rechute Récidive Temps Phases de traitement curative prévention des rechutes 2 mois 6 mois des récidives x années Figure. Récidives ou rechutes dépressives et des phases du traitement. par le fait qu’un nombre élevé d’épisodes ou une symptomatologie résiduelle sont d’importants facteurs de risque de récidive dépressive, au même titre que la sévérité et la durée de l’épisode index. Notons, en fait, que les personnalités pathologiques sous-jacentes au trouble thymique (“neuroticisme”), les comorbidités avec d’autres troubles mentaux (comme l’alcoolisme par exemple) ou les pathologies organiques associées sont également des facteurs favorisant les récidives. Recommandations thérapeutiques Le schéma thérapeutique se moule sur celui des modalités évolutives (figure). On distingue donc trois phases : – la phase curative, d’une durée de deux mois, permet, dans les trois quarts des cas, de normaliser l’humeur dépressive ; – la phase de prévention des rechutes. Ce traitement d’entretien dure environ 6 mois, ce qui situe la durée totale du traitement d’un épisode à 8 mois ; – la phase de prévention des récidives n’est envisagée que lorsque le trouble dépressif s’avère récurrent (par convention à partir de 3 accès) après normalisation de l’humeur (4). Si personne ne conteste le bien-fondé d’une prescription de 6 à 8 mois pour un accès, l’utilisation au long cours d’un antidépresseur pour la prophylaxie des récidives demeure controversée. De fait, si certains auteurs, notamment anglo-saxons, considèrent qu’un trouble dépressif récidivant doit faire l’objet d’un traitement à vie au-delà de 50 ans, d’autres contestent le caractère systématique d’un usage d’antidépresseurs pendant des années. De fait, de nombreuses objections méthodologiques peuvent être adressées aux études sur le long terme : ◗ Les études comparatives ouvertes, les mirror image studies, les cross over studies… furent vite récusées. ◗ Le schéma des plus anciennes études contrôlées versus placebo ne respectait pas les trois phases du traitement ; il s’agissait d’études construites comme des études à court terme (avec randomisation initiale) mais d’une durée de six mois à un an (start trials) (tableau I) ou de simples extensions d’études à court terme (extension studies). Elles ont laissé la place aux discontinuation studies (tableaux II et III) dans lesquelles les patients étaient randomisés après une phase curative ouverte (2 mois) et éventuellement d’entretien (4 mois). La principale objection méthodologique faite à ces études est le biais de sevrage qui pénalise les patients du groupe placebo (confusion entre récidive précoce et syndrome de sevrage aux antidépresseurs). Tableau I. Études contrôlées des antidépresseurs versus placebo, études dites start trials. Auteurs Traitement Seager et Bird, 1962. Kay et al., 1970. Mindham et al., 1973. Klerman et al., 1974. Van Praag et De Hann, 1980. Stein et al., 1980. Claghorn et al., 1993. IMI/PBO AMI/DIAZ AMI/IMI/PBO AMI/PBO 5-HTP/PBO Entsuah et al., 1996. AMI/PBO PAR/IMI/PBO VEN/PBO (analyse poolée) N Durée (mois) Taux de rechutes ou récidives (%) 28 6 25/69 102 7 24/47 92 6 24 92 8 15/40 20 24 5-HTP < PBO 55 219 304 6 12 6 12 28/69 15/4/25 11/23 20/34 Tableau II. Études contrôlées des antidépresseurs, étudesdites discontinuation studies (sans distinction entre rechutes ou récidives). Auteurs Période sans Traitement N Durée Taux de rechutesou symptômes (mois) de récidives (%) Coppen et al., 1978. Lendresse et al., 1984. Harrisson et al., 1986. Doogan et Caillard, 1988. Dunbar et al., 1991. Dalery et al., 1997. Act. Méd. Int. - Psychiatrie (20), n°s 8/9, novembre-décembre 2003 1,5 2 1,5 2 AMI/PBO NOM/PBO PHE/PBO SER/PBO 29 142 12 480 12 6 6 12 0/31 20/40 20/100 39/62 2 1,5 PAR/PBO TIA/PBO 135 185 12 18 16/43 16/36 241 Point de vue Point de vue ◗ Les critères d’inclusion qui excluent souvent des facteurs de risque de rechute pour des raisons éthiques (exemple : comorbidité somatique, sévérité avec risque suicidaire…) et diminuent la probabilité de récidive donc sous évaluent l’impact du traitement. ◗ La dose qui fut longtemps faible, conformément à l’empirisme, avant que quelques essais ne démontrent la nécessité de poursuivre pendant la phase préventive la posologie à laquelle les patients se sont avérés répondeurs (tableau IV). ◗ Les comparateurs : l’absence de produit de référence standard, attestée par le faible nombre d’études retrouvant une différence significative entre les différebts antidépresseurs (tableau V), justifie l’utilisation d’un placebo. Celle-ci rend difficile des suivis très prolongés du fait d’un nombre très important de sorties prématurées d’essai. ◗ La définition de la rechute/récidive varie d’une étude à l’autre (score à l’échelle d’Hamilton/MADRS, réapparition des critères d’épisode dépressif majeur). ◗ La durée : hormis l’étude de Pittsburgh, qui a une durée de cinq ans en double insu contre placebo (5), aucune étude n’a été prolongée audelà de un à deux ans. Néanmoins, l’ensemble des études qui se sont focalisées sur la prévention des récidives, menées avec des produits différents, retrouvent une supériorité statistiquement significative, à 6 mois ou un an, des antidépresseurs versus placebo (en moyenne 15 à 25 % de récidives avec les antidépresseurs, de 40 à 60 % avec le placebo). Les études les plus récentes, comme celle de Lépine et al. (6) avec la sertraline, répondent aux principales objections méthodologiques et retrouvent des résultats tout aussi satisfaisants sur ces mêmes périodes d’évaluation. Quoi qu’il en soit, de nombreuses questions demeurent sans réponse. – Combien de temps faut-il traiter : 2 ans, 5 ans, à vie ? – Quelles autres stratégies prophylac- Tableau III. Études contrôlées des antidépresseurs, études dites discontinuation studies (avec prévention des récidives). Auteurs Période sans Traitement N Durée Taux de rechutes symptômes (mois) (mois) ou récidives (%) Bjork, 1983. 4 ZIM/PBO 38 18 32/84 Montgomery et al., 6 FLX/PBO 182 12 26/57 1988. Robinson et al., 1991. 4 PHE/PBO 51 24 29/81 Terra et Noël, 1996. 6 FLUV/PBO 204 12 13/35 Hackett et al., 1998. 6 VEN/PBO 12 21/48 Versiani et al., 1999. 1,5 REB/PBO 286 6 39/60 (+6) 12 12/41 Rouillon et al., 2000. 4 MIL/PBO 224 12 16/24 Tableau IV. Études contrôlées des antidépresseurs à différentes doses. Auteurs Période sans Durée N Traitement Taux de rechutes symptômes (mois) (mois) ou récidives (%) Davidson et Raft, 5 15 PHE (forte dose) 14 1984. PHE (faible dose) 100 Rouillon et al., 1989. 2 12 1 141 MAP (75 mg) 16 MAP (37,5 mg) 24 PBO 34 Montgomery et 1,5 6 147 CIT (40 mg) 8 Rasmussen, 1991. CIT (20 mg) 13 PBO 31 Frank et al., 1993. 6 36 20 IMI full dose 30 IMI demi-dose 70 Tableau V. Études contrôlées des antidépresseurs entre eux. Auteurs Traitement N Durée (mois) Fabre et Feighner, 1983. TRAZ/IMI 131 12 Feighner et Cohn, 1985. FLX/DOX 50 11 Guelfi et al. 1986. IMI/FLUV 39 12 Wernicke et Bremmer, 1986. FLX/IMI 197 6 Duag, 1989. CLO/PAR 60 12 Gergotoas et al. 1989. PHE/PBO/NOR 51 12 Anton et al., 1994. NEF/IMI/PBO Rosenberg et al., 1994. CIT/IMI 472 6 Lonnquist et al., 1995. FLX/MOC 59 4 Lauritzen et al., 1996. PAR/IMI/PBO 74 6 Mullin, 1997. FLX/DOT 58 6 Montgomery et al., 1998. MIR/AMI/PBO 217 21 tiques peuvent être proposées (psychothérapie seule ou associée à l’antidépresseur, selon quelle séquence…) ? – Comment prédire quels patients bénéficieront de cette prescription au long cours (différentiel entre placebo répondeurs et répondeurs au produit actif) et ceux pour lesquels elle n’est pas justifiée (placebo répondeurs) ou inefficace (récidives quel que soit le groupe, antidépresseur ou placebo). Il paraît dont raisonnable d’envisager Résultats T≈I F≈D I≈F F≈I 5/12 13/65/54 C≈I F≈M 10/30/65 F≈D M≥A un traitement antidépresseur au long cours (sur plusieurs années) chez les patients identifiés comme étant à risque de récidives (rémission partielle, nombreux accès antérieurs, comorbidité…). Celui-ci sera avantageusement associé à une prise en charge psychothérapique. Au cas par cas, selon l’évolution, les conditions de vie, les facteurs de stress, le risque encouru en cas de récidive, le médecin décidera de la reconduction de la pres- 242 Point de vue Point de vue cription en évaluant le rapport bénéficerisque de son choix thérapeutique. Conclusion La guérison d’un accès dépressif isolé est obtenue dans 80 % des cas lorsqu’une prise en charge thérapeutique est correctement conduite ; 20 % des patients résistent au traitement et ont tendance à se chroniciser. La guérison de la maladie dépressive est rare et ne concerne que 15 % des patients déprimés ; 85 % connaissent des récidives ou une évolution chro- Nous faisons de vos spécialités nique. Toutefois, pour deux tiers des patients ayant un trouble dépressif récurrent, la poursuite du traitement permet d’espérer une prévention des récidives. Cette efficacité prophylactique sera d’autant plus marquée que le malade sera compliant et bénéficiera d’une prise en charge associant soutien social, psychothérapie et prescription d’un antidépresseur bien toléré au long cours. Références 1. Angst J. Clinical course of affective disorders. In : Helgason T, Daly RJ (ed.). Depressive illness : prediction of course and outcome. Berlin : Springer, 1988. 2. Rouillon F. Les troubles dépressifs. Paris : John Libbey Eurotext (Pathologie sciences), 1997. 3. American Psychiatric Association. Practice guideline for the treatment of patients with major depressive disorder. Am J Psychiatry 2000 ; 157 (suppl.) : 45. 4. Montgomery S, Rouillon F. Long term treatment of depression. London : John Wiley & Sons, 1992. 5. Kupfer DJ, Frank E, Perel JM et al. Five year outcome for maintenance therapies in recurrent depression. Arch Gen Psychiatry 1992 ; 49 : 769-73. 6. Lépine JP. Prophylaxis of depressive recurrences – new perspectives. Berlin : 7th WCBP Congress, 2001. Point de vue Point de vue Claudie Damour -Terrasson et son équipe vous remercient de votre fidélité et vous souhaitent de Bonnes Fêtes de fin d’année notre spécialité Groupe de presse et d’édition santé Le s Le t t r e s e t l e u r s s u p p l é m e n t s Le s A c t u a l i t é s . Le s C o r r e s p o n d a n c e s . Le s C o u r r i e r s . P r o f e s s i o n s S a n t é . Le s Pa g e s d e l a P ra t i q u e M é d i ca l e Act. Méd. Int. - Psychiatrie (20), n°s 8/9, novembre-décembre 2003 243