DOSSIER THÉMATIQUE Cœur et anesthésie Quel risque hémorragique et quelle prise en charge périopératoire avec les nouveaux anticoagulants et antiplaquettaires ? New oral anticoagulants and new antiplatelet agents: induced-bleeding risk and perioperative management? M. Samama* L es 5 dernières années auront été riches dans le domaine de la pharmacologie des antithrombotiques. En 2012, ces nouveaux agents anticoagulants ou antiplaquettaires ont presque terminé leurs phases de développement et abordent à présent les rivages de l’utilisation clinique à large échelle. Beaucoup d’enthousiasme émerge de la part des utilisateurs… mais les ennuis pourraient commencer si l’on ne réfléchit pas à la gestion périopératoire de ces agents. Nouveaux anticoagulants L’arrivée de 3 nouveaux anticoagulants oraux complique la vie des praticiens. Que faire quand on a prévu une anesthésie neuraxiale ou un bloc profond ? Que faire devant une dose thérapeutique de ces médicaments chez un patient traité pour une fibrillation atriale ou une thrombose veineuse profonde ? Anesthésie neuraxiale Les recommandations 2010 de la Société européenne d’anesthésiologie (ESA) parues en décembre 2010 (1) proposent des attitudes simples qui reposent sur une hypothèse pharmacocinétique (2) : avant de réaliser une anesthésie axiale, on attend 2 demi-vies du médicament si celui-ci est prescrit uniquement à dose préventive (par exemple, la demi-vie du rivaroxaban est de 9-13 h, le délai de 18-26 h). Puis l’on recommence le traitement au minimum après un délai de 8 heures une fois l’intervention finie (temps nécessaire pour une hémostase, consensus d’experts), délai auquel on retranche le temps pour arriver au pic de concentration ou Tmax (par exemple Tmax du dabigatran 2 h, délai 8-2 h = 6 h). Toutefois, compte tenu de l’importante variabilité intra- et inter-individuelle (vide infra), ces recommandations sont à prendre avec une grande prudence (tableau) [1]. Tableau. Recommandations européennes pour la gestion des nouveaux anticoagulants chez les patients bénéficiant d’une anesthésie neurasiale (rachianesthésie et péridurale) [1]. * Service d’anesthésie-réanimation, groupe hospitalier Cochin-BrocaHôtel-Dieu, Paris. Délai avant la ponction ou l’ablation du cathéter Délai après la ponction ou l’ablation du cathéter Tests biologiques Rivaroxaban (prophylaxie, 10 mg/j) 18-26 h 4-6 h Anti-Xa spécifique Apixaban (prophylaxie, 2,5 mg × 2) 20-30h 4-6h Anti-Xa spécifique Dabigatran (prophylaxie, 150-220 mg) Contre-indication 6h Temps de thrombine diluée 16 | La Lettre du Cardiologue • n° 461-462 - janvier-février 2013 Points forts Mots-clés »» Les nouveaux anticoagulants peuvent apporter un certain nombre d’avantages aux patients, mais leur gestion périopératoire est difficile. »» En cas de procédure réglée, une interruption de 5 jours de traitement est proposée, suivie ou non d’un relais par héparine. Il dérive de la gestion des antivitamines K. »» En règle générale, la prudence est de règle en cas d’atteinte de la fonction rénale ou d’âge avancé. »» Il n’existe pas d’antidote pour l’instant. Les concentrés de complexe prothrombinique non activés (CCP) ou activés (FEIBA) ont été proposés sans preuve d’une efficacité chez le patient qui saigne. »» Le monitorage est à développer mais les zones thérapeutiques ne sont pas encore bien connues. »» La gestion des antiplaquettaires repose essentiellement sur le respect des délais d’interruption pour éviter une majoration du risque hémorragique : 5 jours pour le clopidogrel et le ticagrélor, 7 jours pour le prasugrel. Nouveaux anticoagulants oraux Antiplaquettaires Hémorragie Thrombose Anesthésie locorégionale Chirurgie Fibrillation atriale Les excellents résultats présentés par le dabigatran (étude RELY) [3], le rivaroxaban (étude ROCKET-AF) [4] et l’apixaban (étude ARISTOTLE) [5] comparés aux antivitamines K (AVK) dans l’arythmie complète par fibrillation atriale (FA), suivis de l’obtention d’autorisations de mise sur le marché, vont très certainement conduire à remplacer progressivement les AVK par ces nouveaux anticoagulants oraux (ACO), au fur et à mesure de leur mise à disposition. Un nombre croissant de patients seront donc exposés à ces produits. En pratique, les équipes soignantes sont, ou seront, confrontées à des patients traités par des doses curatives de nouveaux anticoagulants, qui se présentent pour de la chirurgie réglée ou pour une urgence. Une réflexion s’est établie au sein du Groupe d’intérêt en hémostase périopératoire (GIHP), à l’initiative de Pierre Sie et de Pierre Albaladejo (6). Un certain nombre d’idées peuvent être résumées de la manière suivante : ➤➤ Il est très difficile de prévoir la demi-vie des nouveaux ACO, car il existe une énorme variabilité inter- et intra-individuelle dans l’effet pharmacodynamique mesurable de ces médicaments. Par ailleurs, leur métabolisme passe par une protéine, la P-GP, et le cytochrome 3A4. De nombreux médicaments, notamment à visée cardiovasculaire, interfèrent avec cette protéine et ce cytochrome, induisant ainsi des modifications d’absorption, de métabolisme et de demi-vie. L’âge, la fonction rénale, le poids, sont aussi des facteurs confondants. Il est dès lors extrêmement compliqué d’essayer de construire un modèle prédictif. En conséquence, décider d’appliquer la même règle pour tout le monde, avec une interruption d’une durée de 2 demi-vies, n’est pas réaliste. ➤➤ À ce jour, il n’existe par d’antagonistes disponibles permettant de réverser l’effet de ces médicaments. Si les concentrés de complexe prothrombinique ont déjà été utilisés chez l’animal (7) et le volontaire sain (8) avec une efficacité sur les tests biologiques, notamment pour les anti-Xa, aucun effet sur le saignement n’a été mis en évidence chez l’animal, et les données cliniques chez le patient traité sont absentes. ➤➤ Le temps de thrombine diluée (Haemoclot®) pour le dabigatran et l’activité anti-Xa pour le rivaroxaban et l’apixaban sont certes réalisables à présent dans la majorité des laboratoires, mais l’interprétation des résultats n’est pas facile. En d’autres termes, les valeurs rendues par le laboratoire ne permettent pas pour l’instant au clinicien de gérer ces médicaments en périopératoire. ➤➤ Il semble donc qu’il faille globaliser l’ensemble des nouveaux anticoagulants oraux : dabigatran, rivaroxaban, apixaban, et bientôt edoxaban, pour simplifier leur gestion périopératoire et adopter une seule politique commune. ➤➤ En chirurgie réglée, une interruption des traitements 5 jours avant la procédure semble suffisante, au vu de la pharmacocinétique de ces produits. Le dabigatran, dont l’élimination est essentiellement rénale et la demi-vie atteint 17 heures, n’est – le plus souvent – plus présent dans la circulation plasmatique au-delà des 4 jours. Pour le rivaroxaban, dont la demi-vie oscille entre 7 et 13 heures, le délai est un peu plus court. L’apixaban a, quant à lui, une demi-vie de 10 à 15 heures (9). ➤➤ Les patients pourraient être gérés en adoptant une stratégie mimant les recommandations de la Haute Autorité de santé française sur les AVK. La même stratification pourrait être proposée, mettant d’un côté des patients à risque thrombotique élevé qui bénéficieront d’un relais par héparine de bas poids moléculaire (HBPM), 2 injections sous-cutanées par jour, et les autres. Il s’agit des patients en arythmie complète ayant un antécédent embolique et de ceux traités récemment pour un événement thromboembolique veineux à haut risque (les patients porteurs d’une valve mécanique quelle qu’elle soit doivent rester traités par AVK pour l’instant). Pour les autres patients, traités pour un risque thrombotique moins important, l’arrêt simple du traitement anticoagulant oral pendant 5 jours semble suffisant, sans relais HBPM. Enfin, un certain nombre de procédures actuellement réalisées sans interruption des AVK, comme la chirurgie buccodentaire ou la plupart des endoscopies digestives, doivent très probablement pouvoir également être réalisées sous traitement, ou après une interruption de 24 heures. ➤➤ En ce qui concerne la reprise périopératoire des ACO, le GIHP propose la reprise à dose prophylac- Highlights »» New oral anticoagulant agents may provide some improvement as compared with previous agents. However, their perioperative management is confusing. »» In case of scheduled surgery or procedure, as for vitamin K antagonists, a 5 days interruption of the treatment is suggested, followed or not by an heparin bridge. »» Impaired renal function and advanced age have to be considered seriously. »» No antidote is available yet. Prothrombin complex concentrates or FEIBA have been proposed but no clinical confirmation has been published. »» Biological test are being developed but up to now, the therapeutic intervals are not well defined. »» New antiplatelet management is driven by the duration of the withdrawal for these agents, i.e. 5 days for clopidogrel and ticagrelor, and 7 days for prasugrel. Keywords New oral anticoagulants New antiplatelet agents Thrombosis Bleeding Regional anesthesia Surgery La Lettre du Cardiologue • n° 461-462 - janvier-février 2013 | 17 DOSSIER THÉMATIQUE Cœur et anesthésie Références bibliographiques 1. Gogarten W, Vandermeulen E, Van Aken H et al. Regional anaesthesia and antithrombotic agents: recommendations of the European Society of Anaesthesiology. Eur J Anaesthesiol 2010;27:999-1015. 2. Rosencher N, Bonnet MP, S essler DI. S elected new antithrombotic agents and neuraxial anaesthesia for major orthopaedic surgery: management strategies. Anaesthesia 2007;62:1154-60. 3. Connolly SJ, Ezekowitz MD, Yusuf S et al. Dabigatran versus warfarin in patients with atrial fibrillation. N Engl J Med 2009;361:1139-51. 4. Patel MR, Mahaffey KW, Garg J et al. Rivaroxaban versus warfarin in nonvalvular atrial fibrillation. N Engl J Med 2011;365:883-91. 5. Granger CB, Alexander JH, McMurray JJ et al. Apixaban versus warfarin in patients with atrial fibrillation. N Engl J Med 2011;365:981-92. 6. Sié P, Samama CM, Godier A et al. Surgery and invasive procedures in patients on long-term treatment with direct oral anticoagulants: Thrombin or factorXa inhibitors. Recommendations of the Working Group on perioperative haemostasis and the French Study Group on thrombosis and haemostasis. Arch Cardiovasc Dis 2011;104:669-76. 7. Godier A, Miclot A, Le Bonniec B et al. Evaluation of prothrombin complex concentrate and recombinant activated factor VII to reverse rivaroxaban in a rabbit model. Anesthesiology 2012;116:94-102. 8. Eerenberg ES, Kamphuisen PW, Sijpkens MK, Meijers JC, Buller HR, Levi M. Reversal of rivaroxaban and dabigatran by prothrombin complex concentrate: a randomized, placebocontrolled, crossover study in healthy subjects. Circulation 2011;124:1573-9. Liens d’intérêts. L ’auteur déclare avoir des liens d’intérêts avec Sanofi, BMS, Pfizer, Bayer, Boehringer-­ Ingelheim, Leo Pharma, Lilly, DaiichiSankyo, Astra-Zeneca. Quel risque hémorragique et quelle prise en charge périopératoire avec les nouveaux anticoagulants-antiplaquettaires ? tique le soir suivant l’intervention, jusqu’à ce que l’hémostase chirurgicale soit stabilisée et/ou que le cathéter d’anesthésie locorégionale (ALR) soit enlevé, pour reprendre ensuite à dose plus importante, étant entendu que les patients valvulaires ne sont pas traités, du moins en théorie, par les nouveaux anticoagulants. De nombreuses questions demeurent, dont celle de l’arrivée en urgence d’un patient traité à dose efficace (dose thérapeutique) avec un nouvel anticoagulant oral : ➤➤ Le dabigatran est éventuellement dialysable ; ce n’est pas le cas du rivaroxaban et, pour l’instant, aucun antidote n’est disponible. Les concentrés de complexe prothrombinique non activés (PCC ou PPSB, 50 U/kg) ou activés (Feiba®, 30 U/kg) pourraient avoir une utilité, surtout pour les anti-Xa (rivaroxaban, apixaban), mais sans preuve formelle. Dans tous les cas, l’ALR neuraxiale sera évitée, si possible. La réalisation de dosages biologiques (Haemoclot® ou anti-Xa spécifique), quand elle est possible, pourrait aider à décider de l’attitude à suivre. À défaut, les dosages du taux de prothrombine et du temps de céphaline + activateur sont possibles. Les propositions actualisées du GIHP sont à consulter sur le site ­www.eurekapro.fr. Nouveaux antiplaquettaires Deux nouveaux agents antiplaquettaires sont à présent disponibles. Le prasugrel est un nouvel inhibiteur du récepteur plaquettaire à l’ADP P2Y12 (10). Contrairement au clopidogrel, il développe une inhibition de l’agrégation plaquettaire de plus de 80 % (pour moins de 40 % en moyenne pour le clopidogrel). La variabilité interindividuelle à la réponse est extrêmement faible. Ce médicament a été comparé favorablement au clopidogrel pour la prévention des événements coronariens, au prix toutefois d’une majoration du risque hémorragique (11). Dans cette étude pivot Triton TIMI 38, chez les quelques patients qui ont dû être opérés pour un pontage coronaire, les hémorragies majeures ont été beaucoup plus nombreuses avec le prasugrel qu’avec le clopidogrel, et la durée du saignement a été beaucoup plus prolongée. La durée minimale d’interruption du prasugrel avant une intervention chirurgicale est de 7 jours. Le ticagrélor agit également sur le récepteur P212, mais il n’appartient pas à la famille des thiénopyridines (10). Il est réversible. Sa demi-vie est de 6 à 12 heures. Il agit directement, sans passer par une métabolisation hépatique. Dans l’étude PLATO, il a montré une meil- 18 | La Lettre du Cardiologue • n° 461-462 - janvier-février 2013 leure efficacité que le clopidogrel, sans majoration nette du risque hémorragique (12). Il a pu aussi réduire la mortalité. Toutefois, l’analyse en sous-groupes a montré une incidence d’hémorragies intracrâniennes fatales plus importante avec le ticagrélor qu’avec le clopidogrel (11 versus 1), confirmant ainsi indirectement la puissance de cette molécule. En dépit de sa réversibilité, le ticagrélor se redistribue après s’être fixé sur des fibres musculaires lisses, et la durée d’interruption minimale consensuelle pour ce médicament est de 5 jours. L’autorisation de mise sur le marché recommande d’ailleurs 7 jours d’interruption. Un travail récent d’Eisenberg a colligé des thromboses de stents tardives et très tardives (13). Il a pu montrer que l’interruption de la bithérapie antiplaquettaire clopidogrel + aspirine était responsable d’une thrombose de stent rapide survenant en moyenne au 7e jour pour 75 % des patients, alors que chez les patients chez qui l’on interrompait le clopidogrel mais chez qui l’on poursuivait l’aspirine, la fréquence de thrombose de stent ne dépassait pas 6 % pour un délai moyen de survenue de 122 jours. La conclusion des auteurs est donc qu’il faut, dans la mesure du possible, poursuivre l’aspirine si l’on doit interrompre le clopidogrel. Ce raisonnement pourrait tout aussi bien s’appliquer pour le prasugrel et le ticagrélor. En corollaire, on comprendra également que la reprise postprocédurale du prasugrel et du ticagrélor n’est pas une urgence absolue si l’aspirine a été poursuivie. Une dose de charge n’est pas non plus nécessaire. La reprise le lendemain de la chirurgie avec une dose unitaire des médicaments semble suffisante. Pour l’ALR, les recommandations 2010 de l’ESA sont extrêmement claires : il n’est pas question de réaliser une ALR neuraxiale chez un patient encore traité par prasugrel ou ticagrélor (1). Il faudra donc interrompre ces produits pendant respectivement 7 et 5 jours. Ils seront ensuite repris 6 heures après l’ablation du cathéter (1). En cas d’urgence, la transfusion prophylactique de plaquettes n’est pas recommandée. Elle ne sera prescrite qu’en cas d’hémorragie per- ou postopératoire mettant en jeu le pronostic fonctionnel de l’intervention, ou, au pire, le pronostic vital. Conclusion Que ce soit pour les nouveaux anticoagulants oraux ou les nouveaux antiplaquettaires, les équipes anesthésiques vont devoir apprendre à gérer ces médicaments en périopératoire, et les propositions avancées ici (logiques et de bon sens) doivent maintenant subir l’épreuve du feu. ■ DOSSIER THÉMATIQUE Cœur et anesthésie Quel risque hémorragique et quelle prise en charge périopératoire avec les nouveaux anticoagulants et antiplaquettaires ? Références bibliographiques 9. Weitz JI, Hirsh J, Samama MM. New antithrombotic drugs: American College of Chest Physicians EvidenceBased Clinical Practice Guidelines (8th Edition). Chest 2008;133(6 Suppl):234S-56S. 10. Patrono C, Baigent C, Hirsh J, Roth G. Antiplatelet drugs: American College of Chest Physicians Evidence-Based Clinical Practice Guidelines (8th Edition). Chest 2008;133(6 Suppl):199S-233S. 11. Wiviott SD, Braunwald E, McCabe CH et al. Prasugrel versus clopidogrel in patients with acute coronary syndromes. N Engl J Med 2007;357:2001-15. 12. Wallentin L, Becker RC, Budaj A et al. Ticagrelor versus 38 | La Lettre du Cardiologue • n° 461-462 - janvier-février 2013 clopidogrel in patients with acute coronary syndromes. N Engl J Med 2009;361:1045-57. 13. Eisenberg MJ, Richard PR, Libersan D, Filion KB. Safety of short-term discontinuation of antiplatelet therapy in patients with drug-eluting stents. Circulation 2009;119: 1634-42.