Le Courrier des addictions (14) – n ° 2 – avril-mai-juin 2012
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Madame F., 60 ans, sans antécédents anxieux et/ou dépressifs, a présenté un épi-
sode dépressif majeur (EDM) à chaque tentative de sevrage. Une prise en charge
optimale par inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS), thérapie comporte-
mentale et cognitive (TCC) de sa dépression associée à une substitution nicotinique
à posologies adaptées n’a pas permis le sevrage tabagique.
* Centre de tabacologie, centre hospitalier Béziers.
HISTOIRE D’UN ÉCHEC
Mme F., 60 ans, consulte pour un sevrage
tabagique. Le test de Fagerström est à 4, le
Hospital anxiety depression scale (HAD) à
5/2 avant le sevrage. Le monoxyde de carbone
(CO) dans l’air expiré est de 23 ppm. Elle est
au “stade de décision” selon la théorie des
stades de Prochaska et Di Clemente. Sa seule
crainte concerne l’apparition d’un syndrome
dépressif. En effet, elle a déjà fait 4 tentatives
de sevrage : elle a noté, lors de chacune d’elles,
l’apparition d’un épisode dépressif majeur
(EDM), selon les critères du DSM-IV, appa-
raissant très rapidement au bout de 10 jours
environ et s’amendant en quelques jours à la
reprise du tabagisme.
À 2 reprises, des inhibiteurs de la recapture
de la sérotonine (IRS) ont été prescrits, sans
efficacité, et seule la reprise du tabagisme a
permis de rétablir l’humeur. La prescription
d’un IRS à la posologie de 20 puis de 40 mg
(paroxétine [Deroxat
®
,
GSK]) et d’une substi-
tution nicotinique n’a pas permis de sevrage,
en raison de la persistance de troubles de
l’humeur. Parallèlement, on a commencé une
prise en charge de sa dépression par thérapie
comportementale et cognitive. Même en aug-
mentant la posologie d’IRS à 60mg par jour,
et avec la prise en charge par thérapies cogni-
tivo-comportementales (TCC) et une substi-
tution nicotinique adaptée, on n’a pas obtenu
d’amélioration au bout de 15 semaines : la
patiente a repris son tabagisme. Et elle a re-
couvré de façon spectaculaire son humeur en
quelques jours !
Discussion
Tabagisme et dépression
Il existe une littérature abondante sur les liens
entre tabagisme et dépression. Glassman,
dans une enquête épidémiologique portant
sur plus de 3 000 sujets, a démontré que la dé-
pression est plus fréquente chez les fumeurs
que chez les non-fumeurs (6,6 % versus 2,9 %),
et que les fumeurs ayant des antécédents de
dépression (prévalence sur la vie entière), ont
significativement moins de chances de s’arrê-
ter de fumer que les sujets sans antécédents
dépressifs (14 % versus 28 %). La corrélation
entre tabagisme et dépression majeure, au
sens du DSM, est plus forte s’il existe une dé-
pendance à la nicotine que si elle est absente
(1). Un trouble bipolaire doit être systémati-
quement recherché. La nicotine a-t-elle une
action antidépressive ? Les propriétés neuro-
biologiques de la nicotine, qui se fixent sur les
récepteurs nicotiniques cérébraux, agissant
sur les neurones dopaminergiques et indirec-
tement sur les systèmes noradrénergiques et
sérotoninergiques, sont à l’origine des effets
psychoactifs du tabac. Un effet antidépresseur
sur l’étude d’un traitement transdermique à la
nicotine sur des déprimés non fumeurs a mis
en évidence des améliorations des anomalies
polygraphiques avec augmentation du som-
meil paradoxal et amélioration des scores du
test HAD (2). L’expérience de Lagrue et al.
est en faveur d’une amélioration rapide d’un
état dépressif important avec des gommes à
la nicotine (2).
Comment le tabacologue évalue
l’anxiété et la dépression
La recherche de troubles anxio-dépressifs
doit être systématique, surtout chez les sujets
fortement dépendants. Elle associe les tests
de dépistage (HAD) à l’anamnèse. Dans cer-
tains cas, on réalise le questionnaire de Beck
en 13 items, et on peut le compléter par le
“mini-interview structuré” (3). Pour Lagrue,
on peut, de façon schématique, rencontrer
3situations cliniques (3) :
Des fumeurs avec troubles de l’humeur
connus et traités : dans ce cas, l’avis du psy-
chiatre traitant doit être pris pour renforcer
le traitement antidépresseur.
Des fumeurs avec troubles de l’humeur la-
tents et non traités (tableaux I et II), qui ont
fait des tentatives d’arrêt, accompagnées d’un
syndrome de sevrage intense avec humeur
dépressive. Un traitement antidépresseur
par IRS est souvent nécessaire d’emblée ou
secondairement. On retrouve fréquemment
des antécédents dépressifs personnels et les
troubles anxieux sont souvent associés aux
troubles dépressifs. On met souvent en évi-
dence également un trouble anxieux généra-
lisé ou une phobie sociale. L’arrêt du tabac est
plus difficile chez les femmes.
L’apparition d’un état dépressif grave appa-
raissant 3 à 6 semaines après le sevrage ou à la
fin du traitement de substitution nicotinique,
en l’absence de tout antécédent de troubles
thymiques et/ou d’anomalies au test HAD.
On peut observer une amélioration rapide par
un apport de nicotine sous forme de gommes,
complété par un traitement antidépresseur.
L’arrêt du tabac est-il plus difficile
chez les femmes ?
Les difficultés à l’arrêt du tabac chez les
femmes s’expliquent par plusieurs facteurs :
l’existence d’un trouble anxieux, notamment
le trouble anxieux généralisé ou la phobie
sociale et/ou des états dépressifs, la prise
de poids, l’aggravation prémenstruelle des
troubles dépressifs… (4).
Apport des TCC dans la gestion
des troubles anxieux ou dépressifs
dans le cadre d’un sevrage tabagique
Nous avons rapporté un cas de phobie sociale
traité par TCC avec arrêt du tabagisme dans
intervention tabacologique après plusieurs
tentatives infructueuses (5). Un autre cas a
Dépression et tabagisme :
l’effet de la nicotine
P. Guichenez*
Tableau I. Résultats du centre de tabacologie de Créteil.
Sur 517 consultants ayant eu au moins 2 consultations 117 fumeurs avec une dépendance physique faible
Dépendance physique faible sans trouble psychiatrique 81
Dépendance physique faible avec trouble psychiatrique traité 36
400 fumeurs avec dépendance physique forte
Dépendance physique sans trouble psychiatrique 265
Dépendance physique forte avec trouble anxiodépressif défini
nécessitant un traitement antidépresseur (IRS), soit 34 % 135
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