LA VENGEANCE
DE MACHIAVEL
Peu d’écrivains, au cours des siècles, ont réussi à transformer leur nom en adjectif indiquant
l’enfer, l’effroi, la monstruosité ou l’angoisse. Dante, Machiavel, Sade, Kafka ont droit à cette
distinction. Vous ouvrez n’importe quel dictionnaire, et vous avez le choix entre
« machiavélisme » et « machiavélique ». « Machiavélique » veut dire, paraît-il, «
digne de
Machiavel, c’est-à-dire rusé, perfide, tortueux
». « Machiavélisme » va plus loin et désigne «
une
politique faisant abstraction de la morale, une conduite tortueuse et sans scrupules
».
Cette réprobation unanime, pour un cas d’une grande clarté, commence très tôt, dès la
circulation des copies manuscrites du
Prince
, en 1513, même si le livre n’est publié qu’en 1532,
après la mort de l’auteur. Quel succès dans la détestation ! En 1559, le livre est mis à l’Index par
l’Inquisition. En 1576, un avocat et théologien huguenot se fend d’un Anti-Machiavel dégoulinant
de morale. Il s’appelle, ça ne s’invente pas, Innocent Gentillet. Ce Gentillet, parfait hypocrite, est
bientôt rejoint par Frédéric de Prusse, en 1740, avec un autre Anti-Machiavel, supervisé (avec
ironie) par Voltaire. Bref, tous les pouvoirs se donnent la main contre ce chef-d’œuvre, au point
que « florentin » deviendra un mot courant signifiant l’art de l’intrigue (on l’a même vu appliqué
à un président de la République française issu des Charentes, région qui n’a guère de rapport
avec la splendeur italienne de la Renaissance).
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un génie philosophique fasse l’éloge d’« une pensée
soutenue, difficile, dure, dangereuse ». C’est, bien entendu Nietzsche, dans
Par delà bien et mal
:
«
Il nous fait respirer l’air sec et subtil de Florence, et ne peut se retenir d’exposer les questions
les plus graves au rythme d’un indomptable allegrissimo, non sans prendre peut-être un malin
plaisir d’artiste en un rythme galopant, d’une bonne humeur endiablée.
»
Qui est ce Machiavel ? Un secrétaire convaincu et actif de la République de Florence, très cultivé
et au courant de tous les secrets, un diplomate entre les différents pouvoirs italiens, mais aussi
en voyage en France et en Allemagne.
À l’avènement des Médicis, il est arrêté et torturé : «
Sans l’avoir mérité, je supporte une grande
et continuelle malignité de fortune.
» La « Fortune », voilà la grande déesse capricieuse du
temps. «
Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps.
» Cette
rencontre est rare, et elle peut se renverser. Machiavel connaît à fond l’histoire de son temps et
celle de l’Antiquité, d’où son autorité et sa verve. Non, le pouvoir n’a rien d’idéal, c’est une
ténébreuse affaire dont on peut déchirer le rideau. Non, les hommes ne sont pas bons, mais
méchants, changeants, ingrats, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les périls, avides de
gain. D’ailleurs, «
ils oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine.
»
Y a-t-il un prince capable de les gouverner ? Ce n’est pas sûr, beaucoup d’effondrements ont eu
lieu, et une multitude d’assassinats et de pertes. Le prince vertueux est-il à l’abri ? Même pas, il lui
faut sans cesse penser à la guerre, et «
il est beaucoup plus sûr d’être craint que d’être aimé
».
Attention : il faut être craint sans être méprisé ou haï. Un prince changeant, léger, efféminé,
pusillanime, irrésolu, sera méprisé. Il se doit d’être grand, courageux, grave, fort. Il doit
«
apprendre à ne pas être bon
» et «
savoir entrer dans le mal si c’est nécessaire
». Cependant, le
spectacle a ses lois et il lui faut en même temps afficher bonté, pitié, religiosité, fidélité,
intégrité, humanité. Les hommes jugent avec leurs yeux, une vraie politique est donc une
politique de masse : «
Le petit nombre n’a pas de place quand le grand nombre a de quoi