Les mots du Prince ou comment dire l`état d`urgence

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Les mots du Prince ou comment dire l’état d’urgence
Author : Jean-Louis Fournel
Categories : Politique
Date : 10 avril 2016
S’il est une chose sur laquelle existe un accord dans les travaux sur Machiavel, un des rares point
pourrait-on même dire qui soit consensuel au fil des dizaine de milliers de pages écrites par la
critique machiavélienne depuis la première parution du Prince il y a près de cinq siècles,
c’est l’efficacité particulière de la prose du Florentin. Que ce soit pour la regretter ou pour s’en
étonner, pour l’admirer ou pour l’analyser, presque tous les lecteurs attentifs de l’opuscule, de
tout temps, ont mis en évidence la spécificité de cette langue qui se déploie de façon si directe,
avec une évidence et une immédiateté qui nous surprend toujours et peut parfois nous heurter.
Une langue qui, tout en partageant bonne part de ses références textuelles (de Tite Live à
Plutarque) avec les humanistes du Quattrocento, n’est pas l’héritière de la prose des chanceliers
cicéroniens de la Florence républicaine (ne serait-ce que parce qu’elle se dit en langue vulgaire et
non en latin). Une langue qui “détonne” par rapport à la langue vulgaire du passé proche, celle de
la petite cour de Laurent le Magnifique, mais une langue qui, en revanche, n’est pas sans rapport
avec la langue matérielle et charnelle des citoyens-marchands qui ont recommencé massivement
à parler et écrire sur la politique et l’histoire du temps présent depuis la chute de Pierre de Médicis
au début du mois de novembre 1494, mais qui, pour la plupart, arrêteront de le faire après la chute
de la république en 1530. Avant même que l’on ne considère la provocation qui caractérise le
contenu de son propos, la première rupture provoquée par Machiavel tient peut-être à la distance
créée ainsi par rapport à ses lecteurs, à partir de 1532, une distance qui n’éloigne pas mais qui
captive, qui capture et suscite l’attention, grâce à la tension continuelle d’une phrase suivant
laquelle l’auteur ne laisse pas au lecteur le temps de souffler, allant de l’avant inéluctablement
tout en tentant (sans y parvenir vraiment, heureusement) de contrôler l’ensemble des effets de
son discours.
La langue adoptée semble devenir ainsi le pendant de l’état d’urgence dans lequel se trouve la
pensée politique à Florence au tournant des XVe et XVIe siècles, en un moment où les
républicains florentins sont désespérément en quête, depuis 1494 et le début des guerres d’Italie,
d’un équilibre harmonieux entre vieilles pratiques de gouvernement et nouvelles solutions
institutionnelles qui permettent à la cité de faire face aux aléas de l’histoire du temps présent.
Avant d’entamer la rédaction du Prince, entre l’automne et l’hiver 1513, Machiavel s’est formé
politiquement (il le dira lui-même dans sa correspondance) à l’école de la chancellerie florentine.
Là, il a pris l’habitude d’écrire beaucoup et d’écrire vite : ses “écrits de chancellerie et de
gouvernement” comportent des milliers de pages relevant tour à tour de la simple information
succincte ou de l’analyse, de la description ou de l’instruction, de la longue relation d’ambassade
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mise sur le papier a posteriori ou des dépêches rédigées dans l’urgence [2]. L’ensemble de ces
écrits constitue le véritable creuset dans lequel s’effectuera la composition des données et des
analyses d’où s’écoulera la matière en fusion du Principe . De ce fait, la “longue expérience des
choses modernes”, rappelée dans une célèbre phrase de la lettre de dédicace au Prince, fut aussi
l’expérience d’une forme d’écriture et d’un rôle assigné à l’écriture dans le processus qui
conduit de l’analyse à la décision puis, enfin, à son application - du diagnostic au remède pour
reprendre une métaphore médicale fréquente chez Machiavel. L’écriture était alors censée
orienter ou transmettre, jour après jour, les décisions des maîtres de Florence ; l’efficacité
dépendait directement de la clarté, de la condensation et de l’acuité du propos du Secrétaire.
Machiavel reste souvent désigné dans la littérature critique comme “le Secrétaire florentin” : la
périphrase est devenue un lieu commun commode, une appellation souvent complaisante, qui, à
l’occasion, sent quelque peu le souffre et renvoie à des pratiques de cabinet - pratiques toutes de
dissimulations, de leurres et de ruses. Le surnom pourrait être repris dans un autre sens en lui
faisant souligner que ce qui est ainsi premier, outre l’article défini qui fait de l’intéressé “le”
secrétaire par antonomase, c’est bien que Niccolò est qualifié comme un homme de l’écrit et
d’un écrit qui est à la fois, en même temps, indissociablement, pratique quotidienne de
gouvernement, outil de la réflexion et instrument de la construction d’un point de vue sur la “vérité
effective de la chose”, de la chose politique bien sûr. Notre hypothèse est en effet que les
caractéristiques fondamentales de l’écriture du Principe (celle des Discorsi - et a fortiori celles de
l’Arte della guerra et des Istorie fiorentine - mériteraient à cet égard probablement un jugement
plus nuancé) ne sont pas radicalement différentes de celles des écrits de chancellerie parce que
leur matrice est la même. Ce qui est premier dans ces écrits fonctionnels trop souvent délaissés
comme dans le chef d’oeuvre de la littérature politique de la Renaissance lu et relu, traduit et
retraduit, c’est le temps court de l’écriture, le rythme d’une prose qui veut passer dans des actes le
plus rapidement possible, voire se faire elle-même acte, directement, comme si seule la fonction
conative du langage avait une quelconque importance. C’est ce rythme qui donne au texte un ton
si particulier, une véhémence qui ne s’embarrasse pas de circonlocutions parce qu’il s’agit bien
de mettre à nu le coeur du sujet traité, immédiatement, c’est-à-dire sans la médiation et la
transfiguration d’une langue qui envelopperait les faits dans des voiles illusoires et séducteurs.
Machiavel n’entend pas ici “épater le bourgeois” mais hâter un phénomène de compréhension,
une prise de conscience de ce qui est vraiment important, une formalisation d’une nouvelle
hiérarchie des paramètres de la politique.
Dès lors, la force impétueuse de l’expression langagière est le pendant de l’impeto de la crue de la
fortune dans le chapitre XXV (et a pour but d’être un des moyens de construire les digues
nécessaires et de “remparer” le territoire de la politique florentine au moment où il est encore
temps de le faire) ; la brutalité du propos est le contrepoint de la violence des nouveaux conflits
(grâce à une mise en évidence du bon usage des cruautés, la pensée de la force, comme
dynamique mesurable, et de la puissance, comme mécanique quantifiable, peut ainsi l’emporter
sur le simple constat accablé ou la plainte mélancolique et élégiaque face au déploiement de la
violence) ; la concentration iconique de l’image ou la rapidité de la formule sont les
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correspondants de l’accélération de l’histoire engendrée par les guerres incessantes ( dans ce
cadre, les métaphores multiples ont pour but de traduire immédiatement et au plus près les noeuds
de la pensée - surtout ceux que l’on ne peut trancher - en alliant efficacité de l’expression et
ouverture du sens).
Si Savonarole, quatre mois avant sa mort tragique sur le bûcher, n’avait pas le temps de rédiger en
latin son Trattato circa el reggimento e governo della città di Firenze, ce n’était pas que lui même
aurait eu besoin de plus de temps pour le faire mais parce qu’un texte en latin aurait circulé plus
lentement et n’aurait été accessible qu’à un nombre limité de citoyens - comme il le rappelait
dans sa lettre de dédicace. C’est à notre sens pour les mêmes raisons que Machiavel - dans une
phrase qui doit être lu pour ce qu’elle nous dit - déclare dans la lettre de dédicace au Prince que,
son oeuvre, il ne l’a “ni ornée ni emplie d’amples clausules ou de mots ampoulés et magnifiques
ou de quelque autre séduction et ornements extrinsèques avec lesquels beaucoup ont coutume
d’écrire et d’orner leurs ouvrages ”. Il n’y faut voir nulle coquetterie et encore moins une
excusatio convenue : l’auteur énonce ici la nécessité d’une nouvelle rhétorique de la politique,
d’un nouveau lien entre les mots et les actes du gouvernement. Un lien d’autant plus nécessaire
que la vieille rhétorique a contribué à précipiter la catastrophe face aux “barbares” français et
espagnols, si l’on se rappelle qu’à la fin de l’Arte della guerra, Machiavel s’en prend avec une
ironie violente à ces princes d’Italie qui croit que de beaux discours, des phrases bien tournées et
des mots d’esprits puissent suppléer à la faiblesse des armes et à l’absence de véritable
stratégie.
Le temps bouleversé de l’histoire présente impose un temps particulier de l’écriture et une forme
spécifique de rhétorique liée à la question des formes de la persuasion à privilégier. Au passage,
on retrouve deux des plus vieux problèmes de la critique machiavélienne : d’une part, la question
du “destinataire” du texte (le prince, le peuple, l’humanité des républicains de tout pays et de
toute époque - question qui a notamment animé toutes les lectures “obliques” de l’oeuvre de
Traiano Boccalini à De Sanctis en passant par Rousseau ou Quinet) ; d’autre part, et surtout, la
question de la posture de l’auteur (du “destinateur”, si on l’on veut utiliser le barbare vocabulaire
de la critique littéraire) qui tour à tour - et parfois en même temps - est présentée par la critique
comme un philosophe porteur d’un discours de vérité, un théoricien (le premier) de la politique dite
“moderne” (parce qu’il fonderait les règles d’une nouvelle science), un conseiller du prince. En
effet, chacune de ces postures-ci et chacun de ces destinataires-là peut renvoyer à une forme de
persuasion particulière : dire cette rhétorique, dire cette langue du Prince c’est donc moins
s’attarder sur un aspect purement formel, strictement linguistique, de l’oeuvre que porter
l’enquête au coeur même du dispositif théorique de Machiavel et des enjeux de son oeuvre.
Un lecteur attentif remarque vite que, d'un chapitre à l'autre du Prince, certaines contradictions
apparentes se font jour, que la syntaxe peut par endroits paraître bien relâchée, que le plan
présenté initialement (aux chapitres I et II) ne correspond qu'aux onze premiers chapitres[3] ou,
enfin, que les éléments syntaxiques d'ordre illocutoire sont récurrents. Le complexe ballet des
pronoms sujets (tu, noi, voi, io, loro etc.) montre ainsi que non seulement le "je" machiavélien
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n'attend pas les Discours pour émerger mais aussi qu'il n'est pas purement le signe d'une
injonction impérative, d'une logique forcée et d'une contrainte interprétative. Une multiplicité des
destinataires, implicites ou explicites, se fait jour, assortie en outre de nombreuses interrogations,
réelles ou rhétoriques, instaurant dans la rédaction une tension entre une forme d'oralité et
l'écriture.
Toutefois, dans le Prince, l’apparente multiplication des points de vue a moins pour but
d’encercler l’objet et de l’examiner sous des facettes différentes et complémentaires, dans une
sorte de perspective sans point central, à l’image de ce qui advient par exemple dans la prose
guichardinienne, que de mettre en place une stratégie discursive visant à convaincre le
lecteur/auditeur, à le rallier à l’analyse de l’auteur. Il ne s’agit donc pas (ou plutôt pas seulement)
de produire ici un avis singulier et “autorisé” par l’expérience - selon une pratique de “conseiller”
du prince - ou une démonstration à valeur universelle de “philosophe” de la politique s’appuyant
sur un raisonnement linéaire et tendu vers une fin universelle telle que la définition de bons ordres
ou du meilleur des régimes. L’horizon que fixe l’auteur n’est ni la constitution d’un vademecum du
bon gouvernant, ni l’établissement d’une cartographie claire et rationnelle de l’objet d’étude en
traçant des frontières déterminées entre ses composantes.
N’étant ni simplement un livre du conseil, ni un art de gouverner, ni un traité sur le pouvoir - même
s’il peut participer de ces trois “genres” à l’occasion et ponctuellement - le Prince entend montrer
de quoi et comment la politique est faite au jour le jour. De ce fait, il nous dit aussi à quel point la
langue qui peut dire cette politique est régie par un paradoxe permanent : en tant qu’instrument de
dévoilement de la vérité des faits, elle requiert la plus grande précision possible mais, dans le
même temps, en tant qu’un des outils de la pratique politique, elle est soumise, comme tous les
autres outils de ce métier, à la même indétermination et à la même irréductible singularité d’une
contextualisation contrainte. Comme les actes de l’homme politique les mots de sa pensée
n’existent qu’en situation, n’ont pas de pertinence absolue et ne sauraient rendre compte de la
globalité d’une réalité trop complexe et fuyante pour être enfermée dans l’organisation rigide d’un
lexique et d’une syntaxe déterminés, si précis et si économes de leurs effets soient-ils. L’enjeu de
l’analyse étant chaque fois spécifique et singulier, celle-ci ne peut être produite par un héritage, si
prestigieux soit-il, ou par une modélisation. De même, cette analyse n’a pas de valeur absolue et
doit constamment être en mouvement, faire bouger ses marges et reconnaître qu’elle n’aura de
pertinence qu’en rapport au cas qui l’a suscité, qu’en se pliant pour partie à la dictature du
présent, c’est-à-dire des faits. La mesure du monde que l’auteur propose n’est toujours que celle
d’un moment et d’un homme (d’autant plus autorisé à le faire qu’il a acquis une compétence
grâce à sa “longue expérience des choses modernes” et à la “continuelle lecture des choses
antiques”). Mais il ne faut pas voir là un quelconque renoncement ou une forme d’abandon
relativiste ou sceptique qui naîtrait du constat des insuffisances et des limites cognitives
intrinsèques à l’individu. Tout comme l’homme politique machiavélien ne doit jamais se laisser
aller (“non si abandonnare mai” selon une fréquente injonction de l’auteur) et tenter quand même
de bousculer la fortune, l’analyste doit prendre le risque de l’erreur et de l’incomplétude de son
propos, accepter la singularité radicale de ce dernier et son caractère difficilement reproductible.
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Le livre est ouvert, toujours, inachevé, nécessairement.
Certes, il n’en reste pas moins que Machiavel pose aussi, souvent, des règles, voire des lois pour
l’agir politique mais celles-ci et celles-là sont probablement, pour la pensée, le pendant du pari de
l’action, quand même et malgré tout, du prince ou du citoyen qui tente de remédier à la corruption
de la cité. A cet égard, la position de celui qui écrit n’est certes pas une position de domination, la
position supérieure, stable et assise, de celui qui saurait et enseignerait à celui qui ne sait pas
(logique classique de conseil, qu’il s’agisse de conseil philosophique ou politique) : la stratégie de
l’auteur relève ainsi plutôt de la dynamique d’un incessant va-et-vient, constitué par le
mouvement de celui qui fait un pas de côté, ou s’écarte un moment, pour voir ce qui se passe et
mieux revenir ensuite à la place qu’ont continué à occuper les autres acteurs de la politique dans
la cité - prince, peuple ou grands - afin de les convaincre d’agir efficacement et immédiatement,
c’est-à-dire plus rapidement que l’adversaire, et ce parce qu’il a vu plus tôt et de plus loin ce qu’il
convenait de faire. On retrouve ici encore une fois l’importance de la posture rhétorique du propos
et celle du temps comme paramètre essentiel à la fois de l’analyse et de l’action.
On rappelle souvent que, selon Jacob Burchkardt, à qui l’on doit - après Michelet - la fortune de la
catégorie historique de “Renaissance”, les Etats de la Renaissance italienne sont des “oeuvres
d’art” et que les princes humanistes en sont les héros, en quelque sorte les artistes (Der Staats als
Kunstwerk est le titre de la première partie de sa Civilisation de la Renaissance en Italie). S’il en
est ainsi c’est que comme tous “les produits d’un art”, ces Etats sont des “créations voulues,
nées de la réflexion, reposant sur des bases visibles et bien calculées”. Machiavel figure d’ailleurs
en bonne place dans la galerie des quelques figures qui ont inspiré à l’historien bâlois sa
conception de la renaissance italienne comme époque. Mais il convient d’ajouter que, selon
l’analyse que propose Maurizio Ghelardi du grand projet de Burckhardt - jamais mené à bien - de
rédiger un ouvrage intitulé l’Age de Raphaël : “ Burckhardt a la conviction que, dans la culture
florentine des dernières années du XVe siècle, prévaut une conception conventionnel et
abstraitement idéalisée de l’antiquité qui fait pendant à un cicéronianisme littéraire et à une
historiographie classique contre laquelle, on le sait, s’était dressé un des auteurs favoris de
Burchkhardt, à savoir Machiavel” [4]. Il convient donc de préserver la lecture burckhardienne de
tout esthétisme déplacée et de souligner que lui-même, au-delà de son indéniable fascination pour
les grands signori -mécènes du Quattrocento , a perçu la rupture qui advint au tournant des XVe et
XVIe siècle, faisant au passage de Machiavel un des interprètes de cette rupture. De ce fait, on
peu aller plus loin et proposer - reprenant ainsi une remarque de l’un des premiers exégètes de
Burckhardt, Werner Kaegi - que le terme d’oeuvre d’art doit être pris dans son sens d’”artifice”
ou de “réalisation technique”.
Dans cette perspective, on revient à une notion d’”art” beaucoup plus proche de celle qui, à notre
sens, doit prévaloir dans une étude sur Machiavel en général et sur sa langue en particulier.
L’”art” ouvre ici l’espace d’un métier, d’une corporation particulière qui bâtit sa spécificité, sa
légitimité, sa productivité, bref sa place dans l’histoire, à partir de pratiques concrètes
déterminées, constamment mise à l’épreuve de l’expérience et qui doivent satisfaire à une
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