Doit-on tout dire ?

publicité
Doit‐on tout dire ? […]Avec la vérité, on peut produire des effets considérables, pour le meilleur et pour le pire.(…) Certes, l’idéal est encore de ne pas se mettre dans la situation d’avoir à mentir, d’éviter l’action que vous vous sentirez obligé de cacher. Prévenir, pour éviter de guérir. On peut aussi ne rien dire, sans qu’il soit besoin de mentir : ne pas dire une vérité ne suppose pas obligatoirement de s’installer dans le mensonge – sauf pour les chrétiens qui parlent d’un mensonge par omission et voient la racine du péché dans l’intention même de cacher la vérité. Mais dans le cas où vous ne seriez pas un saint, ou une sainte‐ le cas de tous sur cette terre‐, il faut se résoudre à faire du mensonge un mal nécessaire‐ le plus rarement possible, certes. Car l’éviter absolument instaurerait le règne de la moralité pure, bien évidemment, mais aussi, à défaut de sainteté généralisée, celui de la cruauté intégrale. Masquée, cachée, travestie ou dissimulée, qu’est donc cette vérité ? La coïncidence entre le dire et l’être, entre une affirmation et l’état réel d’une chose, d’un fait, d’un geste, d’une parole. Est vrai ce qui a eu lieu ; dire la vérité, c’est décrire fidèlement cet événement.[…] Le mensonge quant à lui, s’épanouit dans l’écart volontaire : vous étiez en galante compagnie et vous affirmez que vous dîniez chez vos parents – voilà le mensonge. Il existe une violence de la vérité crue et nue : prenez la ferme résolution, un matin, au réveil, de dire la vérité à absolument tous ceux que vous croiserez dans les 24 heures, amis, amants, maîtresses, parents, familles, collègues, anonymes, supérieurs hiérarchiques, commerçants, voisins de bus et autres. Tenez‐vous à cette décision sans y déroger, quelles que soient les circonstances. Je gage que vous serez fâché avec la moitié de vos connaissances, sinon toutes. On aura eu l’impression, en vous côtoyant, de croiser un rustre, un grossier personnage, sans tact, sans élégance, un individu au mauvais caractère, à la langue de vipère, sans manières, ignorant la politesse élémentaire et le savoir‐vivre de base. Or, vous vous serez contenté de dire la vérité et rien d’autre. (…) […]certains pensent nécessaire d’interdire absolument le mensonge, sans tolérer une seule exception[…]. Peu importent les conséquences du geste, il faut vouloir la vérité pour elle‐
même.[…] Ainsi, lorsqu’un nazi botté entre dans votre maison pour y poursuivre un Juif qui, l’étoile jaune au revers de sa veste, vous demande asile dans la précipitation et se réfugie dans la pièce d’à côté, il faudra lui signaler, effectivement, l’entrée d’un individu essoufflé dans votre salon et sa dissimulation. Dût‐il perdre la vie après arrestation, tortures, emprisonnement et déportation.[…] D’autres philosophes […] définissent le mensonge comme le fait de ne pas donner la vérité, certes, mais seulement à qui on la doit.[…]Car chacun constate ne pas devoir forcément la vérité à tout le monde. Certains en effet y ont droit, d’autres non, les uns peuvent l’entendre, les autres pas. (…) D’où la nécessité de distinguer le mensonge pour nuire, impur, celui qui vise une tromperie destinée à soumettre l’autre, à le circonscrire, à l’éviter, à le mépriser, et le mensonge pour servir, pur, appelé par certains le mensonge pieux, celui qu’on commet par exemple pour épargner de la peine et de la douleur à une personne aimée. Onfray, Michel, Antimanuel de philosophie, Bréal, 2001, pp.280‐285 
Téléchargement