Pigeard de Gurbert
Colles
à l’avance et une fois pour toutes. Par leurs danses, les abeilles ne sauraient signifier
autre chose que la distance et la direction où se trouve la nourriture (pollen ou nectar).
C’est sans doute admirable, mais cela n’a rien à voir avec les possibilités infinies du
langage humain qui sait dire non seulement l’immense variété de ce qui est, mais
encore et surtout l’infinie richesse de ce qui n’est pas : « la terre est bleue comme une
orange », dit Eluard. Le langage se définit donc par la puissance de l’arbitraire, la
possibilité de l’artifice, les prodiges du mensonge et les sortilèges de l’imagination.
Les signaux émis par les animaux diffèrent radicalement des signes langagiers qui,
seuls, ouvre l’homme à l’infinité des mondes qu’il se crée.
4) Nietzsche, La naissance de la tragédie, § 8 : L’art nous libère du mensonge de la culture
Nietzsche a développé cette opposition entre la culture qui substitue au monde réel une
représentation humaine subjective et l’art qui fait corps avec la présence réelle du monde,
sous les espèces du satyre grec et du berger moderne : « La nature intouchée par la
connaissance, encore verrouillée aux intrusions de la civilisation, voilà ce que le Grec
apercevait dans son satyre » (La naissance de la tragédie, § 8). Le satyre, c’est l’homme
véritable d’avant « l’homme de culture », lequel ne connaît plus que « cette somme
d’illusions culturelles qui lui tient lieu de nature » (La naissance de la tragédie, § 8, première
version, note 1, p. 347). Et Nietzsche de poursuivre : « Là en effet, l’image archétypale de
l’homme était lavée de toutes les illusions de la civilisation ; là se dévoilait l’homme vrai, le
satyre barbue en liesse de son dieu, devant qui l’homme civilisé se réduisait aux
dimensions d’une mensongère caricature » (§ 8). Ce qu’il faut remarquer, c’est que cette
présence de l’homme au monde, ou plus exactement cette coprésence de l’homme et du
monde n’est pas une donnée immédiate mais création artistique. C’est tout le paradoxe de
l’art que de créer le monde d’avant toute création : « La sphère de la poésie, écrit
Nietzsche, n’est pas extérieure au monde, comme une impossible chimère sortie du
cerveau d’un poète. Elle se veut exactement le contraire, l’expression sans fard de la
vérité, et c’est précisément pour cette raison qu’elle doit rejeter loin d’elle la parure
mensongère de la prétendue réalité de l’homme civilisé. Entre cette vérité proprement
naturelle et cette civilisation de mensonge qui prétend à la seule réalité, le contraste est ici
le même qu’entre l’éternel noyau des choses, la chose en soi, et l’ensemble du monde