Pigeard de Gurbert 1 Colles Première Supérieure Gay-Lussac Cours commun / Oral 2012-2013 LE MENSONGE 1) Proust, Un amour de Swann C’est poussé par la jalousie que Swann espionne Odette alors qu’elle vient de le congédier, prétextant la fatigue, sans doute pour retrouver son amant, s’inquiète-t-il. Ce n’est pas on ne sait quelle décision délibérée de savoir mais bien « le tourment qui l’avait forcé de sortir de chez lui », écrit Proust dans Un amour de Swann. Le jaloux ne se dit pas « je veux savoir » mais plutôt « il faut que je sache », et ce « il faut », c’est la force de la nécessité contre laquelle on ne peut rien. Cette volonté incoercible de savoir qui ronge le jaloux et qui n’a pas de motif rationnel (une fin librement choisie en conscience) mais un mobile affectif (une cause nécessaire qui agit dans notre dos et par laquelle nous sommes mus à notre insu), Proust l’appelle justement une « passion de la vérité » [la conscience]. Le « personnage conceptuel » du jaloux, comme diraient Deleuze et Guattari (dans Qu’est-ce que la philosophie ?), substitue à l’image du philosophe ami du savoir, le concept du philosophe amoureux du savoir. Deleuze conteste que dans « philosophie » il y ait « ami » : le jaloux n’est pas l’ami de ce savoir qui le blesse mais qu’il ne peut s’empêcher de chercher. De même, le philosophe subit la violence d’un affect qui le force à penser. Le personnage conceptuel du jaloux permet ainsi de redéfinir la philosophie en posant le problème : « Qui cherche la vérité ? C’est le jaloux, sous la pression des mensonges de l’aimé […] Le tort de la philosophie, c’est de présupposer en nous une bonne volonté de penser […] Aussi la philosophie n’arrive-t-elle qu’à des vérités abstraites, qui ne compromettent personne et ne bouleversent pas » (Deleuze, Proust et les signes, 1ère partie, chap. 2). La philosophie commence pour de bon comme une histoire d’amour : par la rencontre contrainte et forcée de l’altérité. Pigeard de Gurbert 2 Colles 2) Sartre, L’être et le néant, 1ère partie, chap. 2 : mauvaise foi et mensonge « Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une idée déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à soi-même que l'on se masque la vérité. Ainsi la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici. La mauvaise foi implique au contraire l'unité d'une conscience. » Toutes les fois que nous disons « je voudrais bien mais je ne peux pas », nous tentons d’échapper à cette angoisse : être libre. La mauvaise foi est ce mensonge que nous nous faisons à nous-mêmes en dissimulant notre liberté sous une essence. Elle consiste à s’inventer un être pour échapper à son néant. Mais la mauvaise foi ne parvient pas à éliminer la conscience de notre liberté. En effet, si je cherche à me cacher à moi-même ma liberté, c’est bien que je suis conscient d’être libre [la conscience]. La mauvaise foi a ceci de commun avec le mensonge qu’elle suppose la connaissance de la vérité. Il faut connaître la vérité pour pouvoir la dissimuler. Mais ce qui distingue la mauvaise foi du mensonge, c’est que le mensonge s’adresse aux autres, alors que dans la mauvaise foi c’est à moi-même que je tente de faire accroire que je ne suis pas libre. 3) Parler = mentir (dire autre chose que ce qui est Il faut distinguer le langage proprement dit, qui n’appartient qu’à l’homme, et les communications animales. Ces dernières se caractérisent par la « fixité du contenu » exprimé et par la « transmission unilatérale » du message, comme le remarque Benveniste dans un article intitulé « Communication animale et langage humain » (repris dans Problèmes de linguistique générale, tome I, chap. V). Benveniste déclare, à propos du prétendu « langage » des abeilles : « ce n’est pas un langage, c’est un code de signaux ». Certes, les danses des abeilles mettent en œuvre un symbolisme véritable, bien que rudimentaire, dans la mesure où entre les mouvements et ce qu’ils désignent (distance, direction) « il y a bien correspondance conventionnelle » souligne Benveniste. Par conséquent, ce n’est pas ce rapport conventionnel qui constitue l’essence du langage propre à l’humain. Le langage constitue un système ouvert qui se caractérise par une puissance d’expression illimitée, à la différence des communications animales qui sont limitées à un contenu déterminé Pigeard de Gurbert 3 Colles à l’avance et une fois pour toutes. Par leurs danses, les abeilles ne sauraient signifier autre chose que la distance et la direction où se trouve la nourriture (pollen ou nectar). C’est sans doute admirable, mais cela n’a rien à voir avec les possibilités infinies du langage humain qui sait dire non seulement l’immense variété de ce qui est, mais encore et surtout l’infinie richesse de ce qui n’est pas : « la terre est bleue comme une orange », dit Eluard. Le langage se définit donc par la puissance de l’arbitraire, la possibilité de l’artifice, les prodiges du mensonge et les sortilèges de l’imagination. Les signaux émis par les animaux diffèrent radicalement des signes langagiers qui, seuls, ouvre l’homme à l’infinité des mondes qu’il se crée. 4) Nietzsche, La naissance de la tragédie, § 8 : L’art nous libère du mensonge de la culture Nietzsche a développé cette opposition entre la culture qui substitue au monde réel une représentation humaine subjective et l’art qui fait corps avec la présence réelle du monde, sous les espèces du satyre grec et du berger moderne : « La nature intouchée par la connaissance, encore verrouillée aux intrusions de la civilisation, voilà ce que le Grec apercevait dans son satyre » (La naissance de la tragédie, § 8). Le satyre, c’est l’homme véritable d’avant « l’homme de culture », lequel ne connaît plus que « cette somme d’illusions culturelles qui lui tient lieu de nature » (La naissance de la tragédie, § 8, première version, note 1, p. 347). Et Nietzsche de poursuivre : « Là en effet, l’image archétypale de l’homme était lavée de toutes les illusions de la civilisation ; là se dévoilait l’homme vrai, le satyre barbue en liesse de son dieu, devant qui l’homme civilisé se réduisait aux dimensions d’une mensongère caricature » (§ 8). Ce qu’il faut remarquer, c’est que cette présence de l’homme au monde, ou plus exactement cette coprésence de l’homme et du monde n’est pas une donnée immédiate mais création artistique. C’est tout le paradoxe de l’art que de créer le monde d’avant toute création : « La sphère de la poésie, écrit Nietzsche, n’est pas extérieure au monde, comme une impossible chimère sortie du cerveau d’un poète. Elle se veut exactement le contraire, l’expression sans fard de la vérité, et c’est précisément pour cette raison qu’elle doit rejeter loin d’elle la parure mensongère de la prétendue réalité de l’homme civilisé. Entre cette vérité proprement naturelle et cette civilisation de mensonge qui prétend à la seule réalité, le contraste est ici le même qu’entre l’éternel noyau des choses, la chose en soi, et l’ensemble du monde Pigeard de Gurbert 4 Colles phénoménal. » Le monde que produit la culture n’est qu’une représentation posée en face de l’homme à la façon d’un spectacle dont celui-ci est le spectateur impassible. Avec l’art au contraire le monde et l’homme ne font qu’un.