J’ai proposé, en m’appuyant sur un certain nombre de philosophes, l’idée suivante : la décision consiste à mettre fin à la
délibération, parce que la délibération ne génère pas d’elle-même sa propre fin. Pourquoi ? Parce que (et là je m’appuie
sur les travaux d’Elisabeth Anscombe et de Vincent Descombes) la délibération en tant que raisonnement pratique sur
ce qu’il est bon de faire, s’oppose au raisonnement théorique, dont le modèle est celui de la démonstration. Le propre du
raisonnement théorique est d’engendrer sa conclusion, avec l’idée que si les prémisses du raisonnement sont valides et
l’inférence correcte, la conclusion est nécessairement bonne. Le raisonnement pratique en revanche aboutit à une
conclusion, qui est l’action à entreprendre, sans pouvoir prétendre que c’est nécessairement la bonne conclusion, même
si les prémisses et le raisonnement sont valables. Pourquoi ? Parce qu’il est toujours possible qu’une prémisse ait été
oubliée : quand je raisonne, je peux aboutir à une conclusion (« faisons cela ») mais je peux découvrir que j’ai négligé de
considérer un aspect de la situation ou des fins que je poursuis. Comme la délibération n’engendre pas, d’elle-même, la
certitude qu’on est arrivé à la bonne conclusion, un deuxième mouvement doit intervenir qui consiste à mettre fin à la
délibération. Dans le cas d’une délibération individuelle, je peux me dire, « voilà, je n’ai plus le temps - ou j’ai assez
réfléchi -, je suis arrivé à telle conclusion, je ne vais pas passer à l’action tout de suite, ce sera pour demain, mais je
n’aurais pas besoin d’y re-réfléchir ». Entre aujourd’hui et demain je peux éventuellement changer d’avis, parce que je
me rends compte que j’ai oublié quelque chose, ou parce qu’un ami m’a inopinément donné un conseil, et que j’ai repris
ma délibération. Dans le cas d’une délibération individuelle, l’engagement que je prends à faire telle ou telle chose n’a
pas de valeur normative. Pourquoi devrais-je absolument faire ce que j’avais décidé hier, si maintenant cela ne me paraît
plus être une bonne décision ? En revanche quand une pluralité d’acteurs arrête une intention d’agir, il y a un
engagement, donc une décision. Le concept de décision emporte avec lui l’idée d’engagement. Ainsi la décision renvoie
à deux choses : c’est mettre fin à la délibération, et en même temps produire une obligation. La décision a une dimension
à la fois processuelle et normative. La délibération porte néanmoins en elle la possibilité de la reprise parce que
l’exercice de la raison à l’œuvre dans la délibération ouvre la possibilité de la reconnaissance d’une erreur. Prenons
l’exemple du débat de Mytilène lors de la guerre du Péloponnèse racontée par Thucydide : une première assemblée
décide de tuer tous les habitants de Mytilène ; puis il est décidé de reprendre la délibération, ce qui aboutit à une autre
décision.
Qu’est-ce qu’une « délibération individuelle », que vous appelez aussi « délibération intérieure » ?
On peut parler de délibération individuelle, de délibération intérieure, mais la délibération individuelle peut ne pas être
intérieure (je peux penser à haute voix). Il y a une délibération individuelle dès lors que j’envisage une action individuelle.
Aristote a relié délibération individuelle et délibération collective, puisqu’il utilisait pour les nommer le même terme, «
bouleusis » qui appartenait initialement au seul vocabulaire politique des assemblées.
À quel moment sait-on qu’une délibération s’arrête et que la décision est prise ?
Le concept fort de décision est nécessairement collectif, puisque s’il est individuel, il n’a pas de dimension normative (j’ai
arrêté de délibérer mais je peux reprendre cette délibération). Quand c’est collectif, il y a à la fois une dimension
institutionnelle et une dimension d’obligation. Institutionnelle parce que la délibération et la décision collective imposent
des règles acceptées : on sait que l’on va discuter, et qu’à la fin un dispositif mettra fin à la délibération, un vote par
exemple. Dans un tel cas, on utilisera une première règle d’expression des vœux (vote avec un bulletin, ou en levant la
main..), et une seconde, règle numérique qui agrège les vœux individuels, par exemple la règle de majorité, et ce faisant
permet de sélectionner une option. Il n’y a donc pas de décision collective sans règles. Elles permettent de déterminer
l’arrêt de la décision, de sélectionner une option, et conférer à ce qui est sélectionné une dimension d’obligation : on doit
le faire.
Puisque vous avez défini le lien entre délibération et décision, revenons un instant à la notion de choix.
Comment comprendre la différence entre « choix » et « décision » ?
Le choix est un exercice très cadré puisqu’on compare des options que l’on a figé. On peut d’ailleurs commencer à
comparer et se rendre compte qu’une option ne convient pas et la changer. S’il y a plusieurs options, le choix intervient
nécessairement dans la délibération. Choisir c’est sélectionner en comparant. La décision est autre chose, elle consiste à
mettre volontairement fin à la délibération et à donner à cette terminaison de la délibération le statut d’un arrêt qui oblige.
Cela n’est pas seulement le terme d’un processus et d’un exercice d’évaluation, cela a le statut de la production d’une
obligation.
Vous avez inventé le concept de « décision par consensus ? Pouvez-vous expliquer comment vous l’avez
inventé, révélé, identifié ?
J’ai repéré cette règle, que j’appelle maintenant règle de non opposition, dans la littérature scientifique, puis à travers des
enquêtes où j’observais comment des comités parvenaient à des décisions (autorisations de mise sur le marché de
médicaments, acquisitions d’œuvres d’art dans les Fonds Régionaux d’Art Contemporain). Repérer cette règle m’a obligé