L’Encéphale (2010) Supplément 5, S132–S135 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Récurrence dépressive chez la personne âgée : quel pronostic cognitif ? Recurrent depression in the elderly: what cognitive prognosis? M. Benoit Clinique de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, Pôle des Neurosciences Cliniques, CHU Pasteur, 30, Voie Romaine, 06002 Nice cedex 1, France MOTS CLÉS Dépression ; Récurrence ; Personne âgée ; Pronostic cognitive KEYWORDS Depression; Recurrence; Elderly; Cognitive prognosis Résumé Les maladies dépressives sont fréquemment l’expression de vulnérabilités psychologiques et neurologiques qu’elles peuvent induire ou aggraver à leur tour. L’évolution des épisodes dépressifs récurrents ou de longue durée peut être marquée par des déficits cognitifs de courte durée ou persistants, avec un risque de démence significativement augmenté. Le risque cognitif de la dépression soulève la question d’une physiopathologie partagée. Cela renforce l’importance du suivi prolongé des fonctions cognitives après un épisode dépressif tardif et après des récurrences dépressives dont la prévention est une priorité, notamment dans la deuxième partie de la vie. L’Encéphale, Paris, 2010. Summary Depressive disorders are currently the expression of psychological and neurological vulnerabilities, which may be induced or increased by depression. Recurrence or chronic course of depressive episodes is more frequently associated with short-term or persistent cognitive deficits, and may increase the risk of dementia. This raises the question of shared pathophysiological factors. It is of major importance to assess the evolution of cognitive functioning after late-onset depressive episodes or after multiple episodes. This is one of the main reasons to prevent recurrence of depression, especially in the second part of life. L’Encéphale, Paris, 2010. Les états dépressifs sont fréquents chez la personne âgée, et leur chronicité et/ou leur récidive sont plus fréquentes que chez l’adulte plus jeune [3, 9]. Ainsi, dans un grand échantillon de personnes âgées de plus de 56 ans suivies pendant 8 ans, une récurrence a été observée chez 27 % des patients pour les épisodes dépressifs majeurs et chez 65 % pour tout type de symptomatologie dépressive [11]. Si la question du pronostic évolutif de toute dépression est posée, la plus grande fréquence des détériorations * Correspondance. E-mail : [email protected] (M. Benoit) © L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés. cognitives après 60 ans fait réfléchir aux liens possibles entre les deux types de pathologies. Il est connu que les épisodes dépressifs de survenue tardive s’accompagnent plus souvent de déficits cognitifs [3]. L’importance et la possible irréversibilité des troubles cognitifs au cours de la dépression, leurs liens chronologiques avaient fait envisager des types d’associations spécifiques [7] : pseudodémence dépressive, syndrome démentiel de la dépression, pseudo-dépression démentielle, syndrome dépressif de la Récurrence dépressive chez la personne âgée : quel pronostic cognitif ? démence. Ces liens ne peuvent être appréhendés que s’ils s’appuient sur des modèles pronostiques physiopathologiques de la dépression. Alors que les pseudo-démences dépressives étaient considérées comme des épisodes dépressifs accompagnés de troubles cognitifs réversibles, ce dogme de la restitution cognitive tardive après guérison a été largement contredit par des études de cohorte [15]. On peut concevoir au moins trois modèles chronologiques de l’association dépression-détérioration cognitive : •les symptômes dépressifs pourraient être un prodrome de la maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées ; •la dépression pourrait être une conséquence de la démence ; •la maladie dépressive, chronique ou récidivante, serait un facteur de risque de la démence. Dépression et troubles cognitifs Différents facteurs de mauvais pronostic cognitif de la dépression ont été identifiés de façon hétérogène car les études longitudinales très prolongées sont rares (Tableau 1). Les épisodes dépressifs survenant après 50 ans sont plus souvent responsables de déficits cognitifs secondaires, et les troubles cognitifs sont aussi reconnus comme un facteur de chronicité et de récidive dépressive [12]. Les performances les plus altérées concernent des mécanismes d’organisation interne et un effort conscient, affectant en priorité la mémoire à court terme, la flexibilité mentale, la vitesse de traitement de l’information, le langage, les fonctions exécutives [5, 12]. Les états dépressifs de survenue tardive ont été reconnus comme un facteur de risque de développement ultérieur de maladie d’Alzheimer ou de maladie apparentée, d’autant plus lorsque le diagnostic de démence est porté dans les premières années suivant les premiers symptômes de dépression [8]. Ce risque de maladie d’Alzheimer reste élevé, multiplié par un facteur supérieur à deux, même lorsque le début de la démence survient 10 ans ou plus après le début des premiers symptômes dépressifs. Tableau 1 Principaux facteurs de risque de détérioration cognitive attribuables à la dépression - Faible niveau éducatif - Bas niveau cognitif de départ - Déficits cognitifs au cours des épisodes dépressifs - Maladie dépressive débutant après 50 ans - Épisodes dépressifs d’intensité sévère - Durée des épisodes non traités - Rémission partielle des épisodes, états sub-syndromiques chroniques - Anomalies cérébrales structurales ou fonctionnelles, notamment préfrontales - Lésions cérébro-vasculaires, « dépression vasculaire » S133 Ces observations pourraient correspondre à deux types de situations. Lorsque les états dépressifs sont observés dans les mois avant le diagnostic de démence, ils pourraient être considérés comme des prodromes de la maladie détériorative, alors que lorsqu’ils sont plus anciens ils pourraient être un facteur de risque indépendant ou un cofacteur. Dans cette dernière situation, il est important de savoir par quel mécanisme la dépression chronique et/ou récidivante pourrait être un facteur de risque de déficit cognitif durable. Il apparaît dans plusieurs études que ces déficits persistent plus fréquemment après rémission de l’état dépressif lorsqu’ils étaient plus sévères au début de l’évolution. Éléments de preuve d’une association dépression récurrente-détérioration cognitive La dépression étant considérée comme augmentant le risque de survenue de démence, il est important de savoir si ce lien est dû à la durée des épisodes dépressifs et/ou à leur récurrence. Dans une étude prospective, le risque relatif d’avoir au bout de 4 ans de suivi un score pathologique au Mini-Mental Test était retrouvé environ trois fois plus important chez les sujets ayant eu une dépression sévère chronique par rapport à ceux ayant eu une dépression plus légère [13]. Cette étude ne retrouvait pas de risque supérieur chez les personnes ayant fait des états dépressifs sévères épisodiques. D’autres études ont recherché si la récurrence dépressive favorisait en elle-même l’augmentation de l’incidence de détériorations cognitives. Dans une grande étude de dossiers de plus de 20 000 patients, il a été confirmé que le risque de diagnostic de démence à la fin du suivi hospitalier augmentait de 13 % après chaque épisode dépressif noté dans les antécédents [10]. Le risque augmentait significativement à partir du troisième épisode, mais de façon moins importante chez les patients souffrant de trouble bipolaire. Ce résultat a été récemment répliqué sur une étude ayant suivi des patients adultes pendant 24 ans, avec des augmentations de risque de même ampleur [6]. Ces recherches du lien entre récurrence des épisodes et déclin cognitif ont quelques biais. En raison du faible nombre d’études prospectives, elles ne permettent pas toujours de mettre en évidence si le risque cognitif est davantage lié au nombre d’épisodes, à leur âge de survenue, à la durée de vie passée en dépression. La mauvaise qualité de la rémission, attribuable ou non à la moindre efficience de la prise en charge, a été identifiée par quelques études longitudinales sur plusieurs années [12, 13]. On sait que la rémission partielle est aussi rattachable à la résistance de la dépression, à d’autres cofacteurs liés à l’individu ou à l’environnement, et qu’elle augmente le taux de récurrence. Ainsi, plusieurs éléments de l’histoire des maladies dépressives sont à prendre en compte, et la récurrence des épisodes pourrait les intégrer. De plus, la survenue de déficits cognitifs débutants s’accompagne fréquemment de troubles de l’adaptation à l’environnement, S134 de déficits fonctionnels et d’une baisse de la qualité de vie perçue qui augmentent par eux-mêmes le risque de rechute ou de récurrence dépressive. Physiopathologie des troubles cognitifs consécutifs aux épisodes dépressifs récurrents Les mécanismes par lesquels la récurrence est à risque cognitif sont multiples et interdépendants. Ainsi, certains travaux ont montré que des facteurs cérébro-vasculaires pouvaient se retrouver de façon comparable dans des formes de dépression à début précoce et à début tardif, et que les déficits neuropsychologiques pouvaient être aussi fréquents dans l’une et l’autre forme. Si des facteurs fonctionnels sont plus souvent retrouvés dans la physiopathologie des dépressions précoces, des facteurs structurels seraient plus fréquents dans les formes tardives, expliquant une pathogénie croisée avec les troubles cognitifs [1, 4]. La dépression prolongée et récurrente peut altérer le fonctionnement mais aussi la structure morphologique des hippocampes, structures temporales internes essentielles pour les processus de mémorisation de l’information. Ces altérations ont été mises en évidence sur des études reliant la réduction de la taille des hippocampes avec la durée de l’épisode dépressif [17]. Cette atteinte hippocampique pourrait être attribuable à une hypersécrétion de glucocorticoïdes et à une surexpression des récepteurs aux glucocorticoïdes dans ces régions [16]. Un effet de moindre réserve cognitive pourrait aussi s’exprimer dans ces conditions de vulnérabilité. Par ailleurs, il est probable que la baisse de stimulations cognitives en situation de ralentissement dépressif et d’isolement social majore les effets des précédents facteurs. Cela soulève l’hypothèse d’une accumulation d’atteintes fonctionnelles au fur et à mesure des épisodes, qui audelà d’un certain seuil dépendant des autres prédispositions individuelles et des adaptations de l’environnement (moindre stimulation, stigmatisation), créerait les conditions d’expression de la détérioration cognitive. Les lésions vasculaires fréquemment observées chez les personnes âgées, focalisées ou diffuses (leuco-araïose), sont un cofacteur important et ont fait reconnaître le concept de « dépression vasculaire » [1, 2]. Prévention de l’évolution détériorative de la dépression de la personne âgée La connaissance des conséquences potentiellement délétères de la dépression chronique et/ou récidivante renforce la nécessité d’atteindre les objectifs suivants : •la réduction de la durée des épisodes ; •l’obtention de la rémission la plus complète possible ; •la prévention des récidives. Le dépistage et le traitement précoce de la dépression peut améliorer le pronostic cognitif et l’adaptation à la vie M. Benoit quotidienne. Il a été par exemple, démontré que le maintien pendant deux ans du traitement antidépresseur après rémission est efficace pour cette prévention cognitive [14]. Enfin, le haut risque cognitif de ces patients doit faire éviter les médicaments à profil anticholinergique et benzodiazépinique, dont les effets délétères sur la mémoire sont depuis longtemps perçus. Conclusion Les liens étroits entre troubles de l’humeur et cognition jouent un rôle important dans le pronostic des épisodes dépressifs. La récidive et la chronicité de la dépression peuvent avoir des conséquences neurobiologiques et psychologiques qui altèrent les capacités d’adaptation de l’individu à son environnement, lequel en retour peut entretenir des conditions propices au maintien de la dépression. Inversement, la survenue de déficits cognitifs peut augmenter à son tour l’incidence des états dépressifs. Ces relations réciproques expliquent qu’il n’est pas possible de dissocier les facteurs de récidive dépressive de ceux favorisant une atteinte cognitive dans des périodes de la vie à risque, et notamment chez les personnes de plus de 60 ans. La physiopathologie de l’association entre trouble de l’humeur et trouble cognitif est complexe, faisant intervenir des facteurs neurobiologiques, psychopathologiques et environnementaux dont la séquence temporelle est à ce jour mal connue. Conflits d’intérêt M. B. : l’auteur n’a pas déclaré de conflit d’intérêt. Références [1]Alexopoulos GS, Meyers BS, Young RC, et al. “Vascular depression” hypothesis. Arch Gen Psychiatry 1997 ; 54 : 915-22. [2]Baldwin RC, Gallagley A, Gourlay M, et al. Prognosis of late life depression : a three-year cohort study of outcome and potential predictors. Int J Geriatr Psychiatry 2006 ; 21:57-63. 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