L’Encéphale (2009) Supplément 7, S269–S271 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Dépressions sévères : morbi-mortalité et suicides Severe depression : morbidity-mortality and suicide P. Hardy Univ Paris-Sud, U669, Le Kremlin Bicêtre, F-94276 ; AP-HP, Le Kremlin-Bicêtre, F-94275 ; INSERM, Paris, F-75679 Mots clés Dépression sévère ; Morbidité ; Mortalité ; Suicide ; Maladies cardiovasculaires KEYWORDS Severe depression ; Morbidity ; Mortality ; Suicide ; Cardiovascular diseases Résumé La sévérité des dépressions tient à leurs caractéristiques cliniques, mais aussi à leur impact en termes de mortalité et de morbidité. La dépression est la pathologie psychiatrique la plus fréquemment associée au suicide : son diagnostic est retrouvé dans près d’un cas sur deux et s’associe dans 85 % des cas à un autre trouble mental. Les dépressions cliniquement sévères ont par ailleurs un risque suicidaire à long terme 4 à 5 fois plus élevé que les dépressions d’intensité légère ou moyenne. Les dépressions sévères s’associent également à une surmortalité naturelle significative : en valeur absolue, celle-ci est comparable à la surmortalité suicidaire. Les maladies cardio-vasculaires, notamment coronariennes, sont particulièrement impliquées dans cette surmortalité naturelle. Ces données justifient le développement de la prévention et du dépistage de ces pathologies chez les patients déprimés. Abstract The severity of depression is related to its clinical features and also its impact in terms of morbidity and mortality. Depression is the most common psychiatric disorders associated with suicide and is found in almost one out of two cases, in 85 % of situations associated with another mental disorder. Clinically severe depression also has a 4 to 5 times higher long term risk of suicide than mild or moderate depression. Severe depression is also associated with significantly increased deaths from natural causes : in absolute terms this is similar to the additional mortality rate from suicide. Cardiovascular diseases, particularly coronary, are a particular feature of this increased cause of natural deaths. These findings justify the development of prevention and screening for these diseases in depressed patients. La sévérité évolutive des troubles dépressifs est pour partie liée à la surmortalité qui leur est attachée. Celle-ci est principalement attribuable aux décès par suicide, mais aussi aux décès de cause « naturelle », c’est-à-dire dus aux maladies somatiques. Elle est d’autant plus importante que le trouble dépressif est cliniquement sévère : d’après l’étude d’Ösby et al. [9], le Ratio de Mortalité Standardisé (RMS) des patients ayant été hospitalisés pour un trouble * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. dépressif unipolaire est de 2,0 (il est de 2,5 pour les patients bipolaires). Le risque suicidaire est multiplié par 20,9 chez les hommes et par 27,0 chez les femmes (par 15,0 et 22,4 chez les patients bipolaires), tandis que les décès de « cause naturelle » sont multipliés par 1,5 chez les hommes et par 1,6 chez les femmes (par 1,9 et 2,1 chez les bipolaires). En valeur absolue, l’excès de mortalité « naturelle » imputable aux troubles dépressifs est globalement compa- S270 rable à la surmortalité suicidaire (2 170 décès vs. 1 958 dans l’étude d’Ösby et al. [9]) : la surmortalité suicidaire est toutefois plus importante quantitativement que la surmortalité « naturelle » chez les hommes, l’inverse étant vrai chez les femmes. Considérés du point de vue des comorbidités entre pathologies organiques et troubles dépressifs, ces derniers ont un double rôle péjoratif : comme facteur de risque d’incidence de maladies somatiques et comme facteur de mauvais pronostic pour l’évolution de ces dernières. Ces deux effets contribuent à la surmortalité « naturelle » des dépressions. Suicide et dépression L’incidence du suicide chez les sujets déprimés varie avec la sévérité clinique du trouble : classiquement estimée à 15 % en cas de dépression sévère (patients hospitalisés), cette incidence apparaît réduite, de l’ordre de 6 %, lorsque sont pris en compte l’ensemble des troubles dépressifs. Réalisée en population générale, l’étude de cohorte de Lundby [2] montre ainsi qu’à très long terme le taux de suicide est de 5,6 à 6,8 % pour l’ensemble des déprimés. Il varie de 3,1 % à 13,7 % selon qu’il s’agit d’un Épisode Dépressif Majeur (EDM) de gravité moyenne ou d’un EDM sévère. Ce taux est en outre plus important chez les hommes que chez les femmes : il est de 20 % chez les hommes qui ont présenté une dépression sévère. Le risque suicidaire des patients unipolaires dépressifs apparaît par ailleurs comparable à celui des patients bipolaires [6]. Le poids des troubles dépressifs dans l’incidence des suicides est confirmé par les autopsies psychologiques. Les troubles de l’humeur dépressifs, voire bipolaires, sont ainsi les troubles mentaux les plus fréquemment retrouvés chez les suicidés (dans 43,2 % des cas selon la méta-analyse d’Arsenault-Lapierre et al. [1]). La vaste étude finlandaise réalisée en 1987-1988 demeure une étude de référence en la matière. Elle a montré que 59 % des suicidés présentaient un trouble dépressif lors de leur acte [7]. Le trouble dépressif n’est qu’exceptionnellement le seul facteur en cause. Ainsi, dans 85 % des cas la dépression majeure se trouvait associée une pathologie comorbide [8] : abus ou dépendance à l’alcool dans 28 % des cas (plus souvent chez les hommes), trouble de la personnalité dans 31 % des cas (plus souvent chez les plus jeunes), pathologie somatique cotée sur l’axe III dans 48 % des cas (plus souvent chez les sujets âgés). Seule une très faible minorité de ces suicidés (3 %) recevaient un traitement antidépresseur à dose adéquate. Le suicide étant un événement statistiquement rare, sa prédiction ne peut être qu’incertaine. Les études prospectives de patients déprimés ont toutefois permis d’identifier des facteurs de risque de suicide, dont seul un petit nombre peuvent être considérés comme robustes. Coryell [4] retient les facteurs de risque clinique suivants, dont il souligne la faible sensibilité et la faible spécificité : existence de tentatives de suicide antérieures ou de plans suicidaires, être du sexe masculin, être isolé ou vivre seul, être hospitalisé (sévérité de la dépression), présence de désespoir (« hopelessness »). Il identifie également deux facteurs P. Hardy de risques biologiques : une hyperactivité de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien et un déficit de la neurotransmission sérotoninergique. Dépression et maladies somatiques Troubles dépressifs et surmortalité « naturelle » La mortalité « naturelle » des troubles dépressifs sévères (patients ayant été hospitalisés) est plus élevée que la mortalité attendue [9]. Cette surmortalité est particulièrement marquée pour certaines maladies somatiques. En termes de risque relatif, il s’agit des maladies infectieuses, des maladies respiratoires et des maladies du système nerveux pour les deux sexes (RSM compris entre 1,8 et 2,5), mais aussi des maladies génito-urinaires pour les hommes et des maladies gastro-intestinales pour les femmes (RSM = 1,9 dans les deux cas). En termes quantitatifs, le plus grand nombre de décès excédentaires est dû aux maladies cardio-vasculaires (52 % de l’ensemble des décès « naturels » excédentaires chez les hommes, 47 % chez les femmes), aux maladies respiratoires (14 % et 15 %) et aux maladies cérébro-vasculaires (9 % et 12 %). L’hypothèse selon laquelle les sujets âgés déprimés pourraient être plus particulièrement exposés à cette surmortalité a été testée avec des résultats contradictoires. D’après Ryan et al. [11], une surmortalité naturelle n’est retrouvée que chez les sujets âgés souffrant de dépression sévère, ceci étant conditionné par la prescription d’antidépresseur chez l’homme et par l’absence de prescription d’antidépresseur chez la femme. De nombreux facteurs ont été proposés pour expliquer cette surmortalité. Outre un taux de suicide élevé, ces facteurs incluent des comportements à risque pour la santé (tabagisme, consommation d’alcool, alimentation déséquilibrée), des réactions psychologiques inadaptées lors de la survenue d’une maladie somatique, des perturbations biologiques (hyperactivité de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, dysrégulations neuro-immunitaires, dysrégulation du système sympathique-adrénergique) et une mauvaise adhésion aux traitements [5]. Dépression comme facteur de risque de morbidité somatique L’évaluation de l’impact des troubles dépressifs sur l’incidence des maladies somatiques est méthodologiquement plus complexe que les études de mortalité. Elle est de ce fait peu documentée, même si certains travaux ont pu confirmer le rôle de la dépression comme facteur de risque de survenue de certaines maladies spécifiques. C’est notamment le cas pour les maladies cardiovasculaires et plus particulièrement pour les coronaropathies. La méta-analyse de Nicholson et al. [10] a porté sur 21 de ces études. Elle montre que le risque relatif pour un sujet déprimé de développer une coronaropathie est multiplié par 1.81 (IC à 95 % = 1,53-2,15). Onze de ces études ont permis de contrôler l’effet des facteurs de risque coronariens classiques : le risque relatif passe ainsi de 2,08 (1,69-2,55) avant contrôle à 1,90 (1,49-2,42) après contrôle. Dépressions sévères : morbi-mortalité et suicides Dépression comme facteur pronostique : facteur de mortalité des maladies somatiques De nombreux travaux témoignent du fait que les troubles dépressifs caractérisés et même les troubles sub-syndromiques sont associés à une surmortalité chez les patients souffrant d’une maladie somatique. Beaucoup de ces travaux ont été réalisés dans des populations de patients hospitalisés dans des services de médecine et/ou dans des populations de sujets âgés, où ce type de comorbidité est particulièrement fréquent mais où la surmortalité liée à la dépression n’est pas confirmée par toutes les études. Le plus grand nombre de travaux a été consacré au pronostic de l’infarctus du myocarde. La méta-analyse de Nicholson et al. [10] a porté sur 34 études. Elle montre que le risque relatif de décès est multiplié par 1,80 (1,50-2,15) en cas de dépression post-infarctus. Huit de ces études ont permis d’ajuster les résultats en fonction de la fonction ventriculaire gauche : initialement calculé à 2,18 (1,58-2,99), le risque relatif est légèrement réduit à 1,53 (1,11-2,10) après contrôle. Les troubles dépressifs sous toutes leurs formes représentent ainsi un facteur de risque d’incidence et de mortalité pour les coronaropathies. Il est indépendant des facteurs de risque classiques et reste significatif pour les dépressions sub-syndromiques. Il existe toutefois une relation « doseeffet » entre le nombre de symptômes dépressifs et le risque de morbidité ou de mortalité coronarienne. Conclusion Les troubles dépressifs sont le principal facteur clinique de mortalité suicidaire, notamment lorsqu’ils sont sévères. Ce constat, conjugué à l’observation d’une inadéquation des traitements chez la grande majorité des suicidés déprimés, justifie de placer la prise en charge des troubles dépressifs au cœur de la prévention du suicide. Les troubles dépressifs sévères sont également un important facteur de morbidité et de mortalité somatique, notam- S271 ment coronarienne. Ceci soulève d’importantes questions sur les liens étiopathogéniques existant entre ces deux types de maladies, mais aussi sur les stratégies antidépressives les plus adaptées à ces situations et leur impact en termes d’amélioration du pronostic et de la qualité de vie des patients [3]. Ces données justifient quoi qu’il en soit le développement de la prévention et du dépistage de ces pathologies chez les patients déprimés. Références [1]Arsenault-Lapierre G, Kim C, Turecki G. Psychiatric diagnoses in 3 275 suicides : a meta-analysis. BMC Psychiatry 2004 ; 4 : 37. [2]Brådvik L, Mattisson C, Bogren M et al. Long-term suicide risk of depression in the Lundby cohort 1947-1997- severity and gender. Acta Psychiatr Scand 2008 ; 117 : 185-191. [3]Carney RM, Freedland KE. Depression and coronary heart disease : more pieces of the puzzle. Am J Psychiatry 2007 ; 164 : 1307-1309. [4]Coryell WH. Clinical assessment of suicide risk in depressive disorder. CNS Spectr 2006 ; 11 : 455-461. [5]Cuijpers P, Schoevers RA. Increased mortality in depressive disorders : a review. Curr Psychiatry Rep 2004 ; 6 : 430-437. [6]Fiedorowicz JG, Leon AC, Keller MB et al. Do risk factors for suicidal behavior differ by affective disorder polarity ? Psychol Med 2009 ; 39 : 763-71. [7]Henriksson MM, Aro HM, Marttunen MJ et al. Mental disorders and comorbidity in suicide. Am J Psychiatry 1993 ; 150 : 935-940. [8]Isometsä ET, Henriksson MM, Aro HM et al. Suicide in major depression. Am J Psychiatry 1994 ; 151 : 530-536. [9]Ösby U, Brandt L, Correia N et al. Excess mortality in bipolar and unipolar disorder in Sweden. Arch Gen Psychiatry 2001 ; 58 : 844-850. [10]Nicholson A, Kuper H, Hemingway H. Depression as an aetiologic and prognostic factor in coronary heart disease : a metaanalysis of 6 362 events among 146 538 participants in 54 observational studies. Eur Heart J 2006 ; 27 : 2763-2774. [11]Ryan J, Carriere I, Ritchie K et al. Late-life depression and mortality : influence of gender and antidepressant use. Br J Psychiatry 2008 ; 192 : 12-18.