L’Encéphale, 2007 ;
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179-87 Escitalopram et Citalopram : le rôle inattendu de l’énantiomère R
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d’axe de symétrie. Les énantiomères sont donc l’expres-
sion de la même molécule mais sous des formes tridimen-
sionnelles distinctes, par rotation autour de cet axe de dis-
symétrie
(figure 2)
. L’image la plus simple pour illustrer ce
phénomène est celui des mains : les deux mains ont la
même structure, elles ne sont pour autant pas superpo-
sables, l’une étant l’image en miroir de l’autre.
Il n’est pas facile de distinguer les deux énantiomères.
On peut utiliser la propriété qu’ils ont de dévier la lumière
polarisée : c’est la base de la nomenclature de Fischer.
Le sens de la déviation est opposé pour les deux
énantiomères : le D, dextrogyre ou (+), dévie le plan des
rayons polarisés vers la droite et le L, lévogyre ou (–), dévie
ce plan vers la gauche. Le système de classification de
Cahn-Ingold-Prelog utilise un mode d’écriture de la molé-
cule chirale plus complexe, basé sur un ordonnancement
des atomes liés à l’atome chiral selon leur masse atomi-
que. Par jeu de conventions de lecture successives, deux
sens de décroissance de masse s’observent : un dans le
sens horaire, ou R (pour droit), et un autre opposé, dans
le sens anti-horaire ou S (pour gauche).
La chiralité se rencontre autant dans la chimie de syn-
thèse que dans la chimie organique naturelle. Par exem-
ple, les acides aminés utilisés par le métabolisme humain,
à l’exception de la glycine, sont des isomères L. De même
seul l’énantiomère L de la vitamine C (acide ascorbique)
est absorbé par l’intestin.
En pharmacologie aussi, certains énantiomères peu-
vent présenter des propriétés non totalement superposa-
bles. Un des énantiomères peut être actif alors que l’autre
est neutre. Pour d’autres molécules, un des énantiomères
aura une action pharmacologique d’une telle spécificité
qu’il y aura peu d’effets indésirables alors que l’autre énan-
tiomère aura des effets plus variés et sera limité par sa
mauvaise tolérance. C’est le cas de la fluoxétine. Cet anti-
dépresseur est en fait un racémique, mélange de deux
énantiomères S et R. La R-fluoxétine a été séparée puis
développée comme antidépresseur étant donné son
avantage pharmacocinétique : une demi-vie nettement
plus courte de ses métabolites actifs que ceux de l’énan-
tiomère S, laissant augurer une plus grande flexibilité dans
l’adaptation posologique. Mais la R-fluoxétine s’est avé-
rée toxique pour le myocarde du fait de l’allongement de
la repolarisation ventriculaire qu’elle induit. Son dévelop-
pement a été suspendu. Enfin, plus rarement, un énan-
tiomère peut se révéler avoir un effet opposé à son image
miroir. Le picénadol est un analgésique morphinomiméti-
que grâce à ses propriétés agonistes des récepteurs
µ
et
δ
aux opiacés. C’est un racémique, mélange de deux iso-
mères, le (+)-picénadol et le (–)-picénadol. L’isomère (+)
est un agoniste des récepteurs opiacés, et donc un anal-
gésique puissant tandis que l’isomère (–) est antagoniste
et limite l’efficacité antinociceptive de l’isomère (+). C’est
dans cette même catégorie que se situe le citalopram avec
ses deux énantiomères, le S-citalopram (développé sous
l’appellation DCI d’escitalopram) et le R-citalopram.
H. Lundbeck A/S, le laboratoire ayant découvert et
développé le citalopram, a réussi la mise au point d’une
méthode industrielle de séparation des deux stéréo-iso-
mères, ou énantiomères, celui à rotation anti-horaire
– énantiomère S ou escitalopram – et celui à rotation
horaire – énantiomère R ou R-citalopram –. Cela a permis
d’analyser les propriétés de chacun des énantiomères pris
séparément. De ces études est apparu le fait que les deux
énantiomères n’étaient pas équivalents pharmacologi-
quement, et que seul l’un d’eux détenait les propriétés anti-
dépressives. Mais, plus encore, l’autre pouvait s’avérer
néfaste à l’efficacité thérapeutique du premier. L’énantio-
mère actif a fait l’objet d’un développement propre comme
traitement de la dépression afin de déterminer s’il permet-
tait d’améliorer le bénéfice par rapport au racémique,
aussi bien en terme d’efficacité que de tolérance. Les
résultats des études précliniques et cliniques confirment
que le but est atteint (2). Des explorations précliniques
complémentaires ont été menées afin d’expliciter les rai-
sons de ce phénomène.
ACTIVITÉ ISRS DU CITALOPRAM RÉSIDE BIEN
DANS L’ÉNANTIOMÈRE S
L’effet antidépresseur du citalopram s’exerçant essen-
tiellement par l’inhibition du transporteur de la sérotonine*,
son affinité pour ce transporteur a été comparée à celle
de ses énantiomères. Les tests d’affinité établissent la pro-
pension d’une molécule à reconnaître sa cible mais ils ne
FIG. 2. —
Configuration des stéréo-isomères ou énantiomères
autour du carbone chiral : exemple de l’alanine.
H
C
COOH
CH3
NH2
D’un côté du plan déterminé par les groupes C, H et NH2
De l’autre côté du plan déterminé par les groupes C, H et NH2
* Cette affirmation doit être nuancée, selon l’article de Fabre et
Hamon (2), par l’hypothèse d’un rôle des récepteurs sigma dans
les effets antidépresseurs de certains composés. Une affinité pour
les récepteurs sigma 1 est notée avec la fluvoxamine, la sertraline
et l’escitalopram. Pour l’escitalopram, cette affinité est biochimi-
quement non négligeable, le K
i
étant de l’ordre de 0,1
µ
m (10).