Spécificités épidémiologiques et cliniques des dépressions chez la Femme

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Spécificités épidémiologiques et cliniques des dépressions
chez la Femme
E. CORRUBLE (1)
Seront successivement abordés les aspects épidémiologiques, cliniques, avant d’envisager les hypothèses
explicatives.
ASPECTS ÉPIDÉMIOLOGIQUES
Il existe indiscutablement une plus grande fréquence
des troubles dépressifs et anxieux chez la femme, particulièrement d’épisodes dépressifs caractérisés, de dysthymies, de troubles thymiques à caractère saisonnier,
mais également de trouble panique, de phobie sociale, et
d’anxiété généralisée. Le seul trouble thymique pour
lequel il n’existe pas de différence de prévalence entre
l’homme et la femme est le trouble bipolaire (tableau I).
TABLEAU I. — Études NCS et ECA : prévalence « vie entière »
des troubles dépressifs et anxieux chez la Femme
et chez l’Homme
Femmes Hommes
Épisodes Dépressifs Majeurs
21,3 %
12,7 %
Dysthymies
8,0 %
4,8 %
Trouble bipolaire I
0,9 %
0,7 %
Trouble bipolaire II
0,5 %
0,4 %
Trouble thymique avec caractéristiques
saisonnières
6,3 %
1,0 %
Trouble panique
5,0 %
2,0 %
Phobie sociale
15,5 %
11,1 %
Trouble anxiété généralisée
6,6 %
3,6 %
tif multiplié par deux pour la survenue d’épisodes dépressifs majeurs, c’est-à-dire caractérisés chez la femme : la
prévalence sur une année des épisodes dépressifs
majeurs est, dans cette étude, de 6,9 % chez la femme
et de 3,6 % chez l’homme, et la prévalence sur la vie
entière de 17,1 % chez la femme et de 9,1 % chez
l’homme (3).
Il est intéressant de constater que la cinétique d’apparition des différences de prévalence est particulière. Les
prévalences ne sont pas différentes d’un genre à l’autre
chez l’enfant. C’est au cours de l’adolescence que ces différences de prévalence se constituent, pour ensuite se
stabiliser durant la période de vie adulte, ces données
étant confirmées par de nombreuses études.
ASPECTS CLINIQUES
Seront envisagés le moment de survenue, la présentation symptomatique et l’évolution.
Moment de survenue
Certaines dépressions surviennent à des moments particuliers de la vie de la femme, comme les dépressions du
post-partum, ou celles de la ménopause. Mais, il ne semble pas exister de réelles spécificités symptomatiques ou
cliniques de ces épisodes dépressifs, en dehors de leur
moment de survenue.
Présentation symptomatique
Ces résultats ont été confirmés récemment par ceux de
l’étude épidémiologique nord-américaine « National Epidemiological Study on Alcohol and Related Conditions »
(étude NESARC), qui a porté sur 43 000 sujets adultes de
la population générale. Cette étude montre un risque rela-
On peut également s’interroger sur une présentation
symptomatique spécifique des épisodes dépressifs de la
femme. On choisira les exemples de l’humeur dépressive,
des plaintes douloureuses, et de la symptomatologie suicidaire.
(1) Faculté de Médecine Paris Sud – INSERM U669, Service de Psychiatrie du Pr Hardy – CHU de Bicêtre (AP-HP), 78, rue du Général
Leclerc, 94270 Le Kremlin Bicêtre, France.
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L’Encéphale, 2006 ; 32 : 564-7, cahier 3
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Concernant l’humeur dépressive, il est établi que les
femmes ressentent et expriment davantage que les hommes leur humeur dépressive ; des données publiées dans
les années 70 montrent que cette différence est d’autant
plus marquée que l’on considère des sujets mariés par
rapport à des sujets non mariés.
Pour ce qui est des plaintes douloureuses, il existe également des différences entre femmes et hommes en particulier chez des patients déprimés hospitalisés : les femmes exprimeraient davantage de céphalées et de
précordialgies, tandis que les hommes exprimeraient
davantage de myalgies et de paresthésies (1). Ces données peuvent être lues à la lumière de modèles d’idéaux
sociaux : modèles d’externalisation chez l’homme, et
modèles d’internalisation chez la femme.
Des données récentes à propos de la symptomatologie
suicidaire (étude NESARC) montrent que les taux de tentatives de suicide, d’idées de suicide, de désir de mort, ou
de pensées de mort chez les sujets déprimés ne sont pas
significativement différents chez les hommes et chez les
femmes (3) (tableau II).
TABLEAU II. — Étude NESARC : fréquence
de la symptomatologie suicidaire (d’après 3).
Femmes Hommes
(n = 579) (n = 832)
Tentatives de suicide
9,3 %
7,9 %
Idées suicidaires récurrentes
35,5 %
38,2 %
Désir de mort
22,9 %
21,3 %
Pensées de mort
31,5 %
33,9 %
Ces données sont intéressantes car elles vont à
l’encontre de données classiques à propos des tentatives
de suicide, pour lesquelles on mettait en avant une prépondérance féminine.
Ainsi, en termes de présentation symptomatique, il
semble donc que les différences concernent davantage
la plainte dépressive, c’est-à-dire l’expression des symptômes que le contenu symptomatique lui-même.
Évolution
Trouble dépressif majeur unipolaire
Il n’existe pas de différences nettes entre femmes et
hommes, notamment pour l’âge de début, le nombre d’épisodes dépressifs au cours de la vie, la durée des épisodes
dépressifs, le risque de chronicité, ou le risque de récurrence (3).
En revanche, des différences existent en ce qui concerne le recours aux soins : si le taux d’hospitalisations et
l’âge du premier traitement ne diffèrent pas entre hommes
et femmes, la proportion de femmes traitées, quel que soit
le type de traitement, est plus importante que celle des
hommes (2/3 versus 1/3 dans l’étude NESARC).
Trouble bipolaire
Il existe des différences entre femmes et hommes. Le
trouble bipolaire de la femme est de début plus tardif que
celui de l’homme. Le premier épisode est plus souvent
dépressif ; on retrouve davantage d’épisodes dépressifs,
davantage de troubles à cycles rapides (70 à 80 % de femmes, particulièrement chez les bipolaires de type II présentant des dysthyroïdies), davantage d’épisodes mixtes,
davantage de manies dysphoriques, davantage d’alcoolisme secondaire, et davantage de recours aux soins (2).
Ainsi, comme dans le trouble unipolaire, il existe une plus
grande fréquence d’épisodes dépressifs et de recours aux
soins.
DES HYPOTHÈSES EXPLICATIVES ?
Parmi les hypothèses que l’on peut avancer pour expliquer les différences épidémiologiques et cliniques des
dépressions chez la femme et chez l’homme, certaines
sont plus contributives que d’autres.
Parmi les hypothèses peu contributives, on peut citer
l’hypothèse d’une origine génétique liée au chromosome X, de même que celle d’un rôle spécifique de l’éducation, avec une « surprotection » des filles par les
parents.
La référence à la place dans la société, aux rôles préférentiels, aux idéaux sociaux, qui diffèrent chez l’homme
et chez la femme (valorisation chez l’homme des comportements d’externalisation, comme les comportements de
production, la prise de responsabilités primaires axées
surtout sur l’économie, la raison et l’esprit ; valorisation
chez la femme des comportements d’internalisation, avec
une priorité donnée à la domesticité, à la nature, aux émotions, la prise de responsabilités primaires surtout axées
sur autrui) est intéressante, mais n’apporte pas non plus
de lumière à elle seule convaincante quant à l’origine des
différences entre hommes et femmes vis-à-vis de la
dépression.
Certains auteurs ont avancé que ces différences étaient
secondaires à la personnalité du sujet : ceci semble également une hypothèse peu contributive, de même que
celle qui rattache la prévalence dépressive plus élevée
chez la femme à une prévalence plus élevée de symptômes anxieux ou de troubles anxieux.
L’impact des événements de vie et des expériences
traumatiques ne semble enfin pas pouvoir rendre compte
de façon solide des différences hommes-femmes dans la
dépression.
Des travaux récents ont mis en avant des hypothèses
qui semblent sensiblement plus contributives pour expliquer les différences entre hommes et femmes face au risque de pathologies dépressives.
Le recours plus important aux soins chez les femmes
joue un rôle avéré, mais ce fait est insuffisant pour expliquer toutes les différences.
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Les hypothèses biologiques impliquent divers systèmes biochimiques. Les stéroïdes jouent certainement un
rôle, mais par des mécanismes qui semblent essentiellement indirects. De même, l’hypothèse d’un rôle important
de l’ocytocine est sans doute pertinente pour rendre
compte en partie des différences entre hommes et femmes.
Une autre hypothèse intéressante fait appel au phénomène d’amplification, les différences hommes-femmes se situant non pas dans la capacité à éprouver de
la tristesse, mais dans la façon dont les individus réagissent à la tristesse, dans leur capacité à développer un
authentique épisode dépressif lors des moments de tristesse. Face à la tristesse, les hommes réagissent davantage par des comportements d’externalisation ou de
distraction, les femmes par des phénomènes d’internalisation, des ruminations, une amplification de la tristesse, qui conduiraient plus volontiers à des syndromes
anxieux ou dépressifs.
Au vu de ces différents facteurs, il n’apparaît pas possible de penser les différences entre hommes et femmes
dans la dépression en termes de mécanismes uniquement
génétiques, uniquement biologiques, ou uniquement environnementaux ou psychologiques : les interactions entre
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ces différents facteurs jouent sans aucun doute un rôle
essentiel.
CONCLUSION
Il existe donc des différences épidémiologiques et cliniques entre femmes et hommes pour les dépressions.
Ces différences devraient nous inciter à mieux étudier les
implications de ces différences en termes thérapeutiques.
Références
1. CORRUBLE E, GUELFI JD. Pain complaints in depressed inpatients. Psychopathology 2000 ; 33 : 307-9.
2. GRANT BF, STINSON FS, HASIN DS et al. Prevalence, correlates,
and comorbidity of bipolar I disorder and axis I and II disorders :
results from the National Epidemiologic Survey on Alcohol and
Related Conditions. J Clin Psychiatry 2005 Oct ; 66 (10) : 1205-15.
3. HASIN DS, GOODWIN RD, STINSON FS et al. Epidemiology of
major depressive disorder : results from the National Epidemiologic
Survey on Alcoholism and Related Conditions. Arch Gen Psychiatry
2005 Oct ; 62 (10) : 1097-106.
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