La civilisation démocratique moderne l’affirme. Une société de progrès, une société qui a du sens est une société de
loisirs où le travail peut être réduit au minimum pour que les citoyens bénéficient de longs temps disponibles. La « vraie
vie » serait donc là, et la mission des politiques, des économistes, des hommes d’entreprises modernes et progressistes,
est d’inventer cette société où le travail est marginal et le temps libre la norme. « L’esprit de rente »» n’est donc pas
seulement le produit de rêves ou de calculs individuels, la société moderne démocratique en a fait son projet. La rente ne
doit plus être un privilège pour quelques-uns, mais un droit pour tous. Ceux qui rêvaient, il y a quelques décennies
encore, de renverser le capitalisme et d’abolir les rentes qu’ils jugeaient indûment versées aux aristocrates, aux
bourgeois ou aux capitalistes, ont été débordés par plus progressistes qu’eux : ceux qui proposent, au contraire, que la
rente soit généralisée. C’est toute la société qui doit devenir une société de loisirs, une société du temps libre.
Rappelons-nous les mots de Keynes : « le jour n’est pas éloigné où le problème économique sera refoulé à la place qui
lui revient : l’arrière-plan ; et où le champ de bataille de nos cœurs et de nos têtes sera occupé ou plutôt préoccupé par
de véritables problèmes, ceux de la vie et des relations entre les hommes, ceux des créations de l’esprit, ceux du
comportement… l’homme fera-t-il face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée
aux contraintes économiques ? ». Telle est l’espérance constante promise par les politiques, notamment après la
Seconde Guerre mondiale : le travail peut-être limité grâce aux machines, pour que soit fondée, pour tous, une société
de loisirs, de culture, de plaisirs et donc de liberté. Cet avenir radieux est une question de temps.Et c’est bien ce qu’a
tendanciellement cherché à réaliser la société occidentale depuis un siècle.
Comment s’est construit cette société de rente ?
Elle s’appuie sur une dynamique essentielle qui a parcouru le XX siècle : dans les pays occidentaux, nous produisons
e
aujourd’hui trois fois plus, tout en travaillant deux fois moins qu’en 1900. La différence a permis de généraliser le
versement de revenus de plus en plus déconnectés du travail. On pense bien évidemment à la mise en place de
l’assurance sociale a permis de garantir des revenus en cas de maladie, de chômage, de vieillesse, de pauvreté. Cette
logique de redistribution répond bien aux attentes naturelles de l’homme en matière de sécurité. C’est l’honneur de nos
sociétés d’être parvenues à un tel degré de solidarité.
Mais la généralisation de la rente n’a pas concerné seulement les revenus sociaux. Les revenus du capital sont devenus
des revenus de rente. En particulier, la société anonyme par actions, qui s’est généralisée à partir des années 1900, a
offert un support puissant pour l’économie de rente. Nous avons justement basculé dans une nouvelle ère à partir du
moment où le versement des retraites a été directement adossé aux revenus du capital. Ce basculement va s’opérer aux
Etats-Unis à l’occasion de deux « décisions obscures », apparemment négligeables et largement ignorées du public,
mais dont les effets vont se relever déterminants pour la suite. La première concerne les fonds de pension mis en place
par la plupart des entreprises pour gérer le financement de la retraite de leurs salariés. Visant la sécurité de l’épargne
collectée, l voté en 1974 va instaurer une séparation de gestion nette entre
’Employee Retirement Income Security Act
l’entreprise et son fonds de pension. Ne pouvant plus servir de levier d’autofinancement, le financement des retraites fut
déconnecté de chaque entreprise particulière pour se placer dans des portefeuilles d’entreprises cotées. Les
gestionnaires des fonds de pension, indépendants de leurs entreprises d’origine, ont désormais pour mission de
chercher des débouchés sûrs et rentables pour les flux d’épargne collectée auprès des salariés. Inexorablement, des
milliards de dollars sortirent des entreprises pour se disperser dans d’autres entreprises. La loi permit ainsi de réorienter
massivement l’épargne constituée en vue de la retraite vers un intermédiaire, le marché financier.
La seconde « décision obscure » est prise dans la foulée. Le 1 mai 1975, les opérations sur le
er
New York Stock
furent libéralisées. Jusqu’alors, ces commissions étaient fixes : quelle que soit la quantité d’actions achetées
Exchange
ou vendues, les courtiers recevaient un pourcentage invariable.Mais les fonds de pension se sont plaints que les
sommes considérables qu’ils plaçaient dorénavant sur le marché financier donnaient lieu à des commissions énormes au
bénéfice des intermédiaires. En permettant une libre fixation des commissions, la dérégulation du marché a eu ainsi pour
objectif d’encourager la concurrence de manière à faire baisser leur prix.Avec la concurrence, les intermédiaires devaient
désormais se battre pour assurer le meilleur prix, la meilleure qualité de l’information auprès de leurs clients, ce qui ne
pouvait qu’être favorable à ces derniers et encourager la créativité des services financiers.
Ces deux décisions obscures vont ouvrir des perspectives illimitées à l’intermédiation financière, donnant ainsi naissance
à une nouvelle industrie. Ce qu’on appelle aujourd’hui couramment « marchés financiers » renvoie en réalité à une
industrie de services financiers dont le fonctionnement, quelles que soient la complexité technique et la sophistication
des produits financiers, est très simple : elle transmute l’épargne en produits financiers (comme les SICAV, les fonds
communs de placement ou les produits d’assurances-vie) qu’elle place en capital ou en obligations des entreprises.
Comment les entreprises vont-elles accueillir cette nouvelle manne financière ?
Pour les entreprises américaines cotées, les nouvelles règles de financement de l’économie de la rente furent une
bénédiction : elles pouvaient, en effet, obtenir des financements sous forme de capital en émettant des actions