“ L’ Les médicaments, aussi, racontent des histoires

116 | La Lettre du Pharmacologue Vol. 29 - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2015
ÉDITORIAL
© La Lettre du Neurologue
Nerf & Muscle 2015;
XIX(10):314.
Pr André
Grimaldi
Service de diabétologie,
hôpital de la Pitié-Salpêtrière,
Paris.
Les médicaments, aussi, racontent
deshistoires
L’ homme nest pas qu’un être de raison vivant dans la réalité, c’est aussi un être
d’émotions vivant dans la représentation du réel. Or la maladie chronique
frappe toujours deuxfois, une fois dans le réel et une fois dans la représentation
duréel. Si bien que, souvent, le malade atteint d’une maladie chronique a deux maladies :
ilest malade et il est “malade d’être malade”.
Le médicament a lui aussi deuxvisages. Côté médical, cest, selon le Code de la
santé publique, “une substance présentant des propriétés curatives ou préventives
demaladies humaines ou animales… ou capables de restaurer, corriger ou modifier
lesfonctions physiologiques. Côté patient, c’est un objet de représentations diverses,
personnelles, dépendant de la raison mais aussi du vécu de la maladie actuelle,
de l’impact laissé par les événements de vie antérieurs, de la culture, de l’entourage,
descroyances, de la personnalité…
Ainsi, le médicament peut être identifié à la maladie et au traumatisme de l’annonce.
Si le déni de la maladie entraîne logiquement la non-prise deson traitement, la pensée
magique fait espérer que, en ne prenant pas le traitement, onpeut se débarrasser
delamaladie.
Je me souviens de cet aide-soignant diabétique de type2 parti vivre sa retraite
danssa Guyane natale, rapatrié en urgence pour commencer une dialyse rénale puis
subir une amputation de la jambe. Il navait pas oublié de mettre dans sa valise
un échantillon des plantes qui lui avaient permis, disait-il, “de guérir son diabète”.
Ilsouhaitait que jepuisse en faire profiter les autres patients de la Pitié-Salpêtrière.
Lemédicament peut être assimilé à un poison (pharmakon) ou, de façon plus moderne,
à un polluant ou àune drogue (“il se shoote à l’insuline !”). D’où les réductions
systématiques de doses, lesrituels de purge (“j’arrête systématiquement
mon traitement le week-end”) ou de “vacances thérapeutiques”, d’où le succès
desmédecines dites “douces” ou prétendues “naturelles”. Linjection d’insuline peut être
vécue comme une effraction pluriquotidienne de l’enveloppe du moi, si bien que
lespatients mis sous insuline disent bien souvent : “Avant, j’avais du diabète,
maintenant je suis diabétique.” Passer del’avoir à l’être suppose un travail d’acceptation
assimilé à un travail de deuil. Lesmédicaments ont aussi un nom, une couleur, un goût,
une odeur. “Lors de notre mariage, il ny avait pas de prêtre, juste des blouses blanches,
il n’y avait pas de fleurs, juste un nom de fleur : insuline” Les médicaments sont aussi
porteurs de souvenirs : “Ça me rappelle ma mère qui…, “Ça me rappelle mon père,
avant sa mort… Cest ainsi qu’une patiente diabétique de type2 me réclama
del’insuline, car elle trouvait que “lescomprimés, ça fait vieux !” Enfin, le médicament
peut être identifié au prescripteur ; le médicament comme “objet transitionnel”
(D. Winnicott), sorte de “doudou”, véritable concentré de médecin, part indissociable
du “médecin rede” (M. Balint). D’où l’importance de la relation de confiance, qui
suppose la compétence, l’indépendance etl’irremplaçabilité du médecin. “Ne dites pas
àmon médecin que je ne prends pas sesmédicaments, il est si gentil !”, demandait
unpatient atteint du sida à sa psychiatre !
0116_LPH 116 22/12/2015 10:12:09
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