CAS CLINIQUE Mots-clés UCNT – Cancer radio-induit – Chimiothérapie Keywords UCNT – Radiation-induced carcinoma – Chimiotherapy Carcinome radio-induit de la langue, secondaire au traitement d’un carcinome indifférencié du cavum Tongue cancer after primary radiotherapy for nasopharyngeal carcinoma A. Elboukhari*, M. Toiti*, K. Nadour*, N. Erami*, A. Eljalil*, A. Zouhair** L a première localisation des cancers des voies aéro-digestives supérieures est représentée au Maroc par le cancer du cavum. Il s’agit essentiellement de cancers indifférenciés (undifferentiated carcinoma of nasopharyngeal type [UCNT]) qui touchent les deux sexes avec une répartition bimodale : un premier pic de fréquence est constaté entre 10 et 25 ans, et un deuxième pic au-delà de 60 ans. Le traitement fait appel à la chimio-radiothérapie. Des tumeurs malignes secondaires, de type épidermoïde, survenant dans le champ d’irradiation ont été rapportées dans la littérature (1, 2). Le risque de développer un cancer de la langue après une radiothérapie pour cancer nasopharyngé était de 0,13 % par an, mais semble en augmentation (1). ◀ Figure 1. T D M du cavum en coupe coronale montrant le cancer du cavum infiltrant les parois postéro-supérieure et latérales avec lyse osseuse. Observation Il s’agit d’un patient âgé de 43 ans, traité en 1996 pour UCNT du cavum de stade III, infiltrant au scanner les parois postérosupérieure et latérales du rhinopharynx avec adénopathie cervicale gauche (figure 1). Le patient a reçu une chimiothérapie en 3 cures à base de cisplatine 100 mg/­m2 et épirubicine 70 mg/m2. Puis, une radiothérapie lui a été délivrée en 1 dose de 70 Gy sur le cavum et sur les aires ganglionnaires cervicales. Dix ans plus tard, dans le cadre du suivi post-thérapeutique, on a constaté l’apparition d’une tumeur bourgeonnante de la moitié gauche de la base de la langue, infiltrant la vallécule gauche, le sillon amygdaloglosse gauche et les muscles mylohyoïdien et génioglosse (figure 2). Cette lésion était isolée, sans adénopathie cervicale satellite, et le cavum était libre. L’étude histologique de la tumeur a permis le diagnostic de carcinome épidermoïde infiltrant, moyennement différencié. Le patient a refusé le traitement chirurgical, mais a accepté * Service ORL, hôpital militaire Mohamed-V de Rabat, Maroc. ** Service ORL, hôpital militaire Moulay-Ismaïl, Meknes, Maroc. 26 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 320 - janvier-février-mars 2010 ◀ Figure2. IRM en coupe sagittale montrant la tumeur de la base de la langue infiltrant le plancher buccal. CAS CLINIQUE une chimiothérapie, qui a commencé avec 4 cures à base de cisplatine à la dose de 60 mg/j pendant 3 jours et fluoro­uracile (5-FU) à la dose de 950 mg/j pendant 4 jours. Une nette amélioration clinique a été constatée, avec une régression importante de la masse tumorale ; seule une petite induration persistait à la palpation du lit tumoral. Trois mois plus tard, le patient est revenu pour une dysphagie et une réduction importante de la mobilité linguale. L’examen endobuccal a révélé une reprise évidente de l’évolution tumorale. Une deuxième série de 3 cures de chimiothérapie a été instaurée, à base de cisplatine (120 mg), docétaxel (130 mg) et 5-FU (1 700 mg) répartis sur 4 jours. Les suites ont été marquées par une altération importante de l’état général, avec une anémie sévère et une cachexie. Le patient est décédé dans les 2 mois qui ont suivi la fin de la chimiothérapie. Discussion Les effets carcinogènes de l’irradiation ionisante ont été décrits chez les survivants de l’attaque à la bombe atomique et chez les patients ayant reçu une radiothérapie. Le mécanisme exact dans la genèse tumorale reste encore mal connu (3). Les tumeurs secondaires survenant en territoire irradié sont rares. Dans les séries publiées, leur fréquence varie entre 0,15 et 0,75 % (1, 4). Tous les types tissulaires peuvent être transformés par l’irradiation (5) ; la radiosensibilité est différente selon l’organe irradié. Seule l’épidémiologie permet de révéler le risque de tumeurs radio-induites. Il n’y a pas actuellement de différence cytologique ni histologique entre une tumeur spontanée et une tumeur radioinduite (6). Au niveau des voies aérodigestives supérieures, la cavité buccale et l’oropharynx sont les plus touchés, avec une fréquence élevée des carcinomes de la base de la langue (1, 4). Les tumeurs secondaires radio-induites de la langue sont une complication exceptionnelle de la radiothérapie des UCNT. Elles surviennent en moyenne 10 ans après l’irradiation (1), et leur incidence augmente avec l’amélioration de la survie des patients après la radiothérapie d’un cancer du cavum. Ces tumeurs secondaires de la langue surviennent typiquement au niveau de la base de la langue après une dose d’irradiation significativement importante (estimée à environ 60 Gy). Une relation inverse entre la dose d’irradiation et la période de latence des cancers solides est en voie d’être établie pour les cancers secondaires de la langue (1). Le diagnostic histologique est parfois difficile à poser à cause de la fibrose et de la nécrose tumorale, et il est nécessaire de recourir à l’immunohistochimie pour affiner le diagnostic (2). Il s’agit le plus souvent d’un carcinome épidermoïde qui s’observe chez des sujets jeunes, sans aucun des facteurs de risque classiques des cancers des voies aérodigestives supérieures. L’origine radio-induite de la tumeur secondaire ne peut être confirmée que par une étude cytogénétique montrant beaucoup d’anomalies du caryotype avec délétions/réarrangements de gènes et mutations des gènes suppresseurs de tumeurs (2, 7). En effet, l’évolution la plus souvent observée dans la plupart des cancers radio-induits, excepté le cancer de la thyroïde, se fait selon un mode monosomique par perte de gènes suppresseurs de tumeurs (8, 9). Plusieurs facteurs de risque semblent influencer l’apparition de ces tumeurs secondaires, en particulier la dose d’irradiation, paramètre variable en fonction des organes irradiés, le type de chimiothérapie qui semble potentialiser l’effet de la radiothérapie, le jeune âge (les enfants sont particulièrement sensibles à la radio-oncogénèse) et une prédisposition génétique aux tumeurs multiples (2, 3). Le traitement des cancers secondaires de la langue diagnostiqués à un stade avancé donne de mauvais résultats. La chimiothérapie peut représenter une alternative thérapeutique à la chirurgie si le malade est inopérable ou s’il refuse l’intervention. Le pronostic est défavorable, la survie moyenne étant inférieure à 1 an (2). Le risque de radio-oncogenèse de la langue doit être minimisé en utilisant la radiothérapie moderne conformationnelle tridimensionnelle en l’absence d’un envahissement oropharyngé ou parapharyngé de l’UCNT (1). Le cancer radio-induit de la langue survenant après une longue période de latence, le suivi après radiothérapie ne doit subir aucune relâche afin d’aboutir au diagnostic dans les meilleurs délais. Conclusion Les tumeurs radio-induites de la langue secondaires à l’irradiation thérapeutique d’un cancer du cavum sont rares. Leur diagnostic est difficile et tardif. L’incidence croissante des complications inhabituelles des cancers du cavum impose le recours à des protocoles mieux adaptés utilisant, dans la mesure du possible, une chimiothérapie moins cancérigène et une radiothérapie conformationnelle. Le mauvais pronostic des tumeurs secondaires de la langue invite à établir une surveillance régulière prolongée après toute radiothérapie pour tumeur du cavum. ■ Références bibliographiques 1. Teo PML, Chan ATC, Leung SF et al. Increased incidence of tongue cancer after primary radiotherapy for nasopharyngeal carcinoma – the possibility of radiation carcinogenesis. Eur J Cancer 1999;35(2):219-25. 2. Boussen H, Kochbati L, Oueslati Z et al . Cancers métachrones après traitement des carcinomes indifférenciés du cavum. Ann Otolaryngol Chir CervicoFac 2004;121(5): 282-5. 3. Chauveinc L, Lefevre S, Malfoy B, Dutrillaux B. Actualités sur les tumeurs radio-induites : les études génétiques. Bull Cancer 2002; 89: 181-96. 4. Wang CC, Chen ML, Hsu KH et al. Second malignant tumors in patients with nasopharyngeal carcinoma and their association with Epstein-Barr virus. Int J Cancer 2000;87:228-31. 5. Chauveinc L, Giraud P, Dahnier S, Mounier N, Cosset JM. Les tumeurs solides induites par une radiothérapie : revue de la littérature et évaluation des risques. Cancer Radiother 1998;2:12-8. 6. Robinson E, Barderoma R, Rennert G, Neugut AL. A comparison of the clinical characteristics of second primary and single primary sarcoma: a population based study. J Surg Oncol 1992;50:263-6. 7. Sigurdson AJ, Irene MJ. Second cancer after radiotherapy: any evidence for radiation-induced genomic instability? Oncogene 2003;22:7018-27. 8. Chauveinc L, Dutrillaux A, Validire P et al. Cytogenetic study of eight new cases of radiation-induced solid tumors. Cancer Genet Cytogenet 1999;114:1-8. 9. Zattara-Cannoni H, Roll P, Figarella-Branger D et al. Cytogenetic study of six cases of radiation-induced meningiomas. Cancer Genet Cytogenet 2001;126:81-4. La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 320 - janvier-février-mars 2010 | 27