EDITORIAL
Psychanalyse (industrielle)
Thierry Trémine*
Dans son édition de 1980, le Harrap’s Shorter, dictionnaire anglais-
français, traduisait les termes Human engineering par « psychanalyse
(industrielle) » ! Cette bizarrerie semble avoir disparu des éditions
suivantes. Peut-être subsiste-t-elle dans certains logiciels de traduction auto-
matique... Imaginons, jusqu’à la caricature, ce que serait devenue cette « psy-
chanalyse (industrielle) ».
La psychanalyse (industrielle) s’appellerait maintenant management et se
situerait au cœur du fonctionnement de l’homo economicus, que ce soit dans
ses relations sociales ou vis-à-vis de ses contraintes, ses difficultés, ses symp-
tômes.
L’homo economicus a besoin d’être une totalité dans son fonctionnement,
c’est-à-dire qu’il investit toutes les facettes de l’ordinaire de la vie. Il nécessite
un vocabulaire universel, des idéaux applicables au plus ordinaire de la vie. On
tente de faire entrer dans l’ordinaire de la vie ce qui n’y était pas, la déraison, la
folie, et d’y appliquer les règles du management dans les relations interperson-
nelles comme à l’intérieur de soi-même. On doit apprendre à manager ses
symptômes.
L’ordinaire de la vie se prolonge ainsi jusque dans certains programmes de
soins, singulièrement de réhabilitation psychosociale, par les méthodes du
management. Celles-ci s’adressent d’abord à une élite, élite des schizophrènes
soignés par l’élite des psychiatres, qui définit la norme, c’est-à-dire ce qu’il
faut tenter d’atteindre. L’ensemble forme un nombre de traitements destinés à
une bio-élite, empruntant un vocabulaire particulier défini lors de réunions
d’experts autour d’un mot clé, un mot de passe, un mot fétiche. Le mot compte
bien plus que ce qui le définit ; le mot est une porte d’entrée dans la bio-élite. La
bio-élite est formée du côté des patients, à un moment donné de leur parcours –
ce n’est pas forcément pour la vie – par ceux qui vont notamment entrer dans
des protocoles. La bio-élite nécessite d’être compliant, de pouvoir donner sa
signature, de ne pas sortir du protocole, de ne pas être un incapable majeur, de
ne pas être sous contrainte de soins, etc.
Dans l’autre partie de l’élite, celle des experts, la bio-élite exige de ne pas être
pollué dans ses orientations par les patients qui ne font pas partie de la bio-élite,
quand bien même ils seraient largement majoritaires et formeraient l’ordinaire
* Rédacteur en chef.
L’Information psychiatrique 2007 ; 83 : 85-6
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 2 - FE
´VRIER 2007 85
doi: 10.1684/ipe.2007.0113
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de la psychiatrie, que l’on continuera d’appeler provisoirement communau-
taire ou du tout-venant.
La forme accomplie de la bio-élite se retrouve autour du protocole ou de sa
forme dégradée, le programme. Le protocole relève plutôt du domaine du
médicament, dans la définition de ses indications, avec les restrictions dans le
recrutement énoncées plus haut. Le programme s’adresse aux formes collecti-
ves de prise en charge où s’inscrit le médicament selon les règles du marketing.
La norme est définie par un vocabulaire adéquat et par ce fameux mot magique,
le mot de passe. En général, ce mot est bio-médical, il résume l’intégralité de la
pratique. Singulièrement un palier est un état que le patient et le thérapeute
doivent atteindre. Un cas clinique idéal peut aussi définir la norme, mais il doit
être organisé autour du mot clé fétichisé. Un mot fétiche perd au fur et à mesure
la définition de ses origines, il se suffit à lui-même et accompagne ensuite un
programme de soins, une thérapeutique ou un programme.
Si ce programme est présenté comme n’étant pas la panacée, il est toujours
accompagné d’une pointe de culpabilité pour ceux – patients et thérapeutes –
qui ne seraient pas à même d’atteindre normes et programmes bien définis,
bien qu’ils se disent : « sont-ce bien nos patients ? ». Il y a donc des patients
modèles qui seraient parfaitement compliants et des experts, eux aussi modèles
selon le fonctionnement habituel du management entreprenarial.
On ne sera pas étonné de retrouver ensuite dans les programmes de réhabilita-
tion psychosociale le vocabulaire du management : empowerment, coaching,
etc. Certes, on n’est pas encore atteint par le niveau des thérapeutiques new
age, programmation neurolinguistique, hypno-coaching ou rebirth, ou même
psycho-building pour être tout à fait californien, mais les valeurs dominantes
du management peuvent se propager jusque dans la gestion de la psychose, où
un patient parfaitement clivé saurait parfaitement gérer ses symptômes selon
les indications du psy-coach dans un programme donné. Après tout, on ne voit
pas pourquoi les patients ne pourraient pas bénéficier des valeurs dominantes
d’une entreprise si justes, si bonnes et si efficaces.
Notons que l’usage du terme management a été admis officiellement, après
avis de l’Académie française, en 1973, mais qu’il faut le prononcer chez nous
« manageument». L’Académie, dans sa grande sagesse, a voulu distinguer
management de ménagement, mot de l’ancien français dont les Anglais
s’étaient emparés lors des échanges langagiers intenses qui avaient caractérisé
la guerre de Cent ans. Le mot ménagement signifiait primitivement « gérer ses
biens avec habileté ». Avant sa francisation par décret, le terme américain
dérivé, management, était traduit par « maniement (d’un outil, des hommes) ».
Cette traduction est devenue désuète. CQFD.
T. Trémine
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 2 - FE
´VRIER 200786
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