ART DE SOIGNER
18 SANTÉ MENTALE | 201 | OCTOBRE 2015
Gwenaëlle DANIEL-LE BORGNE*,
Christelle MAILLARBAUX**
*Psychomotricienne, **Infirmière,
Centre de jour Eugen Bleuler, CH de Versailles.
La discordance est un symp-
tôme majeur de la schizophrénie, qui
peut s’exprimer corporellement, avec
une altération de l’unité de soi, voire des
angoisses de morcellement. Chez certains
patients, chaque partie du corps est
vécue indépendamment des autres : il y
a fragmentation du corps. On peut obser-
ver alors une désorganisation praxique,
majorée par les troubles de la régulation
tonique (liés en partie au traitement
neuroleptique). La mélodie kinétique
(harmonie du mouvement) est altérée.
De plus, les hallucinations sensorielles
et les délires à thématique corporelle
(par exemple les idées de modification ou
de transformation corporelles), viennent
encore ajouter à cette problématique,
tout comme parfois la prise de poids
importante liée au traitement (P. André,
T. Bénavides, F. Giromini, 2004 ; C. Dal
Bianco, 2012 ; V. Defiolles-Peltier, 2010
et 2012). Cette symptomatologie est
bien sûr plus ou moins présente selon
les patients.
LE CADRE DE LATELIER
« Vivre son corps » s’adresse à un groupe
fixe de 4 à 6 patients souffrant de
schizophrénie, adressés par le psychiatre
chef de service, après synthèse pluridisci-
plinaire. Il est encadré par la psychomo-
tricienne et l’infirmière référente.
L’objectif principal est d’aider ces patients
à se réapproprier leur corps, un corps
contenant et unifié, à la recherche d’une
véritable unité psychomotrice. Des objec-
tifs secondaires visent l’amélioration du
schéma corporel et de la conscience corpo-
relle (à travers notamment l’enrichissement
de l’expérience sensible), un meilleur
ajustement tonique, une meilleure régu-
lation tonico-émotionnelle. Cela favorise
ainsi le développement de la disponibilité
corporelle et de l’aisance motrice, pour
tendre vers la juste mélodie kinétique.
Le cadre de l’atelier doit être contenant,
il est donc fixe dans ses composantes
humaines (soignants et patients), tempo-
relles et spatiales. Il s’agit d’instaurer une
relation de confiance au sein du groupe et
de limiter l’angoisse. La ritualisation des
séances favorise également la structuration
temporelle et la planification, ce qui dimi-
nue l’angoisse inhérente à la nouveauté.
La permanence du groupe favorise
l’émergence d’une dynamique de groupe
et diminue la peur du regard et du juge-
ment de l’autre chez des patients qui y
sont particulièrement sensibles.
La schizophrénie impacte lourdement le vécu corporel :
angoisse de morcellement, troubles de la régulation
tonique… Un centre de jour a élaboré un atelier pour aider
les patients à retrouver une unité psychomotrice.
© Fotolia – Contrastwerkstatt.
Schizophrénie :
vivre son corps
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ART DE SOIGNER
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ART DE SOIGNER
20 SANTÉ MENTALE | 201 | OCTOBRE 2015
La mise à distance de ce vécu corporel,
à travers des temps d’échange et de ver-
balisation, aide à sa prise de conscience.
La psychomotricienne propose des exer-
cices dans le respect de la logique du
développement psychomoteur, selon
plusieurs axes théoriques (voir encadré
ci-dessous). Cela nécessite une adaptation
permanente et de l’imagination. Par leurs
remarques, les patients lui permettent de
se questionner sur sa pratique et de faire
évoluer l’atelier :
– Lorsqu’Annie, par exemple, explique :
« La respiration est en trois parties. Je ne
sens que celle du milieu qui respire »…
la psychomotricienne adapte sa présen-
tation des respirations basse, médiane
et des sommets, sans les dissocier, mais
vraiment comme une continuité pour
ne pas accentuer la segmentarisation
corporelle.
– Si elle observe qu’un des exercices est
vraiment très difficile pour un participant –
par exemple Julien qui rencontre beaucoup
de difficultés à décrire son positionnement
les yeux fermés –, elle ré-aborde ce point
par un autre biais lors d’une séance ulté-
rieure, tout en proposant des exercices qui
restent pertinents pour les autres membres
du groupe.
– Lorsque les patients font des remarques
ou des propositions sur les séances –
« C’était trop long », « trop difficile »,
« avec de la musique ce serait mieux »…
– elle en tient compte, pour qu’ils gardent
le plaisir de venir et comprennent qu’elle
est à leur écoute sans pour autant perdre
de vue ses objectifs.
Pour toutes ces raisons, il existe une
trame de séance, dont le contenu est
variable et modifiable en cours de séance
pour s’adapter au vécu de chacun. Chaque
cycle sera aussi différent, adapté selon
la dynamique de groupe. Il est difficile
de prévoir une progression fixe de toutes
les séances d’une session.
L’atelier dure 2 heures, une fois par
semaine, à jour et heure fixe, pendant
3 mois (durée habituelle des ateliers
thérapeutiques au centre de jour).
Une deuxième session de 3 mois est
généralement proposée, pour renforcer
les éléments de conscience corporelle
émergents.
L’activité se déroule dans la salle de
psychomotricité, qui est une pièce spa-
cieuse et lumineuse avec du matériel
adapté.
Notons encore que la constitution de
binômes lors de certains exercices offre
aux patients une certaine liberté au sein
du cadre, mais doit tout de même être
contenue, afin de faciliter, favoriser le
travail proposé.
DEUX INTERVENANTS
COMPLÉMENTAIRES
Les objectifs infirmiers sont de :
– favoriser l’émergence de la parole chez
les patients en leur demandant comment
ils ont vécu les différentes étapes de la
séance, quels ont été leurs ressentis et s’ils
renvoient à une expérience agréable ou non ;
– valoriser la parole ;
– encourager les échanges entre patients.
Avant la séance, l’infirmière et la psy-
chomotricienne font le point sur l’état
psychique des patients, afin d’orienter
le choix des exercices psychomoteurs,
et d’adapter les sollicitations soignantes.
Durant la séance, l’infirmière et les
patients se retrouvent face aux mêmes
exercices, chacun avec ses facilités
et difficultés, ce qui peut rassurer les
patients. Lors du temps de verbalisation,
la soignante partage son propre ressenti,
ses éventuelles difficultés dans la réali-
sation des consignes et ses stratégies
pour y répondre. Ceci afin de faciliter
l’expression du patient.
L’immersion dans la dynamique de la
séance et l’observation favorisent d’une
part le repérage symptomatique (anxiété,
retrait, suivi des consignes, difficultés à
rester immobile…) et d’autre part, l’écoute
du patient, la réassurance (proposition d’un
entretien infirmier individuel si besoin).
De son côté, la psychomotricienne est
garante du projet thérapeutique. Elle
instaure un véritable dialogue corporel, le
corps étant placé au centre de la relation
thérapeutique. Pendant les ateliers, elle
favorise l’apparition d’éprouvés corpo-
rels chez les patients, en privilégiant
l’émergence de plaisir dans l’action et/
ou la sensation.
Le travail de la conscience corporelle : bases théoriques
Au cours du développement psychomoteur de l’enfant, on observe 5 étapes dans la
construction du schéma corporel et de l’espace (G. Ponton):
Le centre et la périphérie (importance de l’enveloppe peau, limite soi-non soi, le dedans-le
dehors…)
Laxe crânio-sacré (le haut-le bas, apparition de la symétrie, avec des schèmes homologues puis
homolatéraux…)
– Le dialogue appui-repoussé (passage à la station debout, les trois plans de l’espace, conscience
de la verticale reliée au centre…)
– L’unité centrée et reliée (toutes les directions, sentiment d’unité et d’unicité…)
Cette construction du schéma corporel est liée à celle du sentiment de sécurité dans le
redressement (G. Ponton). On reconnaît 5 organisateurs à cette construction de la verticalité :
– La respiration (régulateur des émotions, ancrage de la posture, conscience corporelle unifiée…)
Le rassemblement dans l’enroulement (centration, unification du centre, unification de soi,
diminution de la sensation de morcellement…)
Le retournement autour de l’axe vertébral (mobilisation des ceintures scapulaires et pelviennes,
notion d’axe corporel, lien entre les trois plans de l’espace, l’unité du schéma corporel…)
Les appuis, le repoussé (ancrage au sol, renforcement de la confiance en soi et du sentiment
de sécurité…)
– Le regard (pose l’appui dans l’espace, ancrage de la reconnaissance…)
• Grâce aux travaux de Paillard J. (1971) et Berthoz A. (1997), on peut décrire 4 référentiels de
la conscience corporelle :
– Le référentiel géocentré (pesanteur, centration)
– Le référentiel autocentré (organisation des segments entre eux)
– Le référentiel exocentré (orientation dans l’espace euclidien)
– Le référentiel allocentré (se situer dans un environnement en mouvement)
• Enfin, on peut dire que l’unité de soi pré-existe à la structure, on la rejoint par la perception.
Lenfant se construit par « superposition », apparition de feuillets successifs (D. Anzieux, 1985)
(S. Robert-Ouvray, 2004) (B. Lesage, 2004), les 3 feuillets de l’unité de soi :
– Le feuillet « peau »
– Le feuillet « muscle »
– Le feuillet « os ».
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d’une séance à l’autre, afin que les patients
s’approprient les exercices et puissent, au
fur et mesure, affiner leurs perceptions.
Comme la psychomotricienne, et surtout
l’infirmière, effectuent également les mou-
vements, le patient peut se conforter dans
sa juste réalisation des consignes ou se
représenter l’action à réaliser pour concevoir
son projet moteur.
Ce temps s’effectue allongé sur le dos
et débute par la reprise des exercices de
respiration. Suit un travail de base qui
porte sur la conscience des appuis (dos et
bassin en particulier), dans l’immobilité
et le mouvement lent. En progressant
dans la session, d’autres éléments sont
proposés : retournement, enroulement,
repoussé, étirements, pressions corpo-
relles, percussions osseuses…
D’emblée les patients sont attentifs et
très concentrés, surtout dans la réalisation
des exercices. Le respect des consignes
corporelles reste cependant souvent
approximatif et nécessite une reformu-
lation. Les patients sont fréquemment
dans l’imitation et la vérification visuelle.
Progressivement, les exercices sont inté-
grés, et les patients se montrent plus
attentifs à leurs sensations. Là encore, le
simple fait de pouvoir être à l’écoute d’eux-
mêmes est plus important que leur ressenti
proprement dit. La psychomotricienne
leur propose tout de même des éléments
importants à percevoir au niveau de la
construction de la conscience corporelle.
– Le travail au sol est toujours suivi d’un
premier moment de mise en mots, qui peut
être l’occasion de précisions anatomiques,
avec présentation de planches et dessins.
– Temps dynamique
Nous arrivons à un temps plus ludique,
véritablement collectif. La dynamique de
groupe y est importante. Il s’agit davan-
tage d’un moment de vécu psychomoteur
que d’un temps de réflexion sur soi, qui
permet également de travailler le « Soi »
en relation avec l’environnement (humain
et matériel).
L’objet médiateur utilisé pour la première
séance de la session est souvent le ballon.
Un travail de la régulation tonique est
proposé, d’abord tourné vers soi avant
d’être tourné vers l’autre, dans un véritable
dialogue tonique. Des exercices individuels
sont proposés dans un premier temps
(serrer le ballon entre deux mains, deux
genoux, plus ou moins rapidement, plus
ou moins fortement…), puis des exercices
en binôme, voire davantage (face-à-face ou
côte-à-côte, ballon maintenu par une main
chacun ou entre les épaules, les bassins,
jeux de pression, de déplacement, yeux
ouverts ou fermés…)
Cette première séance permet d’obtenir de
nombreuses informations sur les patients :
qualité de la régulation tonique, écoute
de l’autre, engagement dans l’espace…
Les médiations utilisées varient ensuite
à chaque séance, en fonction des objec-
tifs psychomoteurs et de l’observation
des patients (jeux de miroir, expression
corporelle, exercices s’inspirant du taï-
chi-chuan, du mime…).
– Recentrage sur soi
De nouveau, le groupe se positionne en
cercle pour un rapide travail de respiration
et d’enroulement. Ce temps permet de
retrouver son calme, de se recentrer sur soi.
– Mot du ressenti
Chacun trouve un nouveau mot qualifiant
son ressenti et l’exprime au sein du groupe.
– Dessin de soi (voir page suivante)
Chacun cherche dans la salle un endroit
« où il se sent bien, où il peut être seul avec
lui-même », sans être gêné par le regard des
autres. La consigne est : « Dessinez-vous
tel que vous vous ressentez, debout, là,
maintenant. » Ces dessins reflètent une
part consciente et inconsciente de cha-
cun. Ils constituent une représentation du
patient à un instant et dans un contexte
bien précis. Pour ces patients, ces des-
sins sont une autre façon de penser leur
vécu et de l’exprimer. Si certains dessins
sont investis, expressifs, d’autres sont le
reflet d’une représentation standard. En
tant que soignants, ils nous permettent
aussi d’essayer de se représenter ce que
ressentent les patients atteints de schizo-
phrénie. Cependant, ils ne donnent pas
lieu à interprétation clinique.
Retour en mots
Ce dernier temps se déroule en 2 parties :
un temps de parole libre puis un temps
structuré par des questions sur les exer-
cices. Ces temps permettent de mettre
en lien vécu corporel et émotions, cette
association étant particulièrement difficile
à réaliser chez la personne atteinte de schi-
zophrénie. La dynamique de groupe aide
chacun à verbaliser son vécu et à échanger
autour de son expérience. L’écoute du
ressenti de l’autre peut favoriser la prise
de conscience de son propre ressenti, non
perçu ou identifié auparavant.
BILAN DE FIN DE SESSION
La dernière séance du cycle est plus
courte, sans temps dynamique, afin de
laisser un moment de parole plus important
SÉANCE TYPE
Chaque séance se déroule en 9 séquences.
– Mot du ressenti
En début et fin de séance, chacun donne
un mot pour exprimer son ressenti à cet
instant précis, que le groupe le reprend
en écho. « C’est un moment qui ancre
le participant dans la sensation et dans
le groupe : chacun a une place propre,
sensible, que le groupe lui reconnaît et
respecte » (M. Sabinot, 2010).
Certains participants emploient systéma-
tiquement les mêmes mots (avec ou sans
authenticité) : « Fatigué/tendu/lourd »
pour un patient, « motivé/détendu/relaxé/
satisfait » pour un autre. D’autres termes
surprennent et nécessitent quelques expli-
cations du patient : l’un utilise le mot
« bienséance » pour évoquer le fait d’être
bien dans son corps, un autre « agressivité »
pour signifier l’énergie positive, la force.
Des mots semblent plus directement liés
au vécu corporel de la séance : « étiré,
allongé » après un travail de la verticalité,
l’axialité, « Lourd » après un travail des
appuis, « Solide » après un travail autour
de l’os, « Chaleur » après un travail de
l’espace personnel et de l’espace intime.
Les participants signifient parfois une
évolution favorable en cours de séance :
« Agacé » en début d’atelier/« Apaisé » à
la fin, « perdu/boosté », « rouillée/déten-
due »… Ou au contraire une difficulté
liée à la séance : « Tranquillité » puis
« effort », « endormie » puis « crispée »…
Enfin, en fin de séance, certaines expres-
sions reviennent régulièrement, chez
presque tous les patients : « Détendu,
apaisé, relaxé, léger… »
– Temps autour de la respiration
Patients et soignants se mettent en cercle.
La psychomotricienne propose alors divers
exercices de prise de conscience de la
respiration.
Au fil des séances, ces exercices paraissent
de plus en plus accessibles aux patients :
ils sont mieux perçus et intégrés, et
peuvent même leur paraître naturels. La
finalité n’est cependant pas la réussite ou
l’échec, mais la prise de conscience de
cette respiration, de cet échange entre le
dehors et le dedans. La capacité d’écoute
de soi est tout aussi importante, sinon plus,
que le ressenti proprement dit.
Si quelques patients vivent ce travail
difficilement, beaucoup remarquent son
effet positif sur la sensation de détente.
– Temps au sol
Le travail au sol est essentiellement indi-
viduel, centré sur soi. Il est assez similaire
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åçé
è ê ë
íì î
Paul (dessins åàé) : Dans chaque dessin, Paul cherche à exprimer son ressenti. « Sensation de flux », sur le premier, puis « solide »
sur le deuxième. Nous l’avons questionné sur le troisième : « On dirait de l’électricité ? – Oui, mais sans que ce soit désagréable. »
Maria (dessins è(4 octobre 2013) à ê(6 février 2014)) : Ses dessins sont le reflet de son état général, sans lien avec le contenu de
la séance. Lors de la première séance et des périodes où elle présente des signes de mal-être, Maria dessine des silhouettes androgynes,
schématiques, sans visage. Le tracé est droit et symétrique. Lorsqu’elle semble aller mieux, elle dessine des silhouettes très féminines
et tout en courbes. Le visage est détaillé.
Charline (dessins ë et í): Cette patiente passe rapidement d’une représentation sous forme de bonhomme fil à un bonhomme
en volume. Elle dessine progressivement des silhouettes de plus en plus grandes. Une évolution probablement à mettre en lien avec
l’ensemble de ses accompagnements au centre de jour. Lors d’un nouveau cycle, après une absence de 11 mois, on retrouve cette
évolution de la taille du dessin : ìVolume conservé mais petit dessin îAgrandissement progressif de la taille de son dessin.
Paul Paul Paul
Maria Maria Charline
Charline CharlineCharline
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