478 DROIT SOCIAL N"6-Juin1981
Le quotient
familial : le vrai débat
par Jacques
BICHOT
Maître-assistant
à I'université
Lyon I
La fiscalité française tient compte du nombre de per-
sonnes dont se compose un foyer fiscal pour déterminer
le taux de I'impôt sur le revenu qui lui est appliqué.
Plus précisément, chaque époux est compté pour une
( part )), chaque personne à charge pour une demi-
part (l), et une loi récente attribue une demi-part sup-
plémentaire aux familles ayant 3 enfants à charge ou
davantage.
Ces dispositions, connues sous le nom de < quotient
familial >, sont originales. A l'étranger, les enfants, et
dans certains cas le conjoint, ne sont pas pris en consi-
dération de la même manière. Aux Etats-Unis, le < quo-
tient conjugal > existe, c'est-à-dire que le couple marié
dispose de 2 parts, mais les enfants donnent seulement
lieu à un abattement forfaitaire. En Allemagne Fédérale,
qui avait le même régime que les USA jusqu'en 1975,
les abattements pour enfants à charge ont été supprimés
cette année-là, en contrepartie d'un fort développement
des prestations familiales. Aux pays-Bas, au Royaume-
Uni et en Suède, le quotient conjugal n'existe pas : Si
l'épouse a des revenus professionnels propres, elle peut
opter pour une imposition séparée
; sinon, elle donne
droit, comme les enfants, à un abattement forfaitaire.
En Belgique, enfin, la possibilité d'imposition séparée
n'existe pas pour les couples mariés : il y a seulement
des abattements qui, lorsque l'épouse travaille, sont
dans certaines limites proportionnels à ses revenus.
Ce survol rapide montre que la fiscalité directe fran-
çaise est la plus favorable, ou la moins défavorable, aux
familles. La plus favorable, ou la moins défavorable ?
La question est importante. Il s'agit en effet de savoir
si les familles françaises bénéficient de cadeaux fiscaux,
de remises d'impôts, ou si au contraire ce sont les
familles des autres pays qui se trouvent injustement
pénalisées
par une fiscalité tenant mal compte de la réa-
lité familiale.
Le présent article a pour but d'étudier cette question.
Il ne prétend pas lui apporter une réponse indiscutable,
mais plutôt mettre en évidence les principes sur lesquels
reposent les deux réponses envisageables : considérer le
quotient familial comme une aide à la famille est logi-
(1)
Une part entière
en cas d'invalidité; de même les chefs de
famille célibataires, veufs et divorcés ont-ils une demi-part
supplémentaire.
que si I'on a une certaine conception du citoyen et de
la famille ; une autre conception conduit au contraire à
tenir le quotient familial pour une disposition neutre en
matière de transferts sociaux (et son absence pour une
disposition aboutissant à surtaxer les familles). Le tout
est de bien connaître la logique de chacune des posi-
tions en présence, afin de ne pas adopter une position
qui soit en contradiction avec la philosophie que I'on a
choisie par ailleurs. L'économie politique n'a pas à
prendre partie en faveur de telle ou telle option philoso-
phique ; par contre, ses analyses peuvent permettre de
vérifier la cohérence entre les principes et les choix pra-
tiques : c'est le but assigné aux analyses présentées ci-
dessous.
I. EXPOSÉ DES THÈSES EN PRÉSENCE
A - LE QUOTTENT FAMILIAL CONçU COMME
RÉDUCTION D'IMPÔT
Ce courant de pensée est largement représenté.
Dans cette revue, E. Louis et J. de Marcillac ont fus-
tigé < l'injustice > d'une < aide progressive avec le
revenu ) qui (( avantage excessivement
les familles (avec
ou sans enfant) à revenus élevés
> (2). Leur article
admettait, comme une chose allant de soi, que le quo-
tient familial engendre des réductions d'impôt. C'est à
partir de ces prémisses eu€, constatant la progression
des dites réductions en fonction du revenu, ils protes-
taient contre un système d'<< aides aux familles , jugé
injuste.
G. Van Fraeyenhoven estime pareillement que << le
système du quotient familial tel qu'il est pratiqué en
France et partiellement au Luxembourg, entraîne des
réductions d'impôts très importantes au profit des famil-
les > (3). Cet auteur est au demeurant partisan de pren-
(2)
E. Louis
et J. de Marcillac.
" Incohérent et injuste,
le système
des aides financières aux familles a besoin d'être totalement
réformé
". Droit Social,
ianvier 1981,
pp. 113-123. Voir aussi,
des mèmes auteurs, et soutenant le même point de vue:
o
Les aides f
inancières
à la famille : un édif
ice à recons-
truire
". Projet, avril 1980,
pp. 468-487.
(3)
G. Van Fraeyenhoven
: s
L'imposition
des familleg
en matière
de contributions directss , - in Vllle Journées d'Etudes Juridi-
gues Jean Dabin. LGDJ, Paris,
1978,
pp. 515-540.
N'6 - Juin 1981 DROIT
SOC'AT 479
dre des dispositions en faveur des famillles, puisqu'il
reproche au gouvernement belge de se montrer plus
avare ( à l'égard des familles qui ont le courage de
mettre au monde et d'élever des enfants )), eu'à l'égard
de ceux qui investissent
dans du capital physique. Mais
il regrette que (( I'avantage fiscal > soit moindre lorsque
I'on passe
de 4 à 6 enfants que de 0 à 2. Notons égale-
ment qu'il souhaite répartir I'impôt ( en tenant exacte-
ment compte de la capacité contributive de chaque con-
tribuable > : il s'agit d'un de ces principes généraux
dont la cohérence avec la position prise en matière de
quotient familial devra être examinée.
Dans diverses
publications, I'INSEE compare ce qu'un
foyer fiscal ayant un revenu donné paye comme impôt
sur le revenu, selon qu'il est composé d'un célibataire,
d'un couple sans enfant, ou d'un couple et de n enfants
à charge. Les tableaux dans lesquels sont présentés les
résultats de ces calculs montrent généralement la diffé-
rence entre ce que paye un foyer fiscal ayant telle com-
position, €t, soit un célibataire, soit un couple sans
enfant. L'intitulé de la ligne est alors par exemple :
< Réduction d'impôt due à la présence
des enfants (quo-
tient familial) > (4). Voici un exemple de titre de
tableau : <<
Avantage fiscal procuré par le système du
quotient familial > ; et un exemple de commentaire :
<<
Le système du quotient familial constitue donc un
avantage aux familles avec enfants qui prend la forme
d'une atténuation de dépenses
,, (5). Relevons le
<<
donc > au passage
: la discussion portera en effet sur
le point de savoir quelles sont les prémisses qui permet-
tent d'aboutir à semblable conclusion.
Le CERC explique au lecteur, chiffres à I'appui, que
< la naissance d'un enfant dans un ménage à revenu
élevé apporte une réduction d'impôt par rapport au
revenu plus importante que dans un ménage à plus fai-
ble revenu ) (6). Et il additionne, pour former un total
appelé < aides aux familles >>,
le montant des prestations
familiales et celui des < réductions d'impôts )) (7).
Terminons cette énumération erl citant un document
gouvernemental qui évalue < I'aide aux familles > à 125
milliards en 1979, soit 590 du PIB, et qui compte les
< aides fiscales > pour l5t/o de cet < effort social en
faveur des familles > (8).
(4)
Voir par exemple
A. Gharraud
et A. Chastand.
n
Les ressour-
ces des familles
de
salariés
de 1970
à 1976,.
Les collections
de I'INSEE,
vol M. 67, tableaux
30 à 34. Dans te mème
volume,
les
graphiques
XlX, XX,
XXI
et XXlll
a,
b, c, d mettent
de même
en évidence
la n
réduction
d'impôt
> due
à la pré-
sence
d'un
conjoint
ou d'enfants.
(5)
" Données
statistiques
sur les familles
u. Collections
de
l'lNSEE,
vol M. 48,
p. 130
sq.
(6)
Voir
CERC
n
Les Revenus
des Français
o.
Ed.
Albatros,
paris,
1977,
p. 292.
(7)
Voir le tableau
reproduit
dans
cette
revue
par
E. Louis et J.
de Marcillac
(opus
cité,
p. .|18),
qui
est extrait
du " psuxlgm.
rapport
sur les revenus
des Français
,, publié
par
le CERC
en
1
979.
(8)
Brochure
publiée
au début
de 1981
par
ta Direction
Générale
de l'lnformation
(service
du premier
Ministre)
sous le titre
:
n
Une
politique
globale
de la famille.
Grandes
orientations
et
mesures
nouvelles.
1974-1981
".
B
- LE QUOTTENT FAM|L|AL
CONçU COMME
MOYEN
DE NÉPRNTIN
ÉOUITNSLEMENT
L'IMPÔT
Cette seconde thèse nous paraît faire I'objet de beau-
coup moins de publications que la première. En outre,
elle ne peut pas être exprimée, comme sa rivale, en don-
nant simplement un intitulé au résultat d'une soustrac-
tion (9) : il lui faut présenter un raisonnement, une jus-
tification. Pour ces deux raisons, nous nous bornerons à
faire une citation, mais assez longue, empruntée à
Madame Pelletier (10).
< Le système du quotient familial permet de répartir
I'impôt en tenant compte des charges de famille du con-
tribuable.
La France dispose d'un système
qui lui est propre.
Certains pays ont retenu des systèmes d'abattement sur
le revenu imposable ou sur I'impôt lui-même ; dans
d'autres, la répartition de I'impôt ne tient aucun compte
de la situation de famille du contribuable.
Je crois que dans ce domaine nous devons bien voir
que notre système du quotient familial est sans aucun
doute le plus équitable des systèmes de répartition de
I'impôt car il tend à proportionner le poids de I'impôt
au niveau de vie de chaque contribuable.
Prenons un exemple : supposons une famille, le père,
la mère et les deux enfants dont nous admettrons
qu'ils ont au total des <<
besoins
> équivalents à trois
adultes. Serait-il concevable que cette famille acquitte
plus d'impôt que trois célibataires disposant au total du
même revenu
? (...)
Certains critiquent le fait que I'application de ce
système se traduit par des allègements d'impôt d'autant
plus importants que la famille dispose de revenus élevés.
Mais c'est refuser d'admettre que le quotient familial
n'a pas pour objet, par lui-même, d'égaliser les revenus
des familles entre elles. Il a pour objet d'égaliser le
poids de I'impôt supporté, à niveau de vie égal, par les
contribuables, quelles que soient leurs charges de
famille. >
II. LA NOTION
D'AVANTAGE
FISCAL
FAIT
NÉTÉNTNCE
A UNE NORME
ETHIQUE
En disant que le quotient familial procure aux famil-
les des < réductions d'impôt D, on effectue une compa-
raison entre ce que payent différents foyers fiscaux qui
disposent tous du même revenu global, selon leur com-
position. Mais on ne se contente pas de constater le
résultat numérique de cette comparaison - disons par
exemple la différence de 2 840 F qui existe entre I'impôt
payé par un célibataire ayant eu en 1977 30 000 F de
revenu imposable, et I'impôt payé par un couple sans
enfant à charge disposant du même revenu global (ll) ;
tgl Soit ft-, ") l'impôt payé par un foyer fiscat disposant
d'un
revenu
x et comprenant le père,
la mère
et n enfants.
On
constate
que, pour tout x et pour tout entier
n strictement
positif,
la quantité
l(x,
0)
- l(x,
n) est positive
ou nulle;
et on
appelle
r réduction
d'impôt
" cette
différence.
('10)
Allocution
prononcée
le 28 janviellg81
devant ta Commis-
sion du Conseil
Economique
et Social chargée
de préparer
un avis
sur la ,,
Politique
Familiale
Globale
D par
le ministre
chargé
de la Famille
et de la Condition
Féminine.
(11)
Cet
exemple
numérique
est extrait
du tableau
lde I'article
déjà
cité de E. Louis
et J. de Marciltac.
480 DROIT
SOCIAL N"6-Juin1981
on interprète ce résultat arithmétique, on lui accorde
une certaine signification en disant : cette différence
représente un avantage fiscal. Les résultats numériques
qui figurent par exemple dans les tableaux de I'INSEE
ne sont pas en question : leur exactitude arithmétique
n'est pas douteuse. Ce qui est en question, c'est le sens
à donner à la comparaison et à son résultat arithméti-
que ; ce sont les principes qui permettent de I'interpréter
en termes de < réduction d'impôt ).
Pour bien mettre en évidence I'existence
d'une inter-
prétation, et celle, sous-jacente,
de références normati-
ves, il est utile de raisonner d'abord sur un problème
moins brûlant que celui que nous entendons éclairer.
Effectuons donc une comparaison différente de celles
qui nous intéressent directement.
Comparons I'impôt I(R) prélevé sur un célibataire
gagnant un revenu R à celui qui pèse sur un célibataire
ayant un revenu Ro égal au revenu moyen des célibatai-
res français. Pour R inférieur à Ro, on aura bien
entendu I(R) ( I1no1. En prenant par exemple Ro :
42 W0 F et R : 30 000 F, et en appliquant le barème
de' I'impôt sur les revenus 1980, on obtient I(Ro) :
3 717 F et I(R) = | 724 F. La différence I(Ro) - I(R)
s'élève à I 993 F. Le problème est le suivant : dira-t-on
que ces I 993 F constituent une réduction d'impôt
accordée au titulaire du revenu R ?
La réponse à cette question dépend du choix d'une
norme. Examinons-en7lês deux réponses
possibles.
teî.F
*
- l'e possibilité
t prÈi.nt.r les I gg3 F comme un
avantage fiscal. Un avantage par rapport à quoi, voilà
ce qu'il faut se demander. Il s'agit ici d'un avantage
par rapport à une situation imaginaire, dans laquelle
chacun aurait à payer le même impôt sur le revenu,
quel que soit ce revenu. Autrement dit, on a fait choix
d'un modèle de référence
: la capitation. Si I'on juge
normal que chaque français . contribue pour la même
somme au financement des dépenses publiques, il est
logique de présenter les I 993 F comme une réduction
d'impôt bénéficiant à un titulaire de revenu modeste.
Ces I 993 F représentent l'écart par rapport à la nor-
male, ils constituent de ce fait un privilège, une exoné-
ration.
Plus généralement, en partant du principe que chaque
français doit être taxé pour une somme forfaitaire, indé-
pendante de ses ressources, il est logique de présenter
comme produisant des ( avantages fiscaux > tout
système fiscal qui fait du montant de I'impôt, I(R), une
fonction strictement croissante du revenu R.
Et réciproquement, si quelqu'un présente les I 993 F
comme une réduction d'impôt, et s'il sait ce qu'il dit (si
sa pensée est sans contradictions), c'est qu'il a pour
référence, pour norme (implicite ou explicite), un
système de capitation.
- Seconde réponse possible : celle qui refuse de con-
sidérer les I 993 F comme une réduction d'impôt. Com-
ment justifier cette seconde réponse ? En disant que les
barèmes appliqués sont équitables : si I'on applique en
effet, sans passe-droit, des barèmes équitables, comment
y aurait-il une aide, une réduction ou un avantage ?
Autrement dit, la justification consiste à rejeter la capi-
tation comme modèle de référence, et à proclamer que
ce qui est juste, c'est un système dans lequel, plus on
est riche, et plus on doit contribuer au budget de I'Etat.
Ceux qui ont fait leur une telle philosophie politique
ne nieront pas l'exactitude arithmétique du calcul abou-
rissant aux I 993 F. L'égalité I(42 000) - I(30 000) :
I 993 est un fait - et qui se met à nier les faits sort
du domaine de la raison. Par contre, ils contesteront
I'interprétation que font de ce fait les partisans de la
première réponse. L'homme aux 30 000 F de revenu
paye I 993 F d'impôt de moins que la moyenne : soit,
diront-ils, et alors ? Qu'est-ce que cela prouve ? Cela ne
prouve pas qu'il y ait avantage fiscal : Pour qu'il y ait
avantage fiscal, il faudrait qu'un autre système, dans
lequel notre homme payerait 3 717 F au lieu de | 724
F, soit plus normal que le système
en vigueur.
Le véritable problème apparaît donc en définitive
comme celui d'un choix éthique. L'affrontement ne
porte pas sur les chiffres; mais sur la signification dont
on les charge ; et cette signification dépend des principes
philosophiques auxquels on adhère.
III. LES PRESUPPOSES DE LA THESE
" AVANTAGE
FISCAL,
Notons I(x, p, n) I'impôt payé par un foyer fiscal
dont le revenu est x, qui comporte p parents et n
enfants (12). Deux notions d'<< avantage fiscal D peuvent
être distinguées :
- I'une concerne le quotient < conjugal > : elle
s'applique à la différence I(x, l,0) - I(x,2,0)
- I'autre concerne la partie du quotient familial rela-
tive aux enfants ; la différence utilisée est :
l(x, 2, 0) - I(x, 2, n) avec n )0, ou encore :
I(x, 2, m) - l(x, 2, n) avec m (n.
A - OUELS PRINCIPES PERMETTENT.ILS DE
PARLER
DU
QUOTIENT
CONJUGAL COMME
D'UN
AVANTAGE
FISCAL ?
Dire que la différence I(x, l, 0) - l(x, 2, 0) constitue
une réduction d'impôt en faveur des couples mariés
signifie que l'on prend pour référence la situation de
célibataire. On juge normal qu'à revenu global égal, un
couple et un célibataire aient à payer le même impôt.
Pourquoi cette référence normative ?
Une première raison pourrait être le refus de I'impôt
progressif, la préférence pour un impôt simplement pro-
portionnel au revenu. Dans ce cas, en efl'et, I'idéal
auquel on se réfère est :
I(x, P, D) : kx, ce qui rend évidemment :
I(x, p, n) indépendant de p et de n (on a :
I(x, p, n) = I(x) .
Il n'est pas impossible que ce refus de la progressivité
de I'IRPP joue, sans que les intéressés en soient néces-
sairement conscients, un rôle non négligeable dans les
prises de position défavorables au quotient conjugal.
Mais très rares sont les gens qui, à la fois, adhèrent à
ce principe et sont logiques, puisqu'il est rare de voir se
@TG"n"" de potygamie
et de polyandrie
tégalement
reconnue,
p ne peut prendre que
les
valeurs
1 et 2. D'autre
part,
nous ne
prenons
ici en considération
que
les enfants à
charge,
parce
qu'il s'agit du cas le plus fréquent, mais il
faudrait, en
toute rigueur,
envlsager
aussi
celui d'ascendants
à charge.
N'6 - Juin 1981 DROIT
SOCIAL 481
t
s
U
U
L
manifester une contestation de la progressivité
de I(x, l,
0) en fonction de x (13).
Une seconde raison s'exprime en disant : < marié ou
pas, il doit payer le même impôt >>.
Dans cette optique,
on entend que le fisc ne prenne pas pour interlocuteur
un foyer fiscal par exemple un couple lié par le
mariage - mais seulement
un individu. Si tel contribua-
ble est pourvu d'une épouse, sa situation au regard du
fisc n'a pas de raison d'être différente de celle d,un
célibataire : le ministère des Finances n'a pas à chercher
si le contribuable dépense son argent à voyager ou à
collectionner les porcelaines ; il n'a pas davantage à se
préoccuper de savoir s'il entretient une femme ou une
maîtresse.
Nous avons employé le masculin à propos de ce con-
tribuable : c'est qu'effectivement les présupposés aux-
quels nous nous intéressons présentement peuvent avoir
une composante sexiste. L'époque n'est pas tellement
éloignée seuls les hommes jouissaient du droit de
vote, et l'état d'esprit qui présidait à cette discrimina-
tion sexiste en matière d'exercice de la citoyenneté n,a
pas encore totalement disparu. Néanmoins, le sexisme
n'est pas le fond du problème.
Un autre principe de discrimination, qui peut se com-
biner avec le sexisme, mais qui en diffère par nature, se
trouve utilisé : il s'agit de ce qu'on pourrait appeler le
<<
professionnalisme
>. Qu'entendons-nous par < profes-
sionnalisme > ?
Le < professionnalisme >>
désigne ici la tendance qui
existe, dans les sociétés occidentales actuelles, à ne
reconnaître un statut social complet qu'aux personnes
pourvues d'une activité professionnelle, ou ayant exercé
une telle activité (retraités). Il y a des droits que la
société ne reconnait pas à ceux qui ne sont ni au tra-
vail, ni au chômage, ni à la retraite. Le droit d,être
considéré comme contribuable (sur la base du partage
du revenu professionnel d'un conjoint) peut être l,un
d'eux.
Ainsi donc, le principe de philosophie sociale sous-
jacent à la contestation du quotient conjugal et à sa
présentation comme un ( avantage fiscal > est une
forme de < professionnalisme >. Le fisc ne doit recon-
naître que les français disposant de revenus personnels ;
ijl n. gqit p1s p.rendre en considération la mise en com-
jFunlfulprofessionnel unique qui s'effectue au sein d'un
couple marié : ce partage doit être assimilé à I'entretien,
par le titulaire du revenu professionnel, d'un animal
familier (qui se trouve simplement être de race humaine
et de sexe "opposé). Seul est contribuable (et donc
citoyen à part entière) celui qui gagne de I'argent ; et ce
qu'il fait de cet argent, le fisc n'a pas à s'en préoccu-
per. Si une déduction est autorisée au titre de la situa-
(13)
Mathématiquement,
la progressivité
s'exprime
:
ôl > O et ô'l > O: le rapport
de I'accroissement
de I'impôt à
ôx ôx2
I'accroissement
du revenu augmente avec le revenu.
La pro-
portionnalité se caractérise au contraire par
:
ôl > o et ,l'J
= 0: le rapport de I'accroissement
de I'impôt à
ôx ôx2
I'accroissement
du revenu est constant, indépendant
du
niveau de revenu.
tion de famille, c'est pour encourager un usage louable,
tout comme on encourage fiscalement des dons à certai_
nes æuvres ou les inyestissements
en actions françaises.
Mais I'individu reste fondamentalement le seul interlocu-
teur du fisc.
Cette volonté d'imposer une relation directe État_
citoyen, sans accepter ces communautés intermédiaires
que sont la famille et le couple marié, fait également
-sgnger
à I'idéologie jacobine. C'est une conception jaco-
bine des rapports de l'État avec les citoyens qui préside
à la contestation du quotient conjugal : refus du foyer
fiscal composé de plusieurs personnes qui mettent en
commun le revenu professionnel d'une ou deux d'entre
elles, au profit d'une prise en considération exclusive
du
contribuable individuel.
Si I'on admet que tout adulte, indépendamment de sa
situation professionnelle, est un citoyen à part entière,
et par conséquent un interlocuteur du fisc, et si I'on
admet le principe de la progressivité de I'impôt sur le
revenu, alors il est impossible de présenter logiquement
le quotient conjugal comme un avantage fisèai. C'est
seulement en ayant recours au principe de l,impôt pro-
portionnel, ou en s'appuyant sur une philosophie (( pro-
fessionnaliste
> et jacobine, que l'on peut en bonne
logique estimer qu'un couple marié vivant avec x francs
par mois devrait normalement payer le même impôt
qu'un célibataire disposant du même revenu.
B - LES PRINCIPES QUI FONT UN AVANTAGE
FISCAL
DU OUOTIENT
FAMILIAL
APPLIQUÉ
AUX
ENFANTS
Le quotient conjugal est assez souvent présenté
comme un avantage fiscal, mais cette présentation
débouche rarement sur une remise en cause de cette dis-
position. En ce qui concerne I'attribution de demi-parts
aux enfants, par contre, I'interprétation des effets de
cette mesure en termes de réduction d'impôt débouche
fréquemment sur des plaidoyers vigoureux en faveur du
remplacement du système contesté par un autre système
- tel que des abattements forfaitaires. Ce paragraphe
aborde donc un sujet plus brûlant que le précédent. Le
fait que la méthode d'analyse qui va être utilisée ait été
déjà expérimentée à deux reprises, une fois sur un sujet
< froid > et une autre fois sur un sujet < tiède >,
devrait servir à dépassionner le débat.
Raisonnons dans le cas seule l'attribution de demi-
parts aux enfants est présentée comme un avantage fis-
cal. On juge alors < normal >>
qu'un couple sans enfants
à charge dispose de 2 parts, et <<
anormal >> qu'une
famille composée par exemple de deux parents et deux
enfants en ait trois. Quelle est la philosophie sous-
jacente ?
Pour le savoir, il faut commencer par déterminer
I'idée que I'on se fait du < foyer fiscal >. On estime que
celui-ci, à la différence du foyer réel, se compose seule-
ment des parents : les enfants en sont exclus. On consi-
dère que le fisc a pour interlocuteurs les parents en tant
qu'individus formant un couple, et non pas les parents
(ou I'un d'entre eux) en tant que réprésèntants
de la
famille toute entière.
Logiquement, il en va de même en ce qui concerne le
revenu : il est considéré comme étant le revenu des
parents, et non pas comme étant le revenu de la
famille. Si les parents veulent utiliser ce revenu à élever
482 DROTT
SOC/At N'6 - Juin 1981
des enfants, c'est leur affaire ; ils pourraient I'utiliser à
s'offrir des loisirs plus dispendieux, ou à toute autre
dépense, cela ne regarde pas le fisc.
En fin de compte, c'est donc le statut de I'enfant
dans la nation qui est en question. Le principe qui est
sous-jacent à la présentation du quotient familial comme
aide à la famille consiste à refuser à l'enfant le statut
de citoyen, partie intégrante d'un foyer fiscal, et donc,
à ce titre, contribuable. En forgeant un néologisme, on
pourrait appeler < adultisme >>
cette philosophie politique
qui ne reconnait pas I'enfant comme français à part
entière, et qui désire en conséquence que le fisc I'ignore
jusqu'à son entrée dans la vie active.
L'expression < adultisme > convient d'ailleurs égale-
ment à la philosophie de la famille qui accompagne
cette philosophie politique. Comme dans I'ancienne
Rome, I'enfant est la chose de ses parents. C'est
I'enfant-objet, I'enfant-animal familier, dont I'entretien
est I'un des emplois possibles des revenus des adultes.
Ce n'est pas I'enfant-personne, l'enfant membre d'une
communauté - sa famille - disposant d'un revenu glo-
bal qui profite à tous ses membres. L'enfant est un luxe
que s'offrent les adultes, parce qu'il leur rapporte cer-
taines gratifications. On admet de donner aux adultes
quelques encouragements fiscaux pour ce type de
dépense, comme pour les dépenses d'isolation, ou pour
les intérêts de certains emprunts immobiliers. Mais on
refuse d'admettre que le revenu qui entre au foyer est le
revenu commun de toute la famille, cellule ( commu-
niste > par excellence.
Au total, I'adultisme, avec la double signification
dont nous venons de charger ce néologisme, nous parait
être la caractéristique essentielle des positions philosophi-
ques qui, sauf manque de logique, doivent être adoptées
pour présenter le quotient familial comme une aide aux
familles.
IV. LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES
DE LA SECONDE TNÈSE:
LES PRINCIPES
n
FAMILIAUX
o
Ces fondements ont déjà été invoqués au paragraphe
précédent, pour faire contrepoint aux principes sous-
jacents à la première thèse : cela était nécessaire,
car la
connaissance d'un principe requiert de savoir non seule-
ment ce qu'il affirme, mais aussi ce qu'il nie. Le pré-
sent paragraphe présente donc surtout une mise en
forme et un développement des idées déjà mentionnées.
La deuxième thèse affirme que le quotient familial est
une conséquence normale du principe de la progressivité
de I'impôt sur le revenu. Cela signifie que le revenu
dont il est question est un revenu, sinon par tête, du
moins par ( unité de consommation > (14) : le quotient
familial a précisément pour fonction de déterminer le
revenu par unité de consommation, connaissant le
revenu global du foyer fiscal et sa composition.
(14)
A. Charraud et A. Chastand, opus cité p. 64, écrivent que le
quotient familial ( correspond en quelque sorte à une échelle
simplifiée d'unités de consommation,. Mais ils l|e voient
pas la portée du principe ainsi énoncé, et en reviennent
ensuite à I'idée
d'une n
réduction
d'impôt
r et d'une n
aide à
la famille,.
Bien des questions techniques se posent à ce sujet :
compter I'enfant pour une demi-part, depuis le berceau
jusqu'à sa majorité, n'est-ce-pas, tant qu'il est en bas
âge, surestimer la part du revenu familial global qui lui
est consacrée, et la sous-estimer au contraire quand il
est jeune homme ou jeune fille ? Ces questions sont
importantes, mais elles nous détourneraient de notre but
principal : bornons-nous donc à les mentionner, et rai-
sonnons, pour simplifier, comme si le quotient familial
reflétait assez exactement la réalité c'est-à-dire
comme si une famille composée du père, de la mère et
de 5 enfants, devait disposer, pour avoir le même
niveau de vie, de 4,5 ou 5 fois plus d'argent qu'un céli-
bataire, de 2 fois et demi plus qu'un couple sans enfant
à charge, etc.
Sous cette hypothèse, être partisan du quotient fami-
lial signifie trouver normal qu'à niveau de vie égal, le
taux de I'impôt sur le revenu soit le même, que le foyer
fiscal comporte une, deux, trois, ou dix personnes.
Autrement dit, soutenir le quotient familial veut dire
que l'on trouve pertinentes les comparaisons de niveau
de vie des différents foyers fiscaux, plutôt que les com-
paraisons de revenus globaux. Si le foyer fiscal A dis-
pose de 120
000 F de revenu, tandis que le foyer B n'a
que 60 000 F, on se refuse à en déduire que A doit être
imposé à un taux supérieur à B : si A compte 4 unités
de consommation (4 < parts >) et B 2 unités seulement,
alors le taux doit être le même pour A et B (ce qui fait
payer à A un impôt double de celui de B - mais pas
davantage, comme le jugeraient normal les contradic-
teurs du quotient familial).
Venons-en
aux présupposés
philosophiques. Ils concer-
nent d'abord I'idée que I'on se fait de I'enfant et de la
famille : le premier est considéré comme un membre à
part entière de la seconde, et non comme une poupée
pour grandes personnes. La famille est pensée comme
une communauté de partage, ce qui entre comme
argent est dépensé, sous la responsabilité des adultes, au
profit de tous, et en fonction des besoins de chacun.
C'est une philosophie de I'enfant-personne, de la
famille-communauté de vie les parents sont responsa-
bles de jeunes êtres ne leur appartenant pas, par opposi-
tion à une philosophie de I'enfant-objet, possession
de
ses parents. Désignons cette philosophie en lui appli-
quant le qualificatif ( familial >.
Les présupposés philosophiques concernent en second
lieu les rapports Etat-Enfants. Cette fois, on estime que
I'Etat doit prendre I'enfant en considération, le regarder
comme un citoyen. On considère que lorsque des
enfants et leurs parents vivent ensemble d'un ou plu-
sieurs revenus mis en commun, le contribuable n'est pas
un individu (le père ou la mère), mais bien la famille
toute entière, qui constitue alors le < foyer fiscal >.
Bref, I'Etat et sa fiscalité ont en face d'eux non pas des
individus isolés, mais des citoyens regroupés en familles
par les liens du mariage et du sang. C'est la reconnais-
sance de la famille en tant qu'interlocuteur du fisc.
Ainsi la philosophie sous-jacente à I'approbation du
quotient familial a_-t-elle trois lignes de force : I'enfant
est un citoyen ; I'Etat doit respecter I'unité des cellules
dont il a entériné la formation lors de la cérémonie du
mariage ; et le taux de I'impôt sur le revenu doit être
fonction, non pas du revenu global du foyer fiscal, mais
de son niveau de vie, c'est-à-dire
du revenu par unité de
consommation. Tels sont, dans leurs grandes lignes, les
principes que nous avons appelés < familiaux >.
1 / 7 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !