Le quotient familial : le vrai débat

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N"6-Juin1981
DROIT SOCIAL
Le quotient familial: le vrai débat
par JacquesBICHOT
Maître-assistantà I'universitéLyon I
La fiscalité française tient compte du nombre de personnes dont se compose un foyer fiscal pour déterminer
le taux de I'impôt sur le revenu qui lui est appliqué.
Plus précisément, chaque époux est compté pour une
( part )), chaque personne à charge pour une demipart (l), et une loi récente attribue une demi-part supplémentaire aux familles ayant 3 enfants à charge ou
davantage.
Ces dispositions, connues sous le nom de < quotient
familial >, sont originales. A l'étranger, les enfants, et
dans certains cas le conjoint, ne sont pas pris en considération de la même manière. Aux Etats-Unis, le < quotient conjugal > existe, c'est-à-dire que le couple marié
dispose de 2 parts, mais les enfants donnent seulement
lieu à un abattement forfaitaire. En Allemagne Fédérale,
qui avait le même régime que les USA jusqu'en 1975,
les abattements pour enfants à charge ont été supprimés
cette année-là, en contrepartie d'un fort développement
des prestations familiales. Aux pays-Bas, au RoyaumeUni et en Suède, le quotient conjugal n'existe pas : Si
l'épouse a des revenus professionnels propres, elle peut
opter pour une imposition séparée ; sinon, elle donne
droit, comme les enfants, à un abattement forfaitaire.
En Belgique, enfin, la possibilité d'imposition séparée
n'existe pas pour les couples mariés : il y a seulement
des abattements qui, lorsque l'épouse travaille, sont
dans certaines limites proportionnels à ses revenus.
Ce survol rapide montre que la fiscalité directe française est la plus favorable, ou la moins défavorable, aux
familles. La plus favorable, ou la moins défavorable ?
La question est importante. Il s'agit en effet de savoir
si les familles françaises bénéficient de cadeaux fiscaux,
de remises d'impôts, ou si au contraire ce sont les
familles des autres pays qui se trouvent injustement
pénalisées par une fiscalité tenant mal compte de la réalité familiale.
Le présent article a pour but d'étudier cette question.
Il ne prétend pas lui apporter une réponse indiscutable,
mais plutôt mettre en évidence les principes sur lesquels
reposent les deux réponses envisageables: considérer le
quotient familial comme une aide à la famille est logi(1) Une part entière en cas d'invalidité; de même les chefs de
famille célibataires, veufs et divorcés ont-ils une demi-part
supplémentaire.
que si I'on a une certaine conception du citoyen et de
la famille ; une autre conception conduit au contraire à
tenir le quotient familial pour une disposition neutre en
matière de transferts sociaux (et son absence pour une
disposition aboutissant à surtaxer les familles). Le tout
est de bien connaître la logique de chacune des positions en présence, afin de ne pas adopter une position
qui soit en contradiction avec la philosophie que I'on a
choisie par ailleurs. L'économie politique n'a pas à
prendre partie en faveur de telle ou telle option philosophique ; par contre, ses analyses peuvent permettre de
vérifier la cohérence entre les principes et les choix pratiques : c'est le but assigné aux analyses présentées cidessous.
I.
EXPOSÉ DES THÈSES
A - LE QUOTTENT FAMILIAL
RÉDUCTION D'IMPÔT
EN
PRÉSENCE
CONçU
COMME
Ce courant de pensée est largement représenté.
Dans cette revue, E. Louis et J. de Marcillac ont fustigé < l'injustice > d'une < aide progressive avec le
revenu ) qui (( avantage excessivement les familles (avec
ou sans enfant) à revenus élevés > (2). Leur article
admettait, comme une chose allant de soi, que le quotient familial engendre des réductions d'impôt. C'est à
partir de ces prémisses eu€, constatant la progression
des dites réductions en fonction du revenu, ils protestaient contre un système d'<<aides aux familles , jugé
injuste.
G. Van Fraeyenhoven estime pareillement que <<le
système du quotient familial tel qu'il est pratiqué en
France et partiellement au Luxembourg, entraîne des
réductions d'impôts très importantes au profit des familles > (3). Cet auteur est au demeurant partisan de pren( 2 ) E . L o u i s e t J . d e M a r c i l l a c ." I n c o h é r e n te t i n j u s t e , l e s y s t è m e
des aides financières aux familles a besoin d'être totalement
r é f o r m é D r o i t S o c i a l , i a n v i e r 1 9 8 1 , p p . 1 1 3 - 1 2 3 .V o i r a u s s i ,
".
des mèmes auteurs, et soutenant le même point de vue:
o L e s a i d e s f i n a n c i è r e s à l a f a m i l l e : u n é d i fi c e à r e c o n s truire ". Projet, avril 1980, pp. 468-487.
( 3 ) G . V a n F r a e y e n h o v e :n s L ' i m p o s i t i o n d e s f a m i l l e g e n m a t i è r e
de contributions directss , - in Vllle Journées d'Etudes Juridig u e s J e a n D a b i n . L G D J , P a r i s , 1 9 7 8 ,p p . 5 1 5 - 5 4 0 .
N'6 -
Juin 1981
DROIT SOC'AT
dre des dispositions en faveur des famillles, puisqu'il
reproche au gouvernement belge de se montrer plus
avare ( à l'égard des familles qui ont le courage de
mettre au monde et d'élever des enfants )), eu'à l'égard
de ceux qui investissent dans du capital physique. Mais
il regrette que (( I'avantage fiscal > soit moindre lorsque
I'on passe de 4 à 6 enfants que de 0 à 2. Notons également qu'il souhaite répartir I'impôt ( en tenant exactement compte de la capacité contributive de chaque contribuable > : il s'agit là d'un de ces principes généraux
dont la cohérence avec la position prise en matière de
quotient familial devra être examinée.
Dans diverses publications, I'INSEE compare ce qu'un
foyer fiscal ayant un revenu donné paye comme impôt
sur le revenu, selon qu'il est composé d'un célibataire,
d'un couple sans enfant, ou d'un couple et de n enfants
à charge. Les tableaux dans lesquels sont présentés les
résultats de ces calculs montrent généralement la différence entre ce que paye un foyer fiscal ayant telle composition, €t, soit un célibataire, soit un couple sans
enfant. L'intitulé de la ligne est alors par exemple :
< Réduction d'impôt due à la présencedes enfants (quotient familial) > (4). Voici un exemple de titre de
tableau : <<Avantage fiscal procuré par le système du
quotient familial > ; et un exemple de commentaire :
<<Le système du quotient familial constitue donc un
avantage aux familles avec enfants qui prend la forme
d'une atténuation de dépenses,, (5). Relevons le
<<donc > au passage: la discussion portera en effet sur
le point de savoir quelles sont les prémisses qui permettent d'aboutir à semblable conclusion.
Le CERC explique au lecteur, chiffres à I'appui, que
< la naissance d'un enfant dans un ménage à revenu
élevé apporte une réduction d'impôt par rapport au
revenu plus importante que dans un ménage à plus faible revenu ) (6). Et il additionne, pour former un total
appelé < aides aux familles >>,le montant des prestations
familiales et celui des < réductions d'impôts )) (7).
Terminons cette énumération erl citant un document
gouvernemental qui évalue < I'aide aux familles > à 125
milliards en 1979, soit 590 du PIB, et qui compte les
< aides fiscales > pour l5t/o de cet < effort social en
faveur des familles > (8).
(4) Voir par exempleA. Gharraudet A. Chastand.n Les ressources des famillesde salariésde 1970à 1976,.Les collections
de I'INSEE,vol M. 67, tableaux30 à 34. Dans te mème
volume,les graphiques
XlX,XX,XXI et XXllla, b, c, d mettent
de même en évidencela n réductiond'impôt> due à la présenced'un conjointou d'enfants.
(5) " Données statistiques sur les famillesu. Collections de
l'lNSEE,vol M. 48, p. 130 sq.
(6) Voir CERCn Les Revenus
o. Ed. Albatros,paris,
des Français
1977,p. 292.
(7) Voir le tableaureproduitdans cette revuepar E. Louiset J.
de Marcillac(opuscité, p. .|18),qui est extraitdu psuxlgm.
"
rapportsur les revenusdes Français
,, publiépar le
CERCen
1979.
(8) Brochurepubliéeau débutde 1981par ta DirectionGénérale
de l'lnformation(servicedu premierMinistre)sous le titre:
n Une politiqueglobalede la famille.Grandesorientations
et
mesuresnouvelles.
1974-1981
".
479
B - LE QUOTTENTFAM|L|AL CONçU COMME
MOYENDE NÉPRNTIN
ÉOUITNSLEMENT
L'IMPÔT
Cette seconde thèse nous paraît faire I'objet de beaucoup moins de publications que la première. En outre,
elle ne peut pas être exprimée, comme sa rivale, en donnant simplement un intitulé au résultat d'une soustraction (9) : il lui faut présenter un raisonnement, une justification. Pour ces deux raisons, nous nous bornerons à
faire une citation, mais assez longue, empruntée à
Madame Pelletier (10).
< Le système du quotient familial permet de répartir
I'impôt en tenant compte des charges de famille du contribuable.
La France dispose là d'un système qui lui est propre.
Certains pays ont retenu des systèmes d'abattement sur
le revenu imposable ou sur I'impôt lui-même ; dans
d'autres, la répartition de I'impôt ne tient aucun compte
de la situation de famille du contribuable.
Je crois que dans ce domaine nous devons bien voir
que notre système du quotient familial est sans aucun
doute le plus équitable des systèmes de répartition de
I'impôt car il tend à proportionner le poids de I'impôt
au niveau de vie de chaque contribuable.
Prenons un exemple : supposons une famille, le père,
la mère et les deux enfants
dont nous admettrons
qu'ils ont au total des <<besoins > équivalents à trois
adultes. Serait-il concevable que cette famille acquitte
plus d'impôt que trois célibataires disposant au total du
même revenu ? (...)
Certains critiquent le fait que I'application de ce
système se traduit par des allègements d'impôt d'autant
plus importants que la famille dispose de revenus élevés.
Mais c'est refuser d'admettre que le quotient familial
n'a pas pour objet, par lui-même, d'égaliser les revenus
des familles entre elles. Il a pour objet d'égaliser le
poids de I'impôt supporté, à niveau de vie égal, par les
contribuables, quelles que soient leurs charges de
famille. >
II.
L A N O T I O N D ' A V A N T A G EF I S C A L
FAIT NÉTÉNTNCE
A UNE NORMEETHIQUE
En disant que le quotient familial procure aux familles des < réductions d'impôt D, on effectue une comparaison entre ce que payent différents foyers fiscaux qui
disposent tous du même revenu global, selon leur composition. Mais on ne se contente pas de constater le
résultat numérique de cette comparaison - disons par
exemple la différence de 2 840 F qui existe entre I'impôt
payé par un célibataire ayant eu en 1977 30 000 F de
revenu imposable, et I'impôt payé par un couple sans
enfant à charge disposant du même revenu global (ll) ;
l'impôt payé par un foyer fiscat disposantd'un
tgl Soit ft-,
revenux ")et comprenantle père, la mère et n enfants.On
que,
pour tout x et pour tout entier n strictement
constate
positif,la quantitél(x, 0) - l(x, n) est positiveou nulle; et on
appeller réductiond'impôt" cette différence.
('10)Allocutionprononcéele 28 janviellg81 devantta Commission du ConseilEconomiqueet Social chargéede préparer
un avis sur la ,,PolitiqueFamilialeGlobaleD par le ministre
chargéde la Familleet de la ConditionFéminine.
( 1 1 )C e t e x e m p l en u m é r i q uees t e x t r a i td u t a b l e a ul d e I ' a r t i c l e
déjà cité de E. Louiset J. de Marciltac.
480
DROIT SOCIAL
on interprète ce résultat arithmétique, on lui accorde
une certaine signification en disant : cette différence
représente un avantage fiscal. Les résultats numériques
qui figurent par exemple dans les tableaux de I'INSEE
ne sont pas en question : leur exactitude arithmétique
n'est pas douteuse. Ce qui est en question, c'est le sens
à donner à la comparaison et à son résultat arithmétique ; ce sont les principes qui permettent de I'interpréter
en termes de < réduction d'impôt ).
Pour bien mettre en évidence I'existence d'une interprétation, et celle, sous-jacente, de références normatives, il est utile de raisonner d'abord sur un problème
moins brûlant que celui que nous entendons éclairer.
Effectuons donc une comparaison différente de celles
qui nous intéressent directement.
Comparons I'impôt I(R) prélevé sur un célibataire
gagnant un revenu R à celui qui pèse sur un célibataire
ayant un revenu Ro égal au revenu moyen des célibataires français. Pour R inférieur à Ro, on aura bien
entendu I(R) ( I1no1. En prenant par exemple Ro :
42 W0 F et R : 30 000 F, et en appliquant le barème
de' I'impôt sur les revenus 1980, on obtient I(Ro) :
3 717 F et I(R) = | 724 F. La différence I(Ro) - I(R)
s'élève à I 993 F. Le problème est le suivant : dira-t-on
que ces I 993 F constituent une réduction d'impôt
accordée au titulaire du revenu R ?
La réponse à cette question dépend du choix d'une
norme. Examinons-en7lês deux réponses possibles.
teî.F*
- l'e possibilité t prÈi.nt.r les I gg3 F comme un
avantage fiscal. Un avantage par rapport à quoi, voilà
ce qu'il faut se demander. Il s'agit ici d'un avantage
par rapport à une situation imaginaire, dans laquelle
chacun aurait à payer le même impôt sur le revenu,
quel que soit ce revenu. Autrement dit, on a fait choix
d'un modèle de référence : la capitation. Si I'on juge
normal que chaque français . contribue pour la même
somme au financement des dépenses publiques, il est
logique de présenter les I 993 F comme une réduction
d'impôt bénéficiant à un titulaire de revenu modeste.
Ces I 993 F représentent l'écart par rapport à la normale, ils constituent de ce fait un privilège, une exonération.
Plus généralement, en partant du principe que chaque
français doit être taxé pour une somme forfaitaire, indépendante de ses ressources, il est logique de présenter
comme produisant des ( avantages fiscaux > tout
système fiscal qui fait du montant de I'impôt, I(R), une
fonction strictement croissante du revenu R.
Et réciproquement, si quelqu'un présente les I 993 F
comme une réduction d'impôt, et s'il sait ce qu'il dit (si
sa pensée est sans contradictions), c'est qu'il a pour
référence, pour norme (implicite ou explicite), un
système de capitation.
- Seconde réponse possible : celle qui refuse de considérer les I 993 F comme une réduction d'impôt. Comment justifier cette seconde réponse ? En disant que les
barèmes appliqués sont équitables : si I'on applique en
effet, sans passe-droit, des barèmes équitables, comment
y aurait-il une aide, une réduction ou un avantage ?
Autrement dit, la justification consiste à rejeter la capitation comme modèle de référence, et à proclamer que
ce qui est juste, c'est un système dans lequel, plus on
est riche, et plus on doit contribuer au budget de I'Etat.
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Ceux qui ont fait leur une telle philosophie politique
ne nieront pas l'exactitude arithmétique du calcul abourissant aux I 993 F. L'égalité I(42 000) - I(30 000) :
I 993 est un fait - et qui se met à nier les faits sort
du domaine de la raison. Par contre, ils contesteront
I'interprétation que font de ce fait les partisans de la
première réponse. L'homme aux 30 000 F de revenu
paye I 993 F d'impôt de moins que la moyenne : soit,
diront-ils, et alors ? Qu'est-ce que cela prouve ? Cela ne
prouve pas qu'il y ait avantage fiscal : Pour qu'il y ait
avantage fiscal, il faudrait qu'un autre système, dans
lequel notre homme payerait 3 717 F au lieu de | 724
F, soit plus normal que le système en vigueur.
Le véritable problème apparaît donc en définitive
comme celui d'un choix éthique. L'affrontement ne
porte pas sur les chiffres; mais sur la signification dont
on les charge ; et cette signification dépend des principes
philosophiques auxquels on adhère.
III.
L E S P R E S U P P O S E SD E L A T H E S E
" A V A N T A G EF I S C A L ,
Notons I(x, p, n) I'impôt payé par un foyer fiscal
dont le revenu est x, qui comporte p parents et n
enfants (12). Deux notions d'<<avantage fiscal D peuvent
être distinguées :
- I'une concerne le quotient
s ' a p p l i q u eà l a d i f f é r e n c eI ( x , l , 0 )
tive
l(x,
I(x,
A -
< conjugal > :
- I(x,2,0)
elle
I'autre concerne la partie du quotient familial relaaux enfants ; la différence utilisée est :
2, 0) - I(x, 2, n) avec n )0, ou encore :
2, m) - l(x, 2, n) avec m (n.
OUELS PRINCIPES PERMETTENT.ILS DE
CONJUGALCOMMED'UN
PARLERDU QUOTIENT
AVANTAGEFISCAL?
Dire que la différence I(x, l, 0) - l(x, 2, 0) constitue
une réduction d'impôt en faveur des couples mariés
signifie que l'on prend pour référence la situation de
célibataire. On juge normal qu'à revenu global égal, un
couple et un célibataire aient à payer le même impôt.
Pourquoi cette référence normative ?
Une première raison pourrait être le refus de I'impôt
progressif, la préférence pour un impôt simplement proportionnel au revenu. Dans ce cas, en efl'et, I'idéal
auquel on se réfère est :
I(x, P, D) : kx, ce qui rend évidemment :
I(x, p, n) indépendant de p et de n (on a :
I(x, p, n) = I(x) .
Il n'est pas impossible que ce refus de la progressivité
de I'IRPP joue, sans que les intéressésen soient nécessairement conscients, un rôle non négligeable dans les
prises de position défavorables au quotient conjugal.
Mais très rares sont les gens qui, à la fois, adhèrent à
ce principe et sont logiques, puisqu'il est rare de voir se
de potygamieet de polyandrietégalement
@TG"n""
p ne peut prendreque les valeurs1 et 2. D'autre
reconnue,
part,nous ne prenonsici en considération
que les enfantsà
charge,parce qu'il s'agit du cas le plus fréquent,mais il
faudrait,en touterigueur,envlsager
aussicelui d'ascendants
à charge.
N'6 -
Juin 1981
DROIT SOCIAL
manifester une contestation de la progressivité de I(x, l,
0) en fonction de x (13).
Une seconde raison s'exprime en disant : < marié ou
pas, il doit payer le même impôt >>.Dans cette optique,
on entend que le fisc ne prenne pas pour interlocuteur
par exemple un couple lié par le
un foyer fiscal
mariage - mais seulement un individu. Si tel contribuable est pourvu d'une épouse, sa situation au regard du
fisc n'a pas de raison d'être différente de celle d,un
célibataire : le ministère des Finances n'a pas à chercher
si le contribuable dépense son argent à voyager ou à
collectionner les porcelaines ; il n'a pas davantage à se
préoccuper de savoir s'il entretient une femme ou une
maîtresse.
Nous avons employé le masculin à propos de ce contribuable : c'est qu'effectivement les présupposés auxquels nous nous intéressons présentement peuvent avoir
une composante sexiste. L'époque n'est pas tellement
éloignée où seuls les hommes jouissaient du droit de
vote, et l'état d'esprit qui présidait à cette discrimination sexiste en matière d'exercice de la citoyenneté n,a
pas encore totalement disparu. Néanmoins, le sexisme
n'est pas le fond du problème.
Un autre principe de discrimination, qui peut se combiner avec le sexisme, mais qui en diffère par nature, se
trouve utilisé : il s'agit de ce qu'on pourrait appeler le
<<professionnalisme>. Qu'entendons-nous par < professionnalisme > ?
Le < professionnalisme >> désigne ici la tendance qui
existe, dans les sociétés occidentales actuelles, à ne
reconnaître un statut social complet qu'aux personnes
pourvues d'une activité professionnelle, ou ayant exercé
une telle activité (retraités). Il y a des droits que la
société ne reconnait pas à ceux qui ne sont ni au travail, ni au chômage, ni à la retraite. Le droit d,être
considéré comme contribuable (sur la base du partage
du revenu professionnel d'un conjoint) peut être l,un
d'eux.
Ainsi donc, le principe de philosophie sociale sousjacent à la contestation du quotient conjugal et à sa
présentation comme un ( avantage fiscal > est une
forme de < professionnalisme >. Le fisc ne doit reconnaître que les français disposant de revenus personnels ;
t
s
n. gqit p1s p.rendre en considération la mise en comijl
U jFunlfulprofessionnel
unique qui s'effectue au sein d'un
U couple marié : ce partage doit être assimilé à I'entretien,
L
par le titulaire du revenu professionnel, d'un animal
familier (qui se trouve simplement être de race humaine
et de sexe "opposé). Seul est contribuable (et donc
citoyen à part entière) celui qui gagne de I'argent ; et ce
qu'il fait de cet argent, le fisc n'a pas à s'en préoccuper. Si une déduction est autorisée au titre de la situa-
(13) Mathématiquement, la progressivité s'exprime :
ô l > O e t ô ' l > O : l e r a p p o r t d e I ' a c c r o i s s e m e n td e I ' i m p ô t
à
ôx2
ôx
I'accroissement du revenu augmente avec le revenu. La proportionnalité se caractérise au contraire par :
ôl > o et ,l'J = 0: le rapport de I'accroissement de I'impôt
à
ôx
ôx2
I'accroissement du revenu est constant, indépendant du
niveau de revenu.
481
tion de famille, c'est pour encourager un usage louable,
tout comme on encourage fiscalement des dons à certai_
nes æuvres ou les inyestissements en actions françaises.
Mais I'individu reste fondamentalement le seul interlocuteur du fisc.
Cette volonté d'imposer une relation directe État_
citoyen, sans accepter ces communautés intermédiaires
que sont la famille et le couple marié, fait également
-sgngerà I'idéologie jacobine. C'est une conception jacobine des rapports de l'État avec les citoyens qui préside
à la contestation du quotient conjugal : refus du foyer
fiscal composé de plusieurs personnes qui mettent en
commun le revenu professionnel d'une ou deux d'entre
elles, au profit d'une prise en considération exclusive du
contribuable individuel.
Si I'on admet que tout adulte, indépendamment de sa
situation professionnelle, est un citoyen à part entière,
et par conséquent un interlocuteur du fisc, et si I'on
admet le principe de la progressivité de I'impôt sur le
revenu, alors il est impossible de présenter logiquement
le quotient conjugal comme un avantage fisèai. C'est
seulement en ayant recours au principe de l,impôt proportionnel, ou en s'appuyant sur une philosophie (( professionnaliste > et jacobine, que l'on peut en bonne
logique estimer qu'un couple marié vivant avec x francs
par mois devrait normalement payer le même impôt
qu'un célibataire disposant du même revenu.
B -
LES PRINCIPES QUI
FONT
UN AVANTAGE
FISCALDU OUOTIENTFAMILIALAPPLIQUÉAUX
ENFANTS
Le quotient conjugal est assez souvent présenté
comme un avantage fiscal, mais cette présentation
débouche rarement sur une remise en cause de cette disposition. En ce qui concerne I'attribution de demi-parts
aux enfants, par contre, I'interprétation des effets de
cette mesure en termes de réduction d'impôt débouche
fréquemment sur des plaidoyers vigoureux en faveur du
remplacement du système contesté par un autre système
- tel que des abattements forfaitaires. Ce paragraphe
aborde donc un sujet plus brûlant que le précédent. Le
fait que la méthode d'analyse qui va être utilisée ait été
déjà expérimentée à deux reprises, une fois sur un sujet
< froid > et une autre fois sur un sujet < tiède >,
devrait servir à dépassionner le débat.
Raisonnons dans le cas où seule l'attribution de demiparts aux enfants est présentée comme un avantage fiscal. On juge alors < normal >>qu'un couple sans enfants
à charge dispose de 2 parts, et <<anormal >> qu'une
famille composée par exemple de deux parents et deux
enfants en ait trois. Quelle est la philosophie sousjacente ?
Pour le savoir, il faut commencer par déterminer
I'idée que I'on se fait du < foyer fiscal >. On estime que
celui-ci, à la différence du foyer réel, se compose seulement des parents : les enfants en sont exclus. On considère que le fisc a pour interlocuteurs les parents en tant
qu'individus formant un couple, et non pas les parents
(ou I'un d'entre eux) en tant que réprésèntants de la
famille toute entière.
Logiquement, il en va de même en ce
revenu : il est considéré comme étant
parents, et non pas comme étant le
famille. Si les parents veulent utiliser ce
qui concerne le
le revenu des
revenu de la
revenu à élever
482
DROTT
SOC/At
des enfants, c'est leur affaire ; ils pourraient I'utiliser à
s'offrir des loisirs plus dispendieux, ou à toute autre
dépense, cela ne regarde pas le fisc.
En fin de compte, c'est donc le statut de I'enfant
dans la nation qui est en question. Le principe qui est
sous-jacent à la présentation du quotient familial comme
aide à la famille consiste à refuser à l'enfant le statut
de citoyen, partie intégrante d'un foyer fiscal, et donc,
à ce titre, contribuable. En forgeant un néologisme, on
pourrait appeler < adultisme >>cette philosophie politique
qui ne reconnait pas I'enfant comme français à part
entière, et qui désire en conséquence que le fisc I'ignore
jusqu'à son entrée dans la vie active.
L'expression < adultisme > convient d'ailleurs également à la philosophie de la famille qui accompagne
cette philosophie politique. Comme dans I'ancienne
Rome, I'enfant est la chose de ses parents. C'est
I'enfant-objet, I'enfant-animal familier, dont I'entretien
est I'un des emplois possibles des revenus des adultes.
Ce n'est pas I'enfant-personne, l'enfant membre d'une
communauté - sa famille - disposant d'un revenu global qui profite à tous ses membres. L'enfant est un luxe
que s'offrent les adultes, parce qu'il leur rapporte certaines gratifications. On admet de donner aux adultes
quelques encouragements fiscaux pour ce type de
dépense, comme pour les dépenses d'isolation, ou pour
les intérêts de certains emprunts immobiliers. Mais on
refuse d'admettre que le revenu qui entre au foyer est le
revenu commun de toute la famille, cellule ( communiste > par excellence.
Au total, I'adultisme, avec la double signification
dont nous venons de charger ce néologisme, nous parait
être la caractéristique essentielle des positions philosophiques qui, sauf manque de logique, doivent être adoptées
pour présenter le quotient familial comme une aide aux
familles.
IV.
L E S F O N D E M E N T SP H I L O S O P H I Q U E S
D E L A S E C O N D ET N È S E :
L E S P R I N C I P E Sn F A M I L I A U Xo
Ces fondements ont déjà été invoqués au paragraphe
précédent, pour faire contrepoint aux principes sousjacents à la première thèse : cela était nécessaire, car la
connaissance d'un principe requiert de savoir non seulement ce qu'il affirme, mais aussi ce qu'il nie. Le présent paragraphe présente donc surtout une mise en
forme et un développement des idées déjà mentionnées.
La deuxième thèse affirme que le quotient familial est
une conséquence normale du principe de la progressivité
de I'impôt sur le revenu. Cela signifie que le revenu
dont il est question est un revenu, sinon par tête, du
moins par ( unité de consommation > (14) : le quotient
familial a précisément pour fonction de déterminer le
revenu par unité de consommation, connaissant le
revenu global du foyer fiscal et sa composition.
(14) A. Charraud et A. Chastand, opus cité p. 64, écrivent que le
quotient familial ( correspond en quelque sorte à une échelle
simplifiée d'unités de consommation,. Mais ils l|e voient
pas la portée du principe ainsi énoncé, et en reviennent
ensuite à I'idée d'une n réductiond'impôtr et d'une n aide à
la famille,.
N'6 -
Juin 1981
Bien des questions techniques se posent à ce sujet :
compter I'enfant pour une demi-part, depuis le berceau
jusqu'à sa majorité, n'est-ce-pas, tant qu'il est en bas
âge, surestimer la part du revenu familial global qui lui
est consacrée, et la sous-estimer au contraire quand il
est jeune homme ou jeune fille ? Ces questions sont
importantes, mais elles nous détourneraient de notre but
principal : bornons-nous donc à les mentionner, et raisonnons, pour simplifier, comme si le quotient familial
reflétait assez exactement la réalité
c'est-à-dire
comme si une famille composée du père, de la mère et
de 5 enfants, devait disposer, pour avoir le même
niveau de vie, de 4,5 ou 5 fois plus d'argent qu'un célibataire, de 2 fois et demi plus qu'un couple sans enfant
à charge, etc.
Sous cette hypothèse, être partisan du quotient familial signifie trouver normal qu'à niveau de vie égal, le
taux de I'impôt sur le revenu soit le même, que le foyer
fiscal comporte une, deux, trois, ou dix personnes.
Autrement dit, soutenir le quotient familial veut dire
que l'on trouve pertinentes les comparaisons de niveau
de vie des différents foyers fiscaux, plutôt que les comparaisons de revenus globaux. Si le foyer fiscal A dispose de 120 000 F de revenu, tandis que le foyer B n'a
que 60 000 F, on se refuse à en déduire que A doit être
imposé à un taux supérieur à B : si A compte 4 unités
de consommation (4 < parts >) et B 2 unités seulement,
alors le taux doit être le même pour A et B (ce qui fait
payer à A un impôt double de celui de B - mais pas
davantage, comme le jugeraient normal les contradicteurs du quotient familial).
Venons-en aux présupposésphilosophiques. Ils concernent d'abord I'idée que I'on se fait de I'enfant et de la
famille : le premier est considéré comme un membre à
part entière de la seconde, et non comme une poupée
pour grandes personnes. La famille est pensée comme
une communauté de partage, où ce qui entre comme
argent est dépensé, sous la responsabilité des adultes, au
profit de tous, et en fonction des besoins de chacun.
C'est une philosophie de I'enfant-personne, de la
famille-communauté de vie où les parents sont responsables de jeunes êtres ne leur appartenant pas, par opposition à une philosophie de I'enfant-objet, possession de
ses parents. Désignons cette philosophie en lui appliquant le qualificatif ( familial >.
Les présupposés philosophiques concernent en second
lieu les rapports Etat-Enfants. Cette fois, on estime que
I'Etat doit prendre I'enfant en considération, le regarder
comme un citoyen. On considère que lorsque des
enfants et leurs parents vivent ensemble d'un ou plusieurs revenus mis en commun, le contribuable n'est pas
un individu (le père ou la mère), mais bien la famille
toute entière, qui constitue alors le < foyer fiscal >.
Bref, I'Etat et sa fiscalité ont en face d'eux non pas des
individus isolés, mais des citoyens regroupés en familles
par les liens du mariage et du sang. C'est la reconnaissance de la famille en tant qu'interlocuteur du fisc.
Ainsi la philosophie sous-jacente à I'approbation du
quotient familial a_-t-elletrois lignes de force : I'enfant
est un citoyen ; I'Etat doit respecter I'unité des cellules
dont il a entériné la formation lors de la cérémonie du
mariage ; et le taux de I'impôt sur le revenu doit être
fonction, non pas du revenu global du foyer fiscal, mais
de son niveau de vie, c'est-à-dire du revenu par unité de
consommation. Tels sont, dans leurs grandes lignes, les
principes que nous avons appelés < familiaux >.
N'6 -
Juin 1981
DROTTSOC/At
V. - CALCUL DE L'IMPOT PAR UNITE DE
CONSOMMATION EN CAS D'ABATTEMENT
F O R F A I T A I R EP O U R L E S E N F A N T S
Dans la logique < adultiste >, il est logique de présenter des tableaux faisant ressortir la différence, interprétée comme une < déduction d'impôt >>, entre ce que
paye une famille comptant n enfants, et ce qu'elle payerait sans le quotient familial. De tels tableaux étant largement mis en circulation, il est inutile d'en inclure un
dans le cadre de cet article. Par contre, les tableaux que
pourraient établir ceux qui considèrent I'enfant comme
un véritable citoyen sont beaucoup moins connus. Il est
donc normal d'en fournir ici un échantillon.
Les quatre tableaux ci-dessous indiquent le montant
de I'impôt par unité de consommation (UC) que payeraient différents foyers fiscaux, selon leur revenu global
et leur composition, dans un système d'abattement forfaitaire. Chaque tableau correspond à un système différent d'abattement forfaitaire :
- Dans les tableaux I et II, on admet le quotient
conjugal. L'abattement forfaitaire ne vaut donc que
pour les enfants. Il est de 4 000 F par enfant dans le
tableau I, et de 8 000 F dans le tableau II.
- Dans les tableaux III et IV, I'abattement forfaitaire
s'applique également au conjoint, pour un montant double de celui applicable aux enfants.
Le barème de I'impôt sur le revenu utilisé pour faire
les calculs est celui applicable aux revenus 1980. Par
souci de simplicité, le nombre d'UC a été établi en
comptant une UC par adulte et une demie UC par
enfant. Enfin, il a été fait abstraction du caractère non
imposable des prestations familiales, de façon à étudier
I'effet de I'abattement forfaitaire indépendamment des
autres dispositions fiscales concernant la famille. Ce
choix est d'autant plus justifié que, généralement, ceux
qui préconisent le remplacement du quotient familial par
un abattement forfaitaire entendent également réintégrer
les prestations familiales dans le revenu imposable.
TABLEAU
15 000
20 000
30 000
50 000
100000
625
t404]
3 657
l0 503
31856
625
l&4
3 657
l0 503
3 18 5 6
Ménage
Ménage
Ménage
2 enfants 4 enfants 6 enfants
4UC
3UC
5UC
767
| 771
4 695
12 ffiz
3 78 3 8
TABLEAU II
Impôt par UC
Abattement forfaitaire par enfant : 8000 F
2 parts pour les couples
Revenu
imposable Célibataire Couple
par UC
luc
2UC
15 000 f
20 000 F
30 000 F
50 000 F
100000 F
625
| 404
3 657
l0 503
3 18 5 6
625
l40,4
3 657
l0 503
31856
Ménage
Ménage
Ménage
2 enfants 4 enfants 6 enfants
3UC
4UC
5UC
367
l 203
3 793
ll 338
36 238
237
I t02
4 052
12 328
39 779
160
l 063
4 361
12 936
41 903
TABLEAU III
Impôt par UC
Abattement forfaitaire : 8 000 F pour le conjoint
4 000 F par enfant.
Revenu
imposable célibataire
par UC
I UC
Couple 2 enfants 4 enfants 5 enfants
2UC
4UC
3UC
5UC
15 000
20 000
30 000
50 000
100000
2 094
5 652
14 r28
42 r79
625
| 404
3 657
l0 503
3 18 5 6
Ménage
n2
I 136
2 701
6 7t9
16 536
46 5r9
Ménage
| 347
3 226
7 514
l8 689
48 689
Ménage
I 548
3 541
8 168
t9 991
49 991
TABLEAU IV
Impôt par UC
Abattement forfaitaire : 16 000 F pour le conjoint
8 000 F par enfant.
Revenu
Ménage
Ménage
Ménage
imposableCélibataire Couple 2 enfants 4 enfants 6 enfants
par UC
luc
2UC
4UC
3UC
5UC
I
Impôt par unité de consommation (15)
Abattement forfaitaire par enfant : 4 000 F
2 parts pour les couples
Revenu
imposable Célibataire Couple
par UC
luc
2UC
483
902
2 094
5 652
14 t28
42 179
l0l3
2 397
6 281
1 53 3 6
44 783
(15) Exemple de calcul: ménage 4 enfants à 30000 F par UC.
R e v e n ui m p o s a b l eg l o b a l: 1 2 0 0 0 0 F ; a b a t t e m e n t :1 6 0 0 0 F ;
i m p ô t c a l c u l é s u r 1 0 40 0 0 F p o u r 2 p a r t s ; f o r m u l e u t i l i s é e
par le fisc: 0,4 R - 18993. Pour R = 104000 on obtient:
22607 F d'impôt global, soit 5651,75 F par UC.
15 000 F
20 000 F
30 000 F
50 000 F
100000 F
625
| 404
3 657
l0 503
3l 856
237
I 102
4 052
12 328
39 779
108
| 052
4 568
l3 613
43 3r9
47
| 047
4 8t4
15089
45 089
l8
l 078
5lll
1 6l 5 l
46 l5l
Que prouvent ces tableaux ? Ils prouvent quelque
chose ou rien du tout, selon la philosophie politique
adoptée. Pour un adepte des principes ( familiaux >>,les
tableaux qui présentent comme des réductions d'impôt
la différence entre ce que paye une famille comportant
des enfants, et ce que paye un couple sans enfant, ou
un célibataire, qui dispose du même revenu, n'ont
aucune valeur probatoire, puisque leur interprétation
s'effectue dans une perspective adultiste ou jacobine.
Réciproquement, si l'on partage les principes jacobins
ou adultistes, les tableaux qui viennent d'être présentés
ne prouvent rien : ces principes s'opposant en effet à ce
484
DROIT SOCIAL
que I'on prenne en considération I'impôt par unité de
consommation, cela impliquant que les enfants mineurs
soient considérés comme des contribuables au sein du
foyer fiscal.
Autrement dit, ces tableaux ne font qu'apporter des
précisions chiffrées à des gens qui partagent une certaine
philosophie. Il est important d'en prendre conscience,
puisque malheureusement, dans <<I'autre camp )), si je
puis dire, on présente souvent les tableaux comme prouvant I'injustice du quotient familial, ce qui est un appel
pur et simple à I'argument d'autorité (16).
Ceci étant, quels renseignements les tableaux I à IV
apportent-ils à qui adhère aux principes < familiaux > ?
Ils montrent que le système de I'abattement forfaitaire
aboutit à taxer différemment I'unité de consommation, à
revenu égal, selon qu'elle se situe dans un foyer fiscal
par unité de conplus ou moins nombreux. L'impôt
sommation jouissant d'un revenu donné peut augmenter,
éventuellement du simple ou double, quand on passe du
célibataire à la famille de 6 enfants ; il peut également
diminuer, pour les faibles revenus, si le montant de
I'abattement forfaitaire est important.
Dans tous les cas, le célibataire et les différentes configurations familiales se voient appliquer des traitements
inégaux. Un célibataire disposant de revenus confortables perd par exemple en prélèvement 32 slo de son
revenu imposable, tandis qu'un enfant ayant une quotepart analogue au sein du revenu familial global en perd
50 90. L'enfant riche est alors imposé beaucoup plus
lourdement que le célibataire riche.
CONCLUSION
Jacques Rueff écrivait en conclusion de son æuvre
majeure : < Soyez libéraux, soyez socialistes, mais ne
soyez pas menteurs > (17). C'est un message de même
nature qui nous parait devoir être transmis en conclusion de ces quelques réflexions sur le quotient familial.
Étant libéral, Jacques Rueff désirait qu'augmente le
nombre des partisans du libéralisme. Etant < familial >,
nous souhaitons pareillement qu'augmente le nombre de
N'6 -
Juin 1981
ceux qui adhèrent aux principes ( familiaux > (18). Mais
cet article n'a pas pour but de convertir les cæurs, il a
pour but d'éclairer les esprits. En tant que scientifique,
il nous est indifférent que les autres membres de la
communauté scientifique aient une philosophie ou une
autre. Ce que nous voulons, par contre, c'est qu'ils ne
soient pas ( menteurs >>,c'est-à-dire qu'ils ne fassent pas
accepter par I'opinion publique certaines idées en disant
qu'elles sont prouvées par les données statistiques, alors
qu'elles proviennent en fait de présupposés philosophiques non explicités.
Nous avons cité au début de cet article la phrase
suivante : <<Le système du quotient familial constitue
donc un avantage aux familles... ) (19). Cette phrase se
référait à un tableau de chiffres ; selon elle, le lecteur
n'avait qu'à lire ce tableau pour constater que le quotient familial procure bien'des réductions d'impôt. Nous
pouvons faire de ce <<donc > le symbole de I'imposture,
parce qu'il présente comme un point d'arrivée ce qui est
un point de départ intellectuel. Ce que les tableaux
montrent, c'est I'importance des < réductions d'impôt >
procurées par le quotient familial, en supposant admis
le principe selon lequel c'est le chef de famille qui est
imposé, ou le couple, et non pas la famille toute
entière. Les chiffres quantifient, apportent des informations quantitatives ; ils ne qualifient pas, ils ne démontrent pas I'existence d'un phénomène qualitatif : ils ont
au contraire besoin que ce phénomène existe, que son
existence ait été établie par ailleurs, pour être porteurs
d'une information.
En procédant à I'analyse des présupposés philosophiques qui président, soit aux tableaux de I'INSEE que
nous avons cités, soit aux tableaux présentés dans la
5ème section, nous avons donc cherché à démystifier la
magie des chiffres. Les concepts viennent avant les calculs et leurs résultats.
< Pour telles et telles raisons, nous considérons le
quotient familial comme une aide fiscale aux familles ;
et voici les calculs que nous pouvons faire pour préciser
quantitativement le montant de cette aide > ; ou bien
encore : <<Pour telles et telles raisons, nous estimons
que l'absence de quotient familial conduit à taxer les
familles plus lourdement que les célibataires et les couples sans enfants ; voici les calculs qui permettent de
quantifier cette surcharge fiscale >. Telles sont les phrases qui expriment des démarches intellectuelles conformes à I'esprit scientifique. Puisse cet article les aider à
détrôner les pétitions de principe qui se font abusivement passer pour des déductions.
(1q-;ffique,
dans ses variantescontemporaines,
I'argument
d'autoritéfait plus souventappel à des chiffres,et notamqu'à
ment à des statistiques,
des auteurs.Ces derniersont
été désacralisés,tandis que les chiffres sont auréolésde
prestigeet de mystère: il est donc naturelde s'adresserà
eux quandon veut obtenirI'assentiment
de quelqu'unsans
avoir à fournir une preuve,si ce n'esl en apparence.
pas coutume de faire étalage de nos choix
ilE|Tiffivons
philosophiques
iques. ll nous a
dans nos articles scientif
cependantparu souhaitable,
dans ce cas précis,de livrerau
lecteurcette information,
de façon à lui laisserapprécierpar
lui-mêmesi nous avons su réalisernotre ambitionscientifique: à savoiréclairer,comprendreet faire comprendre- et
non pas chercherà promouvoir
les principesphilosophiques
auxquelsnous adhérons.
(17)a l'e1d1eSocialu, chap. 37.
(19)C'est nous qui soulignons.
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