Entretien
Février 2008 SCIENCES HUMAINES 29
N° 190
Alexandre Sargos
Jon Elster est né à Oslo, a étudié à Paris, enseigné la phi-
losophie, l’histoire, la sociologie et les sciences politi-
ques en Norvège, aux États-Unis et en France. Cosmo-
polite par profession, il l’est aussi par conviction : convaincu
de l’universelle portée de l’empire de la raison, il ne cesse
d’explorer les méandres qui séparent nos intentions de nos
décisions, et nos décisions de leurs effets. Auteur ou direc-
teur d’une cinquantaine d’ouvrages et recueils, il est à
l’origine d’une œuvre considérable en philosophie morale
et politique et en sciences sociales, dont une infi me partie
est traduite en français. En 1979, il publiait Ulysse et les
sirènes (trad. fr., Minuit, 1987), un examen fouillé des
moyens par lesquels les hommes, seuls ou en société, ten-
tent de maîtriser leurs propres faiblesses de volonté. Plus de
vingt-cinq ans plus tard, J. Elster, en dictant trois conféren-
ces au Collège de France, remettait ses conclusions sur le
métier pour constater qu’en fait, rien de ce qui est effi cace
et rationnel ne l’est jusqu’au bout.
Il y a beaucoup d’occasions où nous nous proposons de faire
des choses que nous ne tiendrons pas, ou que nous
repousserons. Les philosophes appellent cela « faiblesse de
volonté » et considèrent qu’il y a là un problème. Mais en
quoi cela diffère-t-il du simple fait de changer d’avis ?
Parce que cela nous met en contradiction avec nous-
mêmes. Avant d’agir, on pense d’une certaine manière
mais, finalement, on agit autrement. Immédiatement
après, on retourne à sa position initiale. Avant, on ne vou-
drait pas succomber et après on regrette ce changement.
C’est donc ressenti comme un échec, quelle qu’en soit la
raison. Si l’on se sent responsable, c’est un cas de faiblesse.
En tout cas, c’est une contradiction.
Une contradiction entre quoi et quoi ?
La philosophie classique expliquait cela en opposant la
raison aux passions : il y a d’un côté ce que l’on a voulu, de
l’autre, ce qui s’est imposé à nous. Mais, dans les années
1950, des chercheurs en économie ont mis en lumière ce
fait très simple que l’on peut aussi changer d’avis simple-
ment par un effet du passage du temps. Il ne se passe rien,
sauf que le temps passe et que le sujet change momentané-
ment d’avis. C’est par exemple le cas d’un homme qui prend
rendez-vous avec son dentiste parce qu’il a mal aux dents
et qui, le jour du rendez-vous, renonce à y aller. Il cède une
grande satisfaction (être débarrassé de sa carie) pour une
autre plus petite, mais immédiate (ne pas subir un traite-
ment pénible). Ou considérons le cas d’une personne à qui
l’on propose de toucher 100 euros dans un mois ou 300
dans six mois. Imaginons que cette personne décide
d’abord d’attendre les six mois mais, à la veille de l’échéance,
opte pour les 100 euros. Visiblement, ce petit gain immé-
diat lui est apparu plus grand que celui qu’elle s’était pro-
posée d’obtenir. Les économistes ont appelé cela « escompte
hyperbolique du futur », parce que la courbe que suit la
dévaluation de chaque gain est une hyperbole. Ce sont des
mots techniques pour décrire un phénomène très subjec-
tif : une sorte d’illusion d’optique qui fait qu’un objet proche
dans le temps apparaît, lorsqu’on s’en approche, comme
plus grand qu’un autre plus lointain.
Est-ce que toutes les faiblesses de volonté ne sont pas de cet
ordre ?
Non, tous les changements de préférences ne sont pas aussi
gratuits. Prenez le cas d’une personne qui, au restaurant, a
décidé de ne pas prendre de dessert. Mais on lui apporte un
plateau de gâteaux délicieux, et elle se laisse tenter. Dans ce
cas, un événement est intervenu : une stimulation senso-
rielle, visuelle ou olfactive. Quelque chose l’a fait changer
d’avis. Dans le cas précédent, aucun événement n’est inter-
venu : seulement le passage du temps. Dans le cas du den-
tiste non plus, il ne se passe rien de spécial. Ce sont des
exemples de faiblesse de la volonté intéressants, parce
qu’ils ne sont pas liés à des facteurs extérieurs : tout se passe
à l’intérieur du sujet.
Il n’est pas irrationnel de se laisser tenter par un gâteau ?
Selon la défi nition que je donne, succomber à l’émotion
n’est pas irrationnel en soi : au moins il y a une raison pour
laquelle on n’accomplit pas ce que l’on se proposait de faire.
C’est peut-être bête, regrettable, mais ce n’est pas irration-
nel. Si Ulysse avait été moins prévoyant, il aurait cédé à un
désir suscité par le chant des sirènes. Or, selon le philoso-
phe David Hume, la rationalité sert à réaliser les désirs plu-
tôt qu’à les juger. On ne peut pas opposer la raison aux pas-
sions, sauf si nos passions sont incohérentes. Il y a en effet
des désirs qui sont irrationnels dès le départ. Par exemple,
si je veux créer un parti politique qui se donne pour objectif
que tout le monde gagne plus d’argent que la moyenne,
c’est impossible. Il y a des souhaits irréalisables, comme
celui d’être présent à ses propres funérailles, ou contradic-
toires, comme le désir d’oublier quelque chose puisque le
seul fait d’y penser rend le souvenir présent. Il y a des situa-
tions où, étant donné la structure des préférences, je serai
sûrement amené à ne pas faire ce que j’ai projeté au départ.
Exemple : si une mère profère une menace à sa fi lle telle que
Philosophe, professeur à
l’université de Columbia
et au Collège de France.
Il a récemment publié :
Agir contre soi. La faiblesse
de volonté, Odile Jacob, 2006.
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