RENCONTRE AVEC JON ELSTER Comment résister à la tentation Face à la faiblesse de la volonté, celui qui sait anticiper a plusieurs moyens de résister à la tentation. Mais, parfois, le remède est aussi coûteux que le mal… 28 SCIENCES HUMAINES Février 2008 N° 190 Entretien J on Elster est né à Oslo, a étudié à Paris, enseigné la philosophie, l’histoire, la sociologie et les sciences politiques en Norvège, aux États-Unis et en France. Cosmopolite par profession, il l’est aussi par conviction : convaincu de l’universelle portée de l’empire de la raison, il ne cesse d’explorer les méandres qui séparent nos intentions de nos décisions, et nos décisions de leurs effets. Auteur ou directeur d’une cinquantaine d’ouvrages et recueils, il est à l’origine d’une œuvre considérable en philosophie morale et politique et en sciences sociales, dont une infime partie est traduite en français. En 1979, il publiait Ulysse et les sirènes (trad. fr., Minuit, 1987), un examen fouillé des moyens par lesquels les hommes, seuls ou en société, tentent de maîtriser leurs propres faiblesses de volonté. Plus de vingt-cinq ans plus tard, J. Elster, en dictant trois conférences au Collège de France, remettait ses conclusions sur le métier pour constater qu’en fait, rien de ce qui est efficace et rationnel ne l’est jusqu’au bout. Alexandre Sargos Il y a beaucoup d’occasions où nous nous proposons de faire des choses que nous ne tiendrons pas, ou que nous repousserons. Les philosophes appellent cela « faiblesse de volonté » et considèrent qu’il y a là un problème. Mais en quoi cela diffère-t-il du simple fait de changer d’avis ? rendez-vous avec son dentiste parce qu’il a mal aux dents et qui, le jour du rendez-vous, renonce à y aller. Il cède une grande satisfaction (être débarrassé de sa carie) pour une autre plus petite, mais immédiate (ne pas subir un traitement pénible). Ou considérons le cas d’une personne à qui l’on propose de toucher 100 euros dans un mois ou 300 dans six mois. Imaginons que cette personne décide d’abord d’attendre les six mois mais, à la veille de l’échéance, opte pour les 100 euros. Visiblement, ce petit gain immédiat lui est apparu plus grand que celui qu’elle s’était proposée d’obtenir. Les économistes ont appelé cela « escompte hyperbolique du futur », parce que la courbe que suit la dévaluation de chaque gain est une hyperbole. Ce sont des mots techniques pour décrire un phénomène très subjectif : une sorte d’illusion d’optique qui fait qu’un objet proche dans le temps apparaît, lorsqu’on s’en approche, comme plus grand qu’un autre plus lointain. Est-ce que toutes les faiblesses de volonté ne sont pas de cet ordre ? Parce que cela nous met en contradiction avec nousmêmes. Avant d’agir, on pense d’une certaine manière mais, finalement, on agit autrement. Immédiatement après, on retourne à sa position initiale. Avant, on ne voudrait pas succomber et après on regrette ce changement. C’est donc ressenti comme un échec, quelle qu’en soit la raison. Si l’on se sent responsable, c’est un cas de faiblesse. En tout cas, c’est une contradiction. Non, tous les changements de préférences ne sont pas aussi gratuits. Prenez le cas d’une personne qui, au restaurant, a décidé de ne pas prendre de dessert. Mais on lui apporte un plateau de gâteaux délicieux, et elle se laisse tenter. Dans ce cas, un événement est intervenu : une stimulation sensorielle, visuelle ou olfactive. Quelque chose l’a fait changer d’avis. Dans le cas précédent, aucun événement n’est intervenu : seulement le passage du temps. Dans le cas du dentiste non plus, il ne se passe rien de spécial. Ce sont des exemples de faiblesse de la volonté intéressants, parce qu’ils ne sont pas liés à des facteurs extérieurs : tout se passe à l’intérieur du sujet. Une contradiction entre quoi et quoi ? Il n’est pas irrationnel de se laisser tenter par un gâteau ? La philosophie classique expliquait cela en opposant la raison aux passions : il y a d’un côté ce que l’on a voulu, de l’autre, ce qui s’est imposé à nous. Mais, dans les années 1950, des chercheurs en économie ont mis en lumière ce fait très simple que l’on peut aussi changer d’avis simplement par un effet du passage du temps. Il ne se passe rien, sauf que le temps passe et que le sujet change momentanément d’avis. C’est par exemple le cas d’un homme qui prend Selon la définition que je donne, succomber à l’émotion n’est pas irrationnel en soi : au moins il y a une raison pour laquelle on n’accomplit pas ce que l’on se proposait de faire. C’est peut-être bête, regrettable, mais ce n’est pas irrationnel. Si Ulysse avait été moins prévoyant, il aurait cédé à un désir suscité par le chant des sirènes. Or, selon le philosophe David Hume, la rationalité sert à réaliser les désirs plutôt qu’à les juger. On ne peut pas opposer la raison aux passions, sauf si nos passions sont incohérentes. Il y a en effet des désirs qui sont irrationnels dès le départ. Par exemple, si je veux créer un parti politique qui se donne pour objectif que tout le monde gagne plus d’argent que la moyenne, c’est impossible. Il y a des souhaits irréalisables, comme celui d’être présent à ses propres funérailles, ou contradictoires, comme le désir d’oublier quelque chose puisque le seul fait d’y penser rend le souvenir présent. Il y a des situations où, étant donné la structure des préférences, je serai sûrement amené à ne pas faire ce que j’ai projeté au départ. Exemple : si une mère profère une menace à sa fille telle que P r of i l Philosophe, professeur à l’université de Columbia et au Collège de France. Il a récemment publié : Agir contre soi. La faiblesse de volonté, Odile Jacob, 2006. Février 2008 N° 190 SCIENCES HUMAINES 29 Entretien « si tu continues, je te jette à la rue », il existe de grandes chances qu’elle ne l’exécute jamais, parce qu’au moment où elle sera en situation de le faire, cela n’aura plus de sens. Jusqu’à nouvel ordre, je ne vois pas que l’on puisse isoler une faculté qui serait « la volonté » chez l’homme. Les philosophes en parlent, et peut-être un jour découvrira-t-on la base neurophysiologique qui lui correspond, mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Donc je propose de faire appel à d’autres moyens, que je comprends mieux. En fait, il existe beaucoup de moyens que les individus et les collectivités humaines mettent en œuvre pour prévenir ou déjouer ces comportements peu rationnels. Pour procéder dans l’ordre, je commencerai par considérer les formes individuelles. La raison des faiblesses de volonté est que nous ne nous projetons pas dans l’avenir. Un individu avisé peut reconnaître l’existence d’un risque de faiblesse de volonté. Imaginons de mettre dans le même panier toute une série de décisions futures. Il devient évident de prendre à chaque fois le bien le plus grand, plutôt que le plus petit, que l’on choisirait si chaque décision était prise isolément. Si aujourd’hui je fais le bon choix, cela prédit que dans toutes les occasions, je ferai de même. Si je fais le mauvais, cela prédit que je ferai toujours ainsi. Autrement dit, cela consiste à se dire que demain est identique à aujourd’hui. Ce que je choisis pour plus tard, je le choisis aussi pour aujourd’hui. Cela revient à se donner une « loi privée ». C’est la maxime des Alcooliques anonymes, qui affirme qu’une seule exception (une seule gorgée d’alcool) ruinera tout le traitement. Mais cela s’applique aussi lorsqu’il n’y a pas de dépendance physique. Prenez le cas d’une personne qui prend la résolution de faire une demi-heure de gymnastique tous les matins, ou bien d’épargner une partie de son salaire chaque mois, ou de ne pas rester devant la télévision jusqu’à deux heures du matin : ces décisions-là ne reposent pas sur la dépendance physique à un produit. Elles se présentent comme simplement rationnelles, et la meilleure manière de les suivre est de le faire tout de suite. C’était la principale maxime de la morale victorienne : « Ne fais jamais une seule exception ! » Cela paraît simple. Mais est-ce vraiment applicable ? C’est une très bonne solution. Cependant, si l’on réfléchit, elle n’est pas si optimale que cela. Il y a des inconvénients. C’est une loi très rigide, et le fait de ne pas accorder d’exception peut se révéler extrêmement coûteux, donc pas très rationnel. Si je m’impose de me brosser les dents tous les soirs et qu’un jour je doive faire deux kilomètres à pied sous la neige pour me procurer une brosse, c’est très coûteux en efforts. C’est un fait que Sigmund Freud avait compris et qu’il 30 SCIENCES HUMAINES Février 2008 N° 190 Alexandre Sargos Est-ce que ce n’est pas le rôle de la volonté que de résoudre ces problèmes ? expliquait à sa manière. Plus simplement, je dirai que cette solution peut créer plus de problèmes qu’elle n’en résout… Existe-t-il d’autres manières de déjouer la faiblesse de volonté ? Oui. Comme Ulysse, on peut faire appel à une instance extérieure pour s’aider soi-même à ne pas changer de préférence. Si vous voulez arrêter de fumer, dites-le à votre entourage… Cela semble imparable ; cependant, ça ne l’est pas. De manière générale, qui peut lier peut aussi délier. Par exemple, il existe une méthode pour lutter contre la cocaïnomanie chez les médecins américains. Ils écrivent une lettre où ils avouent leurs habitudes et la confient à leur clinicien. Puis ils se soumettent régulièrement à des tests de contrôle. Si le test s’avère positif, il est convenu que la lettre est envoyée aux autorités, sauf si le patient révoque sa lettre de confession dans un délai de quinze jours. Pratiquement tous les médecins ayant été contrôlés positifs ont usé de ce droit, pour immédiatement d’ailleurs se repentir et envoyer une seconde lettre validant leurs aveux… Le problème des lois que l’on se donne à soi-même en en confiant la sanction à un tiers, c’est que l’on arrive assez facilement à les neutraliser. Peut-on imaginer de ne pas pouvoir le faire ? Oui, si l’on fait appel à une institution. Aux États-Unis, il y a un moyen, pour les joueurs invétérés, de faire cesser leur addiction : c’est de se faire interdire l’entrée des casinos en signant un papier. Non seulement le joueur est exclu des salles, mais il se soumet à des sanctions pénales s’il joue. Il y a des dizaines de milliers de gens qui signent ces contrats. Mais, bien qu’ils soient à peu près irrévocables, il existe tout de même des moyens de leur échapper : l’application est limitée à certains États. Il suffit de prendre l’avion. Entretien Je ne vois pas que l’on puisse isoler une faculté qui serait « la volonté » chez Sinon, dans la plupart des cas, il existe une minorité qui n’a pas choisi. Par ailleurs, il est douteux que les constitutions aient pour fonction de limiter les passions politiques : beaucoup d’entre elles ont été adoptées ou modifiées en des moments convulsifs de l’histoire (en France : 1789, 1848, 1958). Enfin, si l’on considère la facilité avec laquelle les gouvernements modifient les lois électorales, on voit que les constitutions finalement ne maîtrisent pas vraiment les règles de la vie politique future. l’homme. Finalement, toutes ces solutions reviennent à suivre des règles. Si c’est si difficile, pourquoi ne pas chercher à déjouer les décisions irrationnelles en modifiant nos désirs ? En fait, n’est-ce pas l’une des vocations des institutions que de contraindre les gens à ne pas céder à leurs choix momentanés ? C’est une proposition que j’ai avancée depuis longtemps, et à laquelle je continue de réfléchir. Il y a des exemples qui semblent le vérifier. Ce sont ces lois qui imposent des délais de réflexion avant qu’une décision soit définitive. Aux ÉtatsUnis, il y a huit jours d’attente avant de confirmer l’achat d’une arme à feu. Le délai imposé avant un mariage, un divorce, un avortement, le délai de réflexion après un achat important sont des dispositions qui permettent de revenir sur un choix irrationnel, ou qui peut être lié à une émotion momentanée, et qui engage l’avenir. Cependant, ces lois n’ont pas toujours cette mission : en France, le délai avant mariage est lié à la publication des bans et vise à empêcher les mariages abusifs. Dans ce cas, c’est la société qui se protège contre les individus. Je ne suis pas sûr que l’on puisse généraliser. Selon D. Hume, les désirs sont au fondement de l’action, et l’on ne peut agir sur eux. Si je suis avare, pourquoi aurais-je le désir de ne plus être avare ? Mais admettons qu’il y ait des moyens pour chercher à changer ses désirs. Exemple : j’ai un goût immodéré pour la glace à la vanille mais je veux cesser d’en manger. Je peux essayer de m’inspirer le dégoût de ce produit. Je peux essayer de me désensibiliser au déclencheur de mon appétit : la vue, l’odeur, etc. Je peux aussi éviter les lieux où ce produit est offert à la vue et à la vente. Il y a donc différentes méthodes : l’évitement, la désensibilisation, l’aversion provoquée. C’est celles que tentent de mettre en œuvre les psychothérapies. Or, des études ont montré qu’elles n’avaient pas ou très peu de résultats. Seule la personnalité du thérapeute a une incidence. En fin de compte, ce n’est pas plus facile que de suivre une règle. Donc, il n’y a pas de solution parfaite ? J’ai titré mon livre Agir contre soi, parce que l’expression vaut dans les deux sens. D’abord parce que les choix irrationnels sont en général perçus négativement par le sujet. Mais aussi parce que les moyens dont il dispose pour les prévenir consistent la plupart du temps à lutter contre lui-même. Il ne semble pas que l’on puisse échapper à cette contrariété. ■ PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS JOURNET Le meilleur exemple que vous avez proposé n’est-il pas celui des constitutions ? À lire En effet, j’ai suggéré que les constitutions étaient de bons exemples de dispositifs à l’aide desquels les sociétés s’efforcent de lier leurs choix à venir et d’empêcher les déviations. Mais sont-elles pour autant comparables à des « lois privées » ? J’en doute aujourd’hui, car les sociétés ne sont pas des individus. Étant donné la procédure d’adoption d’une constitution, en général, on constate que la décision est celle d’une majorité qui non seulement se lie elle-même, mais impose sa loi à une minorité. Pour cette dernière, ce n’est donc pas un choix. Le seul exemple pur que je connaisse est celui des constituants français qui, le 16 mai 1791, se sont déclarés unanimement inéligibles à la première législature. • Raison et raisons Collège de France/Fayard, 2006. • Proverbes. Maximes, émotions Puf, 2003. • Éthique des choix médicaux Actes Sud, 1992. • Psychologie politique Minuit, 1990. • Karl Marx. Une interprétation analytique Puf, 1989. • Le Laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité Minuit, 1987. Février 2008 N° 190 SCIENCES HUMAINES 31