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Comment sister
à la tentation
Face à la faiblesse de la volonté, celui qui sait anticiper
a plusieurs moyens desister à la tentation.
Mais, parfois, le remède est aussi coûteux que le mal…
RENCONTRE AVEC JON ELSTER
Entretien
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Alexandre Sargos
Jon Elster est né à Oslo, a étudié à Paris, enseigné la phi-
losophie, l’histoire, la sociologie et les sciences politi-
ques en Norvège, aux États-Unis et en France. Cosmo-
polite par profession, il l’est aussi par conviction : convaincu
de l’universelle portée de l’empire de la raison, il ne cesse
d’explorer les méandres qui séparent nos intentions de nos
décisions, et nos décisions de leurs effets. Auteur ou direc-
teur d’une cinquantaine d’ouvrages et recueils, il est à
l’origine d’une œuvre considérable en philosophie morale
et politique et en sciences sociales, dont une in me partie
est traduite en français. En 1979, il publiait Ulysse et les
sirènes (trad. fr., Minuit, 1987), un examen fouillé des
moyens par lesquels les hommes, seuls ou en société, ten-
tent de maîtriser leurs propres faiblesses de volonté. Plus de
vingt-cinq ans plus tard, J. Elster, en dictant trois conféren-
ces au Collège de France, remettait ses conclusions sur le
métier pour constater qu’en fait, rien de ce qui est ef cace
et rationnel ne l’est jusqu’au bout.
Il y a beaucoup d’occasions où nous nous proposons de faire
des choses que nous ne tiendrons pas, ou que nous
repousserons. Les philosophes appellent cela « faiblesse de
volonté » et considèrent qu’il y a là un problème. Mais en
quoi cela diffère-t-il du simple fait de changer davis ?
Parce que cela nous met en contradiction avec nous-
mêmes. Avant d’agir, on pense d’une certaine manière
mais, finalement, on agit autrement. Immédiatement
après, on retourne à sa position initiale. Avant, on ne vou-
drait pas succomber et aps on regrette ce changement.
C’est donc ressenti comme un échec, quelle qu’en soit la
raison. Si l’on se sent responsable, c’est un cas de faiblesse.
En tout cas, c’est une contradiction.
Une contradiction entre quoi et quoi ?
La philosophie classique expliquait cela en opposant la
raison aux passions : il y a d’un côté ce que l’on a voulu, de
l’autre, ce qui s’est imposé à nous. Mais, dans les années
1950, des chercheurs en économie ont mis en lumière ce
fait très simple que lon peut aussi changer davis simple-
ment par un effet du passage du temps. Il ne se passe rien,
sauf que le temps passe et que le sujet change momentané-
ment d’avis. C’est par exemple le cas d’un homme qui prend
rendez-vous avec son dentiste parce qu’il a mal aux dents
et qui, le jour du rendez-vous, renonce à y aller. Il cède une
grande satisfaction (être débarrassé de sa carie) pour une
autre plus petite, mais imdiate (ne pas subir un traite-
ment pénible). Ou considérons le cas d’une personne à qui
lon propose de toucher 100 euros dans un mois ou 300
dans six mois. Imaginons que cette personne décide
d’abord d’attendre les six mois mais, à la veille de l’écance,
opte pour les 100 euros. Visiblement, ce petit gain immé-
diat lui est apparu plus grand que celui qu’elle s’était pro-
poe d’obtenir. Les économistes ont appelé cela « escompte
hyperbolique du futur », parce que la courbe que suit la
dévaluation de chaque gain est une hyperbole. Ce sont des
mots techniques pour décrire un phénomène très subjec-
tif : une sorte d’illusion d’optique qui fait qu’un objet proche
dans le temps apparaît, lorsqu’on s’en approche, comme
plus grand qu’un autre plus lointain.
Est-ce que toutes les faiblesses de volonté ne sont pas de cet
ordre ?
Non, tous les changements de préférences ne sont pas aussi
gratuits. Prenez le cas d’une personne qui, au restaurant, a
décidé de ne pas prendre de dessert. Mais on lui apporte un
plateau de gâteaux délicieux, et elle se laisse tenter. Dans ce
cas, un événement est intervenu : une stimulation senso-
rielle, visuelle ou olfactive. Quelque chose l’a fait changer
d’avis. Dans le cas précédent, aucun événement nest inter-
venu : seulement le passage du temps. Dans le cas du den-
tiste non plus, il ne se passe rien de scial. Ce sont des
exemples de faiblesse de la volonté intéressants, parce
qu’ils ne sont pas liés à des facteurs extérieurs : tout se passe
à l’intérieur du sujet.
Il n’est pas irrationnel de se laisser tenter par un gâteau ?
Selon la défi nition que je donne, succomber à l’émotion
n’est pas irrationnel en soi : au moins il y a une raison pour
laquelle on naccomplit pas ce que l’on se proposait de faire.
C’est peut-être bête, regrettable, mais ce nest pas irration-
nel. Si Ulysse avait é moins prévoyant, il aurait cé à un
sir suscité par le chant des sirènes. Or, selon le philoso-
phe David Hume, la rationalité sert à réaliser les désirs plu-
tôt qu’à les juger. On ne peut pas opposer la raison aux pas-
sions, sauf si nos passions sont incohérentes. Il y a en effet
des désirs qui sont irrationnels dès le départ. Par exemple,
si je veux créer un parti politique qui se donne pour objectif
que tout le monde gagne plus d’argent que la moyenne,
c’est impossible. Il y a des souhaits irréalisables, comme
celui d’être présent à ses propres funérailles, ou contradic-
toires, comme le désir d’oublier quelque chose puisque le
seul fait d’y penser rend le souvenir psent. Il y a des situa-
tions où, étant donné la structure des préférences, je serai
rement amené à ne pas faire ce que j’ai projeté au départ.
Exemple : si une mère profère une menace à sa fi lle telle que
Philosophe, professeur à
l’université de Columbia
et au Collège de France.
Il a récemment publ:
Agir contre soi. La faiblesse
de volonté, Odile Jacob, 2006.
Profil
Entretien
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expliquait à sa manière. Plus simplement, je dirai que cette
solution peut cer plus de problèmes qu’elle n’en résout
Existe-t-il d’autres manières de déjouer la faiblesse de
volonté ?
Oui. Comme Ulysse, on peut faire appel à une instance
extérieure pour s’aider soi-même à ne pas changer de pré-
férence. Si vous voulez arrêter de fumer, dites-le à votre
entourage Cela semble imparable ; cependant, ça ne l’est
pas. De manière générale, qui peut lier peut aussi délier. Par
exemple, il existe une méthode pour lutter contre la cocaï-
nomanie chez les médecins américains. Ils écrivent une
lettre où ils avouent leurs habitudes et la con ent à leur cli-
nicien. Puis ils se soumettent régulièrement à des tests de
contrôle. Si le test s’avère positif, il est convenu que la lettre
est envoyée aux autoris, sauf si le patient révoque sa lettre
de confession dans un délai de quinze jours. Pratiquement
tous les médecins ayant été contrôlés positifs ont usé de ce
droit, pour immédiatement dailleurs se repentir et envoyer
une seconde lettre validant leurs aveux… Le problème des
lois que l’on se donne à soi-même en en con ant la sanction
à un tiers, c’est que l’on arrive assez facilement à les
neutraliser.
Peut-on imaginer de ne pas pouvoir le faire ?
Oui, si l’on fait appel à une institution. Aux États-Unis, il y a
un moyen, pour les joueurs inrés, de faire cesser leur
addiction : c’est de se faire interdire l’entrée des casinos en
signant un papier. Non seulement le joueur est exclu des
salles, mais il se soumet à des sanctions pénales s’il joue. Il
y a des dizaines de milliers de gens qui signent ces contrats.
Mais, bien qu’ils soient à peu près irvocables, il existe tout
de même des moyens de leur échapper : l’application est
limie à certains États. Il suffi t de prendre l’avion.
« si tu continues, je te jette à la rue », il existe de grandes
chances qu’elle ne l’ecute jamais, parce qu’au moment où
elle sera en situation de le faire, cela n’aura plus de sens.
Est-ce que ce n’est pas le rôle de la volonté que de résoudre ces
problèmes ?
Jusquà nouvel ordre, je ne vois pas que lon puisse isoler
une faculté qui serait « la volonté » chez l’homme. Les phi-
losophes en parlent, et peut-être un jour découvrira-t-on la
base neurophysiologique qui lui correspond, mais pour
l’instant ce n’est pas le cas. Donc je propose de faire appel à
d’autres moyens, que je comprends mieux.
En fait, il existe beaucoup de moyens que les individus et
les collectivités humaines mettent en œuvre pour prévenir
ou déjouer ces comportements peu rationnels. Pour procé-
der dans l’ordre, je commencerai par considérer les formes
individuelles.
La raison des faiblesses de volonté est que nous ne nous
projetons pas dans l’avenir. Un individu avisé peut recon-
naître l’existence d’un risque de faiblesse de volonté.
Imaginons de mettre dans le même panier toute une série
de décisions futures. Il devient évident de prendre à chaque
fois le bien le plus grand, plutôt que le plus petit, que lon
choisirait si chaque décision était prise isolément. Si
aujourdhui je fais le bon choix, cela prédit que dans toutes
les occasions, je ferai de même. Si je fais le mauvais, cela
prédit que je ferai toujours ainsi. Autrement dit, cela
consiste à se dire que demain est identique à aujourd’hui.
Ce que je choisis pour plus tard, je le choisis aussi pour
aujourd’hui. Cela revient à se donner une « loi privée ». C’est
la maxime des Alcooliques anonymes, qui af rme quune
seule exception (une seule gorgée d’alcool) ruinera tout le
traitement. Mais cela s’applique aussi lorsqu’il n’y a pas de
dépendance physique. Prenez le cas d’une personne qui
prend la résolution de faire une demi-heure de gymnasti-
que tous les matins, ou bien d’épargner une partie de son
salaire chaque mois, ou de ne pas rester devant la télévision
jusqu’à deux heures du matin : ces décisions-là ne reposent
pas sur la dépendance physique à un produit. Elles se pré-
sentent comme simplement rationnelles, et la meilleure
manière de les suivre est de le faire tout de suite. C’était la
principale maxime de la morale victorienne : « Ne fais
jamais une seule exception ! »
Cela paraît simple. Mais est-ce vraiment applicable ?
C’est une ts bonne solution. Cependant, si l’on réfl échit,
elle nest pas si optimale que cela. Il y a des inconvénients.
C’est une loi très rigide, et le fait de ne pas accorder d’excep-
tion peut se révéler extrêmement coûteux, donc pas très
rationnel. Si je m’impose de me brosser les dents tous les
soirs et qu’un jour je doive faire deux kilomètres à pied sous
la neige pour me procurer une brosse, c’est très coûteux en
efforts. Cest un fait que Sigmund Freud avait compris et qu’il
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En fait, n’est-ce pas l’une des vocations des institutions que
de contraindre les gens à ne pas céder à leurs choix
momentanés ?
C’est une proposition que j’ai avancée depuis longtemps, et
à laquelle je continue de réfl échir. Il y a des exemples qui
semblent le véri er. Ce sont ces lois qui imposent des délais
de réfl exion avant qu’une décision soit défi nitive. Aux États-
Unis, il y a huit jours d’attente avant de con rmer lachat
d’une arme à feu. Le délai imposé avant un mariage, un
divorce, un avortement, le délai de réfl exion après un achat
important sont des dispositions qui permettent de revenir
sur un choix irrationnel, ou qui peut être lié à une émotion
momentanée, et qui engage l’avenir. Cependant, ces lois
n’ont pas toujours cette mission : en France, le délai avant
mariage est lié à la publication des bans et vise à empêcher
les mariages abusifs. Dans ce cas, c’est la société qui se pro-
ge contre les individus. Je ne suis pas sûr que l’on puisse
généraliser.
Le meilleur exemple que vous avez proposé n’est-il pas celui
des constitutions ?
En effet, j’ai sugré que les constitutions étaient de bons
exemples de dispositifs à l’aide desquels les sociétés s’effor-
cent de lier leurs choix à venir et d’empêcher les déviations.
Mais sont-elles pour autant comparables à des « lois pri-
es » ? J’en doute aujourd’hui, car les socs ne sont pas
des individus. Étant donné la procédure dadoption dune
constitution, en géral, on constate que la décision est celle
d’une majorité qui non seulement se lie elle-même, mais
impose sa loi à une minorité. Pour cette dernre, ce n’est
donc pas un choix. Le seul exemple pur que je connaisse est
celui des constituants français qui, le 16 mai 1791, se sont
déclarés unanimement inéligibles à la première législature.
Sinon, dans la plupart des cas, il existe une minorité qui na
pas choisi. Par ailleurs, il est douteux que les constitutions
aient pour fonction de limiter les passions politiques : beau-
coup d’entre elles ont été adoptées ou modifes en des
moments convulsifs de l’histoire (en France : 1789, 1848,
1958). En n, si lon considère la facilité avec laquelle les
gouvernements modi ent les lois électorales, on voit que les
constitutions nalement ne maîtrisent pas vraiment les
règles de la vie politique future.
Finalement, toutes ces solutions reviennent à suivre des
règles. Si cest si diffi cile, pourquoi ne pas chercher à déjouer
les décisions irrationnelles en modifi ant nos désirs ?
Selon D. Hume, les désirs sont au fondement de l’action, et
l’on ne peut agir sur eux. Si je suis avare, pourquoi aurais-je
le désir de ne plus être avare ? Mais admettons qu’il y ait des
moyens pour chercher à changer ses désirs. Exemple : j’ai un
goût immodéré pour la glace à la vanille mais je veux cesser
d’en manger. Je peux essayer de m’inspirer le dégoût de ce
produit. Je peux essayer de me désensibiliser au déclen-
cheur de mon appétit : la vue, l’odeur, etc. Je peux aussi évi-
ter les lieux où ce produit est offert à la vue et à la vente. Il y
a donc différentes méthodes : l’évitement, la désensibilisa-
tion, l’aversion provoquée. C’est celles que tentent de mettre
en œuvre les psychothérapies. Or, des études ont mont
qu’elles n’avaient pas ou très peu de résultats. Seule la per-
sonnalité du thérapeute a une incidence. En fi n de compte,
ce n’est pas plus facile que de suivre une règle.
Donc, il n’y a pas de solution parfaite ?
J’ai titré mon livre Agir contre soi, parce que l’expression vaut
dans les deux sens. D’abord parce que les choix irrationnels
sont en général perçus négativement par le sujet. Mais aussi
parce que les moyens dont il dispose pour les prévenir
consistent la plupart du temps à lutter contre lui-même. Il ne
semble pas que l’on puisse échapper à cette contrariété.
PROPOS RECUEILLIS PAR
NICOLAS JOURNET
Je ne vois pas
que l’on puisse
isoler une faculté
qui serait
« la volon» chez
l’homme.
À lire
Raison et raisons
Collège de France/Fayard, 2006.
Proverbes. Maximes, émotions
Puf, 2003.
Éthique des choix médicaux
Actes Sud, 1992.
Psychologie politique
Minuit, 1990.
Karl Marx. Une interprétation analytique
Puf, 1989.
Le Laboureur et ses enfants.
Deux essais sur les limites de la rationalité
Minuit, 1987.
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