Aphasie
F Viader
J Lambert
V de la Sayette
F Eustache
P Morin
I Morin
B Lechevalier
Résumé. Cet article est une revue des formes cliniques, des causes et des lésions anatomiques de l’aphasie.
Il inclut également une étude détaillée des modèles du langage oral et écrit élaborés par la neuropsychologie
cognitive. Les troubles de la parole en dehors de l’aphasie (dysarthrie et dysphonie) sont brièvement passés
en revue. Un chapitre est consacré à l’aphasie de l’enfant, incluant le syndrome de Landau-Kleffner. Enfin, les
méthodes et les stratégies de rééducation de l’aphasie sont discutées.
©2002 Editions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : aphasie, alexie, agraphie, anarthrie, dysarthrie, dysphonie, syndrome de Landau-Kleffner,
rééducation, neuropsychologie cognitive.
Introduction
On a volontiers tendance à opposer une neuropsychologie
« clinique » d’autrefois, entièrement dédiée au diagnostic
topographique des lésions, à une neuropsychologie « cognitive »
d’aujourd’hui, qui, déchargée de ses servitudes médicales par la
neuro-imagerie moderne, pourrait se consacrer pleinement à
l’élucidation du fonctionnement cérébral. Ce dilemme n’est
qu’apparent, et l’étude des aphasies l’illustre de façon éclatante. Loin
de détourner les cliniciens de l’aphasiologie, les progrès de
l’imagerie diagnostique leur ont permis d’affiner la connaissance des
phénomènes pathologiques en multipliant les confrontations
clinicolésionnelles autrefois subordonnées à la neuropathologie. Les
rudes controverses passées entre localisationnistes et noéticiens ont
fait place à des échanges plus productifs autour de schémas à double
face anatomique et fonctionnelle, arbitrés par les études d’imagerie
fonctionnelle conduites tant chez les patients que chez les
volontaires sains. Enfin, les modèles inspirés de la psycho-
linguistique sont devenus moins ardus et plus accessibles aux
cliniciens, lesquels savent désormais y reconnaître un moyen
d’affiner leur connaissance des phénomènes pathologiques, mais
aussi une arme thérapeutique rendue plus efficace par une
délimitation plus précise des cibles de la rééducation.
Repères historiques
1861 : le 18 avril, Paul Broca, chirurgien de l’hospice de Bicêtre
présente à la Société d’anthropologie de Paris le cerveau d’un
homme de 51 ans nommé Leborgne, décédé la veille dans son
service où il était hospitalisé depuis vingt ans à la suite d’une perte
du langage qui se réduisait à la syllabe TAN alors qu’il comprenait
Fausto Viader : Professeur de neurologie, praticien hospitalier.
Jany Lambert : Orthophoniste.
Vincent de la Sayette : Neurologue, praticien hospitalier.
Francis Eustache : Professeur de psychologie à l’Université, Inserm U320.
Pierre Morin : Professeur de neurologie.
Isabelle Morin : Orthophoniste.
Bernard Lechevalier : Professeur de neurologie, membre de l’Académie de médecine, service de neurologie
Vastel, CHU Côte-de-Nacre, avenue de la Côte-de-Nacre, 14033 Caen cedex, France.
assez bien ce qu’on lui disait. Broca décrit un grand ramollissement
de l’hémisphère gauche qui atteint le lobe frontal dans sa quasi-
totalité, s’étend aux lobes pariétal et temporal. Il ne retient comme
origine de l’aphasie que la 3
e
circonvolution frontale gauche. En
1984, Signoret et al
[170]
soumettront le cerveau de Leborgne à un
examen scanographique qui confirmera la description de 1861 et
montrera, en outre, une atteinte du noyau caudé et de la partie
antérieure du noyau lenticulaire, l’aire de Wernicke et le gyrus
supramarginalis étant respectés.
1868 : Broca, qui a observé plusieurs cas anatomiques proches de
celui de Leborgne, écrit qu’il croit avoir découvert que « l’exercice
de la faculté du langage articulé est subordonné à l’intégrité (...) de
la moitié postérieure, peut-être même du tiers postérieur seulement
de la 3
e
circonvolution frontale » de l’hémisphère gauche.
1874 : Carl Wernicke, de Breslau, décrit d’autres types d’aphasies,
dont la forme qui porte maintenant son nom ou aphasie sensorielle
due à une lésion temporale gauche, l’aphasie motrice (Broca) et
l’aphasie de conduction.
1885 : Lichtheim publie dans Brain une mémorable description de
sept types d’aphasies : les aphasies corticales motrice (Broca) et
sensorielle (Wernicke), l’aphasie de conduction, les aphasies
transcorticales motrice et sensorielle, les aphasies sous-corticales
motrice et sensorielle.
1891 : S. Freud, dans une monographie restée célèbre, nie
l’existence des centres du langage : la région corticale du langage
est une aire continue du cortex hémisphérique gauche. La
représentation du mot déclenche de nombreuses associations :
visuelles, tactiles, acoustiques. Il décrit un symptôme nouveau :
l’agnosie.
1906 : Pierre Marie publie une monographie intitulée Révision de
la question de l’aphasie : la 3
e
circonvolution frontale gauche ne joue
aucun rôle spécial dans la fonction du langage. L’aphasie de Broca
(dont il ne nie pas l’existence) n’est que l’addition d’une aphasie de
Wernicke et d’une anarthrie. Celle-ci est due à une lésion située dans
un quadrilatère englobant les noyaux gris centraux et la capsule
interne.
1908 : Jules Déjerine, contre Pierre Marie, reste fidèle à la
conception de Broca. En 1892, il décrit l’alexie sans agraphie,
inaugurant la conception associationniste de l’aphasie.
Encyclopédie Médico-Chirurgicale 17-018-L-10
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Toute référence à cet article doit porter la mention : Viader F, Lambert J, de la Sayette V, Eustache F, Morin P, Morin I et Lechevalier B. Aphasie. Encycl Méd Chir (Editions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS, Paris, tous droits
réservés), Neurologie, 17-018-L-10, 2002, 32 p.
1915 : Jackson est réticent pour localiser le langage. Il pense que
le langage propositionnel peut dépendre de l’hémisphère gauche,
mais que le langage automatique est plutôt hémisphérique droit.
1928 : Charles Foix établit des corrélations anatomocliniques
strictes entre le siège du ramollissement cérébral et le type d’aphasie
présentée.
–1933 : Kurt Goldstein préconise une conception globaliste de
l’aphasie, résultat d’une perturbation de l’organisation fonctionnelle
du cerveau.
1939 : Théophile Alajouanine inaugure l’ère linguistique de
l’aphasie avec son ouvrage La Désintégration phonétique dans
l’aphasie, fruit de ses observations. Il se réfère au principe de
Baillarger-Jackson pour démontrer la dissociation
automaticovolontaire dans l’aphasie. Avec François Lhermitte et
Blanche Ducarne, il fonde à la Salpêtrière le premier centre de
rééducation du langage.
1964 : Alexandre Luria formule la première classification
neurolinguistique des aphasies.
1965 : Norman Geschwind réaffirme, dans deux grands articles
parus dans Brain, la pertinence des théories associationnistes.
1975 : un nouveau courant, la neuropsycholinguistique, s’assigne
pour objectif fondamental d’élaborer des théories du traitement de
l’information chez le sujet sain à partir de l’analyse des troubles
aphasiques. Dans un second temps, ses modèles théoriques et ses
méthodologies sont utilisés pour décrire et comprendre les
perturbations observées chez les patients. Cette approche cognitive
ne s’intéresse pas aux corrélations anatomocliniques. Dans la même
période se développent les techniques d’imagerie morphologique et
fonctionnelle du cerveau. Le scanner X puis l’imagerie par résonance
magnétique (IRM) permettent une visualisation précise des lésions.
Les mesures métaboliques en tomographie par émission de positons
(TEP) étudient leurs répercussions fonctionnelles dans des secteurs
plus étendus. Des activations verbales chez le sujet sain sont
entreprises avec la TEP et l’IRM fonctionnelle (IRMf).
Les travaux actuels tentent de concilier les modèles cognitivistes et
l’exploration fonctionnelle du cerveau. Opérations mentales et
activations cérébrales constituent la nouvelle formulation
dynamique des localisations cérébrales. Ces connaissances sont
exploitées pour la prise en charge et la rééducation. Celles-ci
intègrent à la fois des « approches écologiques », et des supports
techniques tels que la micro-informatique.
Examen d’un sujet aphasique
DÉFINITION DE L’APHASIE
Parmi les nombreuses définitions de l’aphasie, nous retiendrons celle
de AR Damasio
[38]
qui regroupe les caractéristiques différentielles
les plus importantes. L’aphasie représente « la perturbation de la
compréhension et de la formulation des messages verbaux qui
résulte d’une affection nouvellement acquise du système nerveux
central ». Chacun des termes de cette définition permet de
différencier l’aphasie d’autres pathologies et déviations
linguistiques : nouvellement acquise versus troubles du langage
congénitaux ou du développement ; du système nerveux central
versus utilisation déviante du langage en rapport avec un usage
social particulier ou une affection psychogène ; messages verbaux
versus trouble de la communication gestuelle ou émotionnelle ;
compréhension des messages verbaux versus troubles perceptifs auditifs
(surdité) ou visuels (cécité) ; formulation des messages verbaux versus
troubles de la phonation ou de l’articulation. Enfin, Damasio
différencie l’aphasie des troubles du langage pouvant être observés
dans les états de confusion mentale faisant suite à une altération de
la conscience.
EXAMEN CLINIQUE DES TROUBLES LINGUISTIQUES
DES APHASIES : MÉTHODES
Les examens les plus couramment utilisés en France sont :
le test pour l’examen de l’aphasie
[47]
;
l’échelle française pour l’examen de l’aphasie : HDAE
[117, 135]
,
adaptation de l’échelle anglaise BDAE de Goodglass et Kaplan ;
le protocole d’examen linguistique de l’aphasie MT86.
Ces batteries explorent les capacités linguistiques à travers les
mêmes principales fonctions : l’expression et la compréhension
orales, l’expression et la compréhension écrites, la répétition, la
lecture à haute voix et l’écriture sous dictée.
Étude de l’expression orale
Elle distingue plusieurs situations.
–Lelangage spontané ou conversationnel est induit par des
questions posées par l’examinateur.
–Lediscours narratif est apprécié à partir de la description de scènes
imagées (ou éventuellement à partir d’un texte lu ou entendu). Ces
situations permettent d’évaluer non seulement la disponibilité
lexicale, mais aussi les capacités syntaxiques et la cohérence du récit,
de même que l’adéquation des productions sur le plan phonétique,
phonologique ou sémantique.
Les épreuves de dénomination d’images pouvant représenter des
objets, des symboles, des formes géométriques, des couleurs, des
nombres ou des actions explorent l’accès lexical. Le choix des items
répond à des critères de fréquence, de classe (nom, verbe) à
l’opposition nom générique versus nom spécifique (outil versus
hache), au critère manipulable versus non manipulable (échelle
versus village), comme dans le MT86.
Les épreuves de disponibilité lexicale (encore appelée fluence
verbale) sans support visuel consistent à faire évoquer des items
lexicaux suivant une contrainte sémantique (noms d’animaux) ou
formelle (mots commençant par la lettre P ou R) en un temps limité,
le plus souvent de 1 minute 30.
Langage, parole, phonème
Le langage est une fonction abstraite pouvant être matérialisée en
expression orale par la parole et en expression écrite par l’écriture.
La parole est un acte moteur particulièrement complexe qui
nécessite la mise en jeu et la coordination des organes de la
phonation, du larynx et de l’appareil buccopharyngé. Le son de la
voix, support de la parole, est produit au cours de l’expiration par
la vibration des cordes vocales. Il est caractérisé par des paramètres
d’intensité (fonction de la pression sous-glottique), de timbre et de
hauteur. Il est ensuite modifié dans les espaces supraglottiques.
Les phonèmes constituent les sons de la parole. Leur articulation est
assurée par les cavités de résonance supralaryngées (pharynx, nez,
bouche, lèvres) qui sont elles-mêmes délimitées par la position de la
langue et du voile du palais. Ils résultent de la réalisation quasi
concomitante d’un groupe bien défini de traits phonétiques. Le
système phonologique français comprend des sons vocaliques (11
à 15, selon les variantes), des sons consonantiques (17) et des semi-
consonnes (3). Du point de vue de la phonétique articulatoire, les
phonèmes représentent des entités phonologiques décomposables
en un faisceau de traits articulatoires et acoustiques organisés dans
un système binaire. Classiquement, les voyelles sont définies à
travers les traits (ouvert versus fermé, antérieur versus postérieur,
arrondi versus étiré, oral versus nasal), les consonnes par les traits
liés au mode d’articulation (occlusif versus constrictif), au point
d’articulation (labial versus dental, palatal ou vélaire), au délai
d’établissement de voisement (sourd versus sonore), ainsi que par
l’opposition oral versus nasal. Du point de vue de la phonétique
acoustique, les sons du langage sont des sons complexes, c’est-à-
dire comportant un son fondamental et des harmoniques. Les
voyelles sont des sons périodiques (chaque harmonique est un
multiple du fondamental). Les consonnes sont des bruits, c’est-
à-dire des sons non périodiques dont le spectre de fréquence est plus
étendu que celui des voyelles. Toutefois, les consonnes sonores sont
produites avec des vibrations laryngées. Les consonnes peuvent
être caractérisées par les transitions de formants consonne-voyelle.
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L’exploration des « automatismes verbaux » est induite par
l’évocation des jours de la semaine, des mois de l’année, des
nombres de1à20ouencore par la complétion de phrases et de
proverbes.
–Larépétition est explorée à partir de syllabes, de mots et de
phrases. Le choix des syllabes et des mots tient compte de la
complexité des mécanismes articulatoires et de la combinatoire du
système phonologique français. Les phrases se distinguent suivant
la longueur, la prédominance d’items lexicaux versus grammaticaux
ou encore le contenu sémantique concret versus abstrait. La
recherche d’un effet lexical (mot versus non-mot) est plus rarement
effectuée.
–Lalecture à haute voix permet d’apprécier les capacités de
verbalisation du langage écrit, indépendamment des capacités de
compréhension. Le matériel proposé comprend des mots et des
phrases dont le choix a été guidé par les mêmes variables
psycholinguistiques retenues pour la répétition.
Étude de la compréhension orale
Elle fait appel classiquement à des épreuves de désignation d’images
à partir d’une production verbale énoncée par l’examinateur. Cette
désignation s’effectue toujours en situation de choix multiple. Le
choix multiple est très variable d’un test à un autre. Une première
série d’épreuves étudie la compréhension au niveau lexical :
appariement d’un mot entendu avec sa représentation picturale. Les
subtests sont construits de façon que le choix multiple proposé
comporte un ou plusieurs distracteurs : phonémique (poule/moule),
sémantique (bouton/fermeture éclair), visuel (bouton/roue). Une
seconde série d’épreuves étudie la compréhension au niveau lexical,
syntaxique et morphologique : appariement d’une phrase entendue
avec une image. Les oppositions entre la cible et les distracteurs
peuvent se situer sur le plan lexical (stimulus entendu « l’homme
mange », images : l’homme boit, la femme boit, l’homme mange, la
femme mange), sur le plan morphosyntaxique (stimulus entendu :
« la petite fille montre la dame qui pousse le bébé », stimuli
représentés : la petite fille qui montre la dame pousse le bébé, la
petite fille que montre la dame pousse le bébé, la petite fille montre
la dame qui pousse le bébé). Dans le premier cas, la compréhension
s’appuie sur l’intégration lexicosémantique, dans le second, elle met
en jeu l’intégration des procédés syntaxiques. Les épreuves
précédemment citées utilisent un support visuel (l’image), d’autres
font appel à une réponse gestuelle et requièrent des praxies
gestuelles intactes comme l’exécution d’ordres simples et complexes.
D’autres encore demandent une réponse orale minimale à une
question (oui/non : est-ce qu’une pierre coule dans l’eau ?).
Étude de la compréhension écrite
Elle est évaluée par des épreuves d’appariement mot/image et
phrase/image qui suivent des principes identiques à ceux évoqués
pour la compréhension orale. Il s’agit d’épreuves d’appariement en
choix multiples, mais, dans ce cas, le « mot écrit » reste en
permanence à la vue du patient. De la même façon, on peut choisir
des distracteurs ayant avec la cible des similarités sur le plan
phonologique, sémantique ou visuel. Pour les phrases, le choix varie
selon le contenu lexical et la structure syntaxique. Certains tests
proposent des épreuves reposant uniquement sur la lecture, sans
recours à une représentation iconographique : il s’agit d’associations
de segments de phrases et de textes à partir d’un choix multiple de
phrases. Le récit d’une histoire lue peut être demandé aux patients
ne présentant pas de troubles importants de l’expression orale. Des
tâches de discrimination littérale et verbale (HDAE) explorent plus
particulièrement les capacités d’analyse visuelle des stimuli.
Étude de l’expression écrite
Elle comporte plusieurs subtests : expression écrite spontanée,
narration écrite, dénomination écrite portant sur le même type
d’items qu’en expression orale. L’écriture de l’alphabet, ainsi que le
nom et l’adresse étudient les modes d’expression écrite les plus
automatisés. La copie de mots et de phrases met en jeu des
procédures de transposition visuographiques qui peuvent s’effectuer
sans recours à l’évocation orthographique du mot. Une large place
est faite à l’écriture sous dictée. Le choix des items tient compte d’un
certain nombre de variables linguistiques telles que la fréquence, la
longueur, la classe (il s’agit le plus souvent de substantifs), la
régularité versus l’ambiguïté ou encore l’irrégularité orthographique
(bac-pharmacien-femme). L’effet de lexicalité (mot versus non-mot)
est peu étudié dans les tests. Les phrases peuvent s’opposer suivant
leur longueur ou leur forte charge en items lexicaux versus
grammaticaux.
Étude des praxies buccofaciales
Elle permet d’apprécier la motilité volontaire des organes
buccofaciaux.
COTATION ET ANALYSE DES RÉSULTATS
L’examen du langage des patients aphasiques donne lieu à une
cotation quantitative et qualitative. La cotation quantitative
s’exprime à travers des scores (points ou pourcentages)
comptabilisés pour chaque subtest. Elle permet d’effectuer des
comparaisons entre épreuves ou même à l’intérieur d’une épreuve
suivant les variables étudiées. La cotation qualitative répertorie les
types d’erreurs et éventuellement les modes de facilitation efficaces.
Ces données quantitatives et qualitatives sont reportées sur des
grilles d’analyse qui visualisent plus aisément le profil de
perturbations et le syndrome aphasique auquel il s’apparente.
Le recueil de ces données ne doit pas s’effectuer sans un certain
nombre de mises en garde. Toute tentative d’interprétation des
performances nécessite d’avoir suffisamment d’informations sur le
niveau socioculturel et professionnel, le niveau scolaire et le
comportement linguistique habituel du patient. L’interprétation d’un
score bas à une tâche nécessite de confronter les résultats obtenus à
différentes épreuves. Étant donné la pluralité des canaux sensoriels
sollicités lors d’une même tâche, l’examinateur doit toujours avoir
la préoccupation de déterminer si l’échec du patient est dû à une
défaillance de la fonction linguistique supposée être testée ou du
canal sensoriel utilisé pour évaluer cette fonction. Aussi, lorsqu’une
épreuve de désignation d’images à partir d’un mot oral est
perturbée, les questions suivantes doivent-elles être posées : s’agit-il
d’un déficit de perception visuelle en rapport avec l’image
présentée ? d’un déficit de perception auditive ? ou d’un défaut de
compréhension de niveau linguistique ? Ce dernier peut lui-même
être imputé à différents niveaux de perturbation dans le cadre d’une
interprétation cognitive.
PERTURBATIONS APHASIQUES : LES SIGNES
Expression orale
Apraxie buccofaciale
Indépendante de toute perturbation motrice ou sensorielle
élémentaire, elle se traduit par l’impossibilité d’exécuter
volontairement certains gestes buccofaciaux qui peuvent en
revanche être produits de façon automatique ou réflexe. Elle est
fréquemment associée à l’aphasie.
Dysprosodie
La prosodie permet, par des variations de la fréquence fondamentale
et par des éléments rythmiques, d’introduire dans le discours des
nuances linguistiques et des contenus émotionnels. La prosodie
linguistique est marquée par des variations d’intonation (phrase
déclarative, interrogative, exclamative) ou d’accentuation (insistance
sur un mot dans une phrase). Dans d’autres langues que le français,
ces variations portent sur l’accentuation syllabique dans un mot
(stress en anglais) ou sur des variations tonales (dans des langues
dites à tons). D’autres facteurs, comme la durée des segments ou
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l’intensité et le timbre, participent à la prosodie. Dans les aphasies
non fluentes comme l’aphasie de Broca et les formes avec trouble
articulatoire, l’augmentation de la durée des segments phonémiques
et des pauses, ainsi que les difficultés de contrôle de paramètres
comme la hauteur et l’intensité perturbent le contour mélodique et
la place des accentuations. La courbe mélodique est plate ou bien,
dans certains cas, les modifications donnent un tableau de prosodie
étrangère (appelé encore syndrome d’accent étranger) : dysprosodie
anglo-saxonne surtout liée à des troubles parétiques des organes
buccopharyngés, dysprosodie de type germanique liée à des
phénomènes dystoniques et aux difficultés de production des
groupes consonantiques. La prosodie émotionnelle exprime les états
affectifs (joie, colère, surprise, tristesse). Chez les cérébrolésés
gauches, les études insistent sur la prédominance des altérations de
la fonction linguistique de la prosodie : interrogation, affirmation,
ordre. Chez les sujets cérébrolésés droits, les modifications les plus
importantes touchent la fonction émotionnelle : colère, joie, tristesse.
Troubles de la fluence
La taxonomie distingue les aphasies fluentes (aphasie de Wernicke,
aphasie de conduction) des aphasies non fluentes (aphasie globale,
aphasie de Broca). La fluence désigne le nombre de mots émis par
minute, environ 90 chez un sujet normal. Elle est évaluée au cours
du langage spontané ou de la description de scènes imagées et
dépend du nombre de pauses ou de leur allongement. Elle doit être
différenciée de la disponibilité lexicale, couramment appelée fluence
verbale, que l’on évalue par des tâches d’évocation lexicale
consistant à donner en un temps limité le plus grand nombre
possible de mots en suivant une contrainte déterminée, sémantique
(animaux) ou formelle (lettre p). Un aphasique peut à la fois être
« fluent », c’est-à-dire parler abondamment, et avoir une faible
disponibilité lexicale.
Mutisme
La suspension du langage peut être totale, parfois même aucun son
n’est émis. On distingue les mutismes liés principalement à des
difficultés articulatoires, et qui vont évoluer rapidement vers une
anarthrie, de ceux qui résultent de perturbations linguistiques de
plus haut niveau, notamment lexical. Enfin, le mutisme akinétique
survient dans le contexte d’une perte globale de l’initiative motrice.
Déviations phonétiques
Elles affectent la réalisation articulatoire d’un phonème. Les troubles
articulatoires se traduisent sur le plan acoustique par des distorsions
phonétiques. Les phonèmes sont difficilement identifiables.
Classiquement, on distingue les distorsions de type parétique liées à
une faiblesse articulatoire, les distorsions dystoniques liées à l’excès
de force articulatoire et les perturbations de type dyspraxique. Ces
troubles articulatoires sont caractéristiques de l’anarthrie (appelée
encore désintégration phonétique). Ils sont plus fréquemment
observés dans les aphasies « antérieures » comme l’aphasie de Broca
que dans les lésions postérieures. Les aspects dyspraxiques
caractérisent le syndrome d’apraxie de la parole, qui peut être observé
en l’absence d’apraxie buccofaciale. Les troubles articulatoires des
dysarthries affectent les étapes les plus périphériques des
mécanismes articulatoires et frappent par la stabilité des réalisations,
tandis que dans l’anarthrie, les performances peuvent varier, en
particulier au gré d’une dissociation automaticovolontaire.
Paraphasies
Les termes de « paraphasie » ou d’« erreur » sont utilisés pour les
troubles observés en expression orale.
Erreurs phonémiques
Ce sont des transformations qui affectent la forme phonologique du
mot. Les productions ne sont pas des mots de la langue. Toutefois,
le mot cible est reconnaissable et les productions peuvent aisément
être transcrites à l’aide de l’alphabet phonétique international. Les
erreurs portent sur la substitution, l’omission, l’ajout ou la
transposition d’un ou plusieurs phonèmes du mot (exemple : baleine
/balEn//banEn/, champignon /SãpiNf//Sãpf/, bottes
/bOt//bOlt/, carotte /kaLOt//gaLOt/). Lorsque le mot cible
n’est plus identifiable (éléphant /benEm/) et que la production
est très éloignée du mot cible (moins de 50 % de phonèmes
communs), le terme de néologisme est utilisé. Le jargon phonémique
ou néologique rend compte de l’abondance des néologismes dans
l’expression. Plus récemment, le terme « erreur segmentale » a été
préféré à celui de « paraphasie phonémique » dans le dessein de
rester neutre quant à la nature de ces erreurs. Leur interprétation est
en effet complexe : il est parfois difficile de savoir si l’erreur est due
à un trouble phonologique ou à un trouble de la programmation
des gestes moteurs articulatoires.
Troubles affectant les mots
Le manque du mot est le signe le plus courant, présent quel que soit
le type d’aphasie. Ce défaut d’évocation lexicale, dont les origines
peuvent être diverses, réduit la qualité informative du langage. Il
peut toucher le lexique dans son ensemble ou ne se manifester que
lors de la recherche d’items appartenant à certaines classes de mots
(noms versus verbes) ou à certaines catégories sémantiques (objets
biologiques versus objets manufacturés).
Les erreurs lexicales sont les substitutions du mot cible par un mot
appartenant au lexique et comprennent plusieurs possibilités. Les
erreurs sémantiques partagent des liens sémantiques avec l’item cible
(soleil ciel). Les liens sont répertoriés suivant une classification
linguistique de type hiérarchique. Ainsi pour les cibles, chien et
voiture : hyperonyme (animal, objet), co-hyponyme (loup, camion),
hyponyme (dogue, R5), relation contextuelle (os, route), évocation
d’attributs (patte, roue), lien fonctionnel (aboie, route). Les erreurs
verbales formelles sont des substitutions lexicales entretenant avec
l’item cible non une relation sémantique mais une relation de forme
(ressemblance phonologique) (bateau râteau). Enfin, les erreurs
verbales n’entretiennent ni relation sémantique, ni relation de forme
avec l’item cible (bateau patte). Ces paraphasies peuvent avoir la
même origine que les paraphasies phonémiques et résulter de la
substitution ou de l’omission de phonèmes (caneton /katf..kanf/,
canon). Une grande abondance d’erreurs sémantiques ou d’erreurs
verbales réalise un tableau de jargon sémantique ou jargon verbal.
Les erreurs de lexicalisation désignent la substitution d’un non-mot
par un mot, en répétition par exemple (« brupa » « brutal »).
Agrammatisme
Il est défini par un trouble de l’agencement syntaxique et de la
morphologie des phrases dû à une utilisation insuffisante ou
défectueuse des morphèmes grammaticaux libres (articles,
prépositions, pronoms) ou liés (flexions concernant le genre, le
nombre, le temps). Classiquement, le terme d’agrammatisme était
réservé aux perturbations allant dans le sens d’une réduction (« style
télégraphique » des aphasies de Broca), tandis qu’une
désorganisation dans l’utilisation des procédés syntaxiques et des
mots fonctionnels était qualifiée de dyssyntaxie ou de
paragrammatisme. La distinction entre agrammatisme et
paragrammatisme semble aujourd’hui moins forte. L’agrammatisme
peut être associé ou non à un trouble de compréhension de même
nature.
Stéréotypie
C’est une production itérative (syllabe, mot, syntagme) que le
patient ne peut inhiber et qui surgit lors de toute tentative
d’émission orale.
Erreurs en lecture
La lecture à haute voix fait appel à des mécanismes de production
orale, et peut donc subir des perturbations dans les mêmes
domaines : articulatoire, phonémique, et même sémantique. D’un
autre côté, elle met en jeu des processus qui lui sont propres et dont
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la perturbation s’exprime à travers des erreurs spécifiques. Le terme
de paralexie (phonémique, verbale, sémantique) est souvent
employé.
Erreurs visuelles
Elles désignent les substitutions du mot-cible par un mot de forme
écrite proche (bouquet baquet). Elles peuvent affecter uniquement
la partie gauche (dessin bassin) ou la partie droite (compléter
complexe) d’un mot lors de déficits hémiattentionnels.
Erreurs phonologiquement plausibles
Elles traduisent un décodage phonologique correct des unités sous-
lexicales (graphèmes) mais un non-respect des règles contextuelles
ou de l’irrégularité orthographique (cidre /kidR/, gars /gaR/,
oignon /waNf/).
Erreurs phonémiques ou non phonologiquement plausibles
Il s’agit de productions qui ne correspondent pas à un mot de la
langue et qui contiennent des substitutions, des ajouts, des
omissions ou des transpositions de phonèmes par rapport au mot
cible.
Erreurs dérivationnelles ou morphologiques
La production est un mot erroné mais respectant le morphème
racine du mot-cible rêve rêveur).
Erreurs de lexicalisation
On décrit également des erreurs de lexicalisation (voir supra).
Erreurs en expression écrite
On les désigne par l’appellation « paragraphies ».
Erreurs non phonologiquement plausibles
Elles comprennent toutes les erreurs ne respectant pas la phonologie
du mot en raison de la substitution, l’omission, l’ajout ou la
transposition d’une ou plusieurs lettres (carabine caribe). Les
termes de paragraphie « phonémique » ou même « graphémique »
sont moins employés actuellement. Une grande abondance de ce
type de perturbation réalise un tableau de jargonagraphie.
Erreurs phonologiquement plausibles
Elles ne respectent pas l’orthographe spécifique du mot mais
préservent sa forme phonologique (femme fame ; second
segon) en utilisant des règles de correspondance phonème-
graphème. (Le graphème est la représentation écrite d’un phonème.
Il peut s’agir d’une lettre : f, p, t, a, i ou de plusieurs lettres : ou, ph,
oin, ch).
Erreurs de réalisation graphique
Elles affectent la réalisation de la lettre et perturbent l’agencement
de ses traits constitutifs : barres horizontales ou verticales, hampes
supérieures ou inférieures, boucles. La production ne correspond pas
à une vraie lettre et peut être difficilement identifiable. De même
que pour la lecture, des erreurs dérivationnelles, sémantiques,
verbales ou de lexicalisation peuvent être relevées.
LIMITES DES BILANS
Une première limite des protocoles d’évaluation des capacités
linguistiques réside dans l’arbitraire des situations de langage
induites, fort éloignées des comportements linguistiques habituels
qui reposent, eux, sur des situations d’échange. Ils s’opposent sur ce
point aux échelles fonctionnelles et pragmatiques (par exemple
l’échelle de communication verbale de Bordeaux
[41]
), qui visent à
évaluer le retentissement de l’aphasie sur les activités de la vie
quotidienne.
Une autre limite concerne le niveau d’analyse des troubles. Les
bilans font l’inventaire des signes cliniques et aident à classer
l’aphasie du patient suivant une taxonomie de référence. Cette
opération suffit en général au neurologue pour poser un diagnostic,
discuter les corrélations clinicolésionnelles et en déterminer les
implications médicales, mais elle apporte peu d’informations sur les
mécanismes du langage. Cette lacune est aujourd’hui comblée par
l’approche cognitiviste qui, en appliquant des grilles d’analyse
inspirées par la linguistique, vise à exploiter les troubles causés par
la pathologie en vue tout à la fois d’élaborer des modèles théoriques
du langage normal et de prédire les conséquences de leurs
dysfonctionnements (
[161]
; Eustache, Lambert et Nore-Mary
[57]
dans
le domaine de l’expression écrite).
Enfin, au delà de son intérêt purement scientifique, l’analyse
neurolinguistisque permet, par sa précision, de saisir les singularités
de chaque cas d’aphasie et constitue, à ce titre, un complément
indispensable à la rééducation
[96]
.
Étude clinique des aphasies
ÀlafinduXIX
e
siècle, la classification des aphasies n’était fondée ni
sur leurs caractères sémiologiques, ni sur le siège anatomique des
lésions responsables, mais sur un modèle prévoyant une stricte
correspondance terme à terme entre les éléments de ces deux
registres. Il était admis que les mots, unités constitutives du langage,
étaient représentés dans le cerveau sous forme d’« images »au
niveau de centres corticaux, dont au moins trois étaient bien
individualisés sur le plan anatomique : images motrices (aire de
Broca), images auditives (aire de Wernicke), images visuelles (pli
courbe). Ces centres étaient connectés :
entre eux ;
avec le centre cortical de l’idéation ;
avec les récepteurs et effecteurs (périphériques et donc « sous-
corticaux ») ; chaque centre ayant son effecteur ou récepteur propre.
La fonction des centres était d’élaborer le langage intérieur, le centre
de l’idéation avait pour tâche de transmettre la pensée aux centres
du langage, et les effecteurs et récepteurs assuraient la mise en
œuvre des fonctions du langage. De ce modèle anatomofonctionnel
découlait naturellement la typologie suivante (fig 1) due à
Lichtheim :
atteinte des centres = trouble du langage intérieur = aphasies
corticales (1, 2) ;
dysconnexion entre aire de Broca et aire de Wernicke = aphasie de
conduction (3) ;
M
4
A
C
5
21
3
7
6
1Schéma dit « de la maison » d’après Lichtheim
[102]
. A. Centre des images auditi-
ves des mots ; M. centre des images motrices des mots ; C. centre de l’idéation ; 1. apha-
sie de Wernicke ; 2. aphasie de Broca ; 3. aphasie de conduction ; 4. aphasie transcorti-
cale sensorielle ; 5. aphasie transcorticale motrice ; 6. surdité verbale pure ; 7. anarthrie
pure.
Neurologie Aphasie 17-018-L-10
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