Cleeremans: Hans le Malin
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demandes de sa tâche, à des indices certes subtils, mais néanmoins élémentaires. Hans, en
fin de compte, n’est sans doute pas beaucoup plus malin qu’une aplysie.
C'est à une déconstruction similaire que l'on assiste aujourd'hui dans de nombreux
domaines différents de la psychologie cognitive, sous le double impact des recherches en
intelligence artificielle et en neurosciences. En effet, les recherches en intelligence
artificielle, par exemple, nous ont abondamment démontré au cours des dernières décades
comment il est possible pour une machine d'exhiber une intelligence comparable à celle
de l'homme, en tous cas dans certains domaines (qui, ironiquement, sont précisément ces
domaines ou l'homme se comporte le plus comme une machine!). Chacun se rappellera,
par exemple, de l'émotion suscitée en 1997 par la victoire de l'ordinateur "Deep Blue" sur
Gary Kasparov, alors champion du monde aux échecs. Cet évènement, ainsi que de
nombreuses autres démonstrations similaires, est comparable à l'histoire de Hans en ceci
qu'avant "Deep Blue", on pouvait encore penser que le génie aux échecs demeurerait
l'apanage exclusif de l'homme — exactement comme Von Osten et les innombrables
témoins des exploits du cheval pouvaient, avant l'arrivée de Pfungst, entretenir l'illusion
que Hans était doté de facultés exceptionnelles. C’est donc en quelque sorte plusieurs
cycles récurrents dans l’histoire de la psychologie qui se trouvent ainsi condensés dans le
cas de Hans le Malin: De l’introspection au béhaviorisme, de la psychologie cognitive à
l’intelligence artificielle, les progrès scientifiques semblent souvent consister en une
succession de tentatives renouvelées de démystification du savoir de la décade
précédente, que l'on réinterprète alors à la lumière de nouvelles données permettant
d'enraciner ce savoir dans un niveau de description plus élémentaire. La nature semble
perdre ainsi chaque fois un peu plus de sa magie. Dans le domaine des sciences
cognitives, il ne fait aucun doute que les succès de l'intelligence artificielle ont contribué
à ce processus — essentiel — de déconstruction.
Aujourd’hui, les sciences cognitives se trouvent une fois de plus à la croisée des chemins,
cette fois sous l’influence des neurosciences. On ne peut sous-estimer l'impact
grandissant que les techniques d'imagerie cérébrale exercent sur la recherche en
psychologie cognitive. Leur importance est rendue limpide par l'abondance sans
précédent de résultats expérimentaux que nous a fourni la dernière décade de ce
millénaire finissant. Chaque jour qui passe nous informe un peu plus sur les détails du
fonctionnement de notre système visuel, sur la manière dont les synapses modifient leurs
propriétés de transmission en fonction de l'expérience, sur la manière dont le cerveau se
développe, sur les interactions entre différentes régions du cortex, ou encore sur les
conséquences fonctionnelles de différentes lésions. C'est ainsi qu'on a pu montrer, par
exemple, que l'hippocampe des chauffeurs de taxi londoniens est particulièrement élargi
par contraste avec celui de sujets n'ayant pas dû mémoriser la géographie complexe de la
ville (Maguire et al., 2000) . Ce résultat, ainsi que de nombreux autres, nous montre que
l'apprentissage laisse des traces détectables dans le cerveau — une conclusion qui n'a rien
de surprenant pour autant que l'on soit convaincu, comme tout matérialiste, que le
traitement de l'information est entièrement enraciné dans l'activité du cerveau, mais qui
change néanmoins radicalement la manière dont les psychologues doivent penser les
rapports entre cerveau et esprit. En effet, exactement de la même manière que la méthode
expérimentale de Pfungst a permis à la psychologie de dépasser les limites de