Hans le malin:
Les sciences cognitives à la
croisée des chemins
Axel Cleeremans
Séminaire de Recherche en Sciences Cognitives
Université Libre de Bruxelles
Cleeremans: Hans le Malin
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1. Hans
“Combien de femmes dans l’audience possèdent une ombrelle?”
“J’ai un nombre en tête. Je soustrais 9, et il me reste 3. Quel est le nombre?”
“Combien font deux cinquièmes plus un demi?”
“Quels sont les facteurs de 28?”
A toutes ces questions et à bien d’autres plus complexes encore, Hans pouvait répondre
sans faillir et rapidement. Ses compétences arithmétiques étaient en fait tellement
surprenantes qu’il devint rapidement la coqueluche d’un très large public européen, tant
populaire que couronné. Pour quelqu’un du début du 20ème siècle, Hans voyageait
beaucoup. Sa photo illustrait des cartes postales. On écrivit deux monographies le
concernant ainsi que des dizaines d’articles, et on s’en inspira pour fabriquer des poupées
à son image. On ne saura malheureusement jamais si Hans réalisa un jour combien il était
apprécié. Hans, en effet, était un cheval, et les chevaux, en général, sont incapables de
vous dire ce qu’ils pensent.
Et pourtant, Hans calculait. Comment? La plupart des auteurs de l’époque avancent des
théories visant a réduire les habiletés de Hans. Certains considèrent donc que les animaux
disposent d’une mémoire d'une capacité “phénoménale” et que Hans connaissait les
bonnes réponses uniquement parce qu’on lui posait toujours les mêmes questions dans les
mêmes circonstances. D’autres évoquent la fraude, pensant avoir détecté des mouvements
oculaires suspects chez M. Von Osten — le maître du cheval —, ou s’interrogeant sur les
raisons pour lesquelles ce dernier portait toujours un manteau particulièrement long.
D’autres encore font appel à des explications plus farfelues: Von Osten aurait
communiqué les réponses à Hans via les rayons N que génèrent le cerveau en activité;
Hans était sous “l’influence magnétique de l’homme”; Hans était particulièrement
“suggestible”.
Tel était le problème comme il se présentait aux membres de la “commission Hans”,
installée par la ville de Berlin en 1904, et composée d’un ensemble éclectique d’experts,
parmi lesquels on retrouvait notamment un directeur de cirque ainsi que plusieurs
éminents universitaires, dont un vétérinaire, et surtout un psychologue célèbre, le
professeur Carl Stumpf, alors directeur de l’Institut Psychologique de l’Université de
Berlin.
Dans leur rapport final daté du 12 Septembre 1904, les commissaires concluent
prudemment que les compétences de “Hans le malin “ ne pouvaient en tous cas pas être
attribuées à une simple fraude organisée par M. Von Osten, et que le cas “Hans” méritait
en cela qu’on s’y intéresse de plus près. Il faut dire que la controverse faisait rage, et à
juste titre sans doute: C’est que Hans, avec son intelligence aussi insolente que
mystérieuse, ranimait l’ancien et noble débat concernant la “conscience animale”. Oskar
Pfungst, l’étudiant que Stumpf chargea d’élucider l’affaire Hans, décrit ainsi trois
Cleeremans: Hans le Malin
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positions concernant la nature de la conscience animale dans l’ouvrage qu’il consacra à
ses investigations (Pfungst, 1911/1965).
Premièrement, d’après Pfungst, il y a ceux qui considèrent que les animaux ont certes une
certaine forme de conscience, mais limitée. En particulier, les animaux ont une mémoire
qui leur permet d’associer des sensations et donc d’apprendre, mais ils demeurent
incapables de former des concepts généraux ou de raisonner. Il y a donc une différence
fondamentale et irréductible entre la conscience animale et celle de l’homme.
Deuxièmement, Pfungst mentionne la conception cartésienne de l’animal comme
machine brute sans vie psychique — capable donc de réagir aux stimuli, mais à la
manière d’un zombie, c’est-à-dire sans qu’il y ait “quelqu’un à la maison” (Chalmers,
1996). Les animaux, dans cette perspective, ne seraient donc que ce que l’on appelle
aujourd’hui des robots.
Finalement, une troisième conception des rapports entre conscience animale et humaine
met l’accent sur l’idée qu’elles s’inscrivent, malgré le fossé qui les sépare, dans un
continuum, et que les différences qui existent entre elles sont donc plus une question de
degré que le reflet de natures distinctes.
Ces trois conceptions de la conscience animale décrites par Pfungst se retrouvent
aujourd’hui quasiment inchangées dans d’autres contextes théoriques, et j’y reviendrai
dans la suite de cet article. Mais avant, il faut conclure l’histoire. Qu’en est-il vraiment de
Hans le malin? Armé de la toute nouvelle méthode expérimentale, Pfungst va apporter à
cette question une réponse simultanément surprenante et triviale (et qui laisse par ailleurs
les véritables problèmes intacts).
Pfungst, en effet, fait rapidement une série de remarques importantes en observant Von
Osten interroger Hans. Ce dernier répondait aux questions posées en tapant du sabot
autant de fois que nécessaire pour exprimer la réponse (qui était généralement, mais pas
toujours, numérique). Pfungst découvre d’emblée que n’importe qui peut interroger Hans
avec succès, ce qui élimine donc définitivement l’hypothèse d’une connivence
frauduleuse entre Von Osten et son cheval, ou plutôt d’une manipulation du public par
Von Osten rendue possible par le concours involontaire de Hans.
Ensuite, Pfungst remarque que Hans se trompe plus fréquemment dans ses réponses (1)
quand il ne voit pas le questionneur, (2) quand la distance entre ce dernier et le cheval
augmente, et (3) quand le questionneur ne connaît pas lui-même la réponse au problème
posé. Ces indices amènent Pfungst à considérer que Hans se fonde sur des indices visuels
pour produire ses réponses. Une observation approfondie fera finalement apparaître que
Hans utilise en fait l’inclinaison de la tête du questionneur pour commencer à taper du
sabot, et le redressement de la tête, ainsi que d’autres indices tels que la dilatation des
pupilles ou des narines du questionneur, pour cesser. Pfungst établit par ailleurs que le
rythme avec lequel Hans tape du sabot dépend du degré d’inclinaison de la tête du
questionneur — un aspect de son comportement qui avait longtemps alimenté la
Cleeremans: Hans le Malin
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controverse dans la mesure où il semblait que Hans comprenait, en quelque sorte, qu’il
faudrait taper longtemps quand le nombre demandé était grand!
Crucialement, Pfungst démontre également que les questionneurs ne sont pas conscients
des indices qu’ils transmettent à Hans. C’est donc en toute bonne foi que Von Osten
défendait l’intelligence de son cheval: Il n’y avait point de fraude.
Les interprétations de Pfungst seront ultérieurement confirmées expérimentalement, en
laboratoire, où Pfungst lui-même jouera le rôle de Hans (en tapant du poing sur la table)
et parviendra ainsi à deviner mieux que le hasard ne l’aurait prédit le nombre auquel
pensaient les sujets de l’expérience, dont la seule consigne était, précisément, de penser à
un nombre compris entre 0 et 100. Les sujets, tout comme Von Osten, produisaient donc
involontairement divers mouvements que Pfungst s’était entraîné à détecter. Ce genre
d’effets — qui mettent en évidence comment les attentes des expérimentateurs peuvent
en fait influencer involontairement la performance des sujets — seront ultérieurement
explorés in extenso par Rosenthal (par exemple, 1964), qui leur donnera son nom. Ses
recherches motiveront par la suite la généralisation de situations expérimentales en
“double aveugle” afin précisément de contrôler l’indésirable “effet Rosenthal”.
2. Les Sciences Cognitives à la croisée des chemins
L’histoire de Hans le Malin, outre la fascination que peut susciter son caractère
dramatique et rocambolesque, est intéressante à plus d’un titre. Si on l’a souvent utilisée
comme une démonstration quasi-paradigmatique des bienfaits de la méthode
expérimentale, elle soulève également d’autres questions qui trouvent un écho particulier
dans le contexte des sciences cognitives. Spécifiquement, la sincérité de tous les acteurs
qui gravitent autour du cheval (étant entendu qu’il n’y a pas lieu de s’interroger sur la
sincérité de ce dernier), y compris son maître Von Osten et les divers experts de la
commission, démontre fort bien comment une partie de notre comportement peut
échapper entièrement à l’introspection et même à l’observation. Ceci est la première
question que soulève l’histoire du cheval, et que je voudrais évoquer brièvement dans cet
article: Quel est le rôle de la conscience dans la cognition? Toutes nos activités mentales
sont-elle conscientes? Comment faut-il concevoir les rapports entre conscient et
inconscient? Quelles méthodes peut-on utiliser pour décider si un comportement est
conscient ou non? Ces questions, bien qu'elles n'aient jamais véritablement cessé
d'intéresser les sciences cognitives, sont aujourd'hui au centre d'un renouveau d'intérêt
spectaculaire concernant la nature et les mécanismes de la conscience.
La deuxième problématique intéressante que soulève l’histoire de Hans est d’un ordre
ontologique. Avec le travail expérimental de Pfungst, nous passons brutalement d’une
vision un peu mystérieuse des facultés mentales — un cheval qui calcule! — à une
perspective somme toute fort désenchantée (voir Prigogine & Stengers, 1979) de la
cognition: Loin de calculer, loin de connaître les lois de l’arithmétique, Hans se contente
en fait d’observer son environnement et de réagir, d’une manière qui s’accorde avec les
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demandes de sa tâche, à des indices certes subtils, mais néanmoins élémentaires. Hans, en
fin de compte, n’est sans doute pas beaucoup plus malin qu’une aplysie.
C'est à une déconstruction similaire que l'on assiste aujourd'hui dans de nombreux
domaines différents de la psychologie cognitive, sous le double impact des recherches en
intelligence artificielle et en neurosciences. En effet, les recherches en intelligence
artificielle, par exemple, nous ont abondamment démontré au cours des dernières décades
comment il est possible pour une machine d'exhiber une intelligence comparable à celle
de l'homme, en tous cas dans certains domaines (qui, ironiquement, sont précisément ces
domaines ou l'homme se comporte le plus comme une machine!). Chacun se rappellera,
par exemple, de l'émotion suscitée en 1997 par la victoire de l'ordinateur "Deep Blue" sur
Gary Kasparov, alors champion du monde aux échecs. Cet évènement, ainsi que de
nombreuses autres démonstrations similaires, est comparable à l'histoire de Hans en ceci
qu'avant "Deep Blue", on pouvait encore penser que le génie aux échecs demeurerait
l'apanage exclusif de l'homme — exactement comme Von Osten et les innombrables
témoins des exploits du cheval pouvaient, avant l'arrivée de Pfungst, entretenir l'illusion
que Hans était doté de facultés exceptionnelles. C’est donc en quelque sorte plusieurs
cycles récurrents dans l’histoire de la psychologie qui se trouvent ainsi condensés dans le
cas de Hans le Malin: De l’introspection au béhaviorisme, de la psychologie cognitive à
l’intelligence artificielle, les progrès scientifiques semblent souvent consister en une
succession de tentatives renouvelées de démystification du savoir de la décade
précédente, que l'on réinterprète alors à la lumière de nouvelles données permettant
d'enraciner ce savoir dans un niveau de description plus élémentaire. La nature semble
perdre ainsi chaque fois un peu plus de sa magie. Dans le domaine des sciences
cognitives, il ne fait aucun doute que les succès de l'intelligence artificielle ont contribué
à ce processus — essentiel — de déconstruction.
Aujourd’hui, les sciences cognitives se trouvent une fois de plus à la croisée des chemins,
cette fois sous l’influence des neurosciences. On ne peut sous-estimer l'impact
grandissant que les techniques d'imagerie cérébrale exercent sur la recherche en
psychologie cognitive. Leur importance est rendue limpide par l'abondance sans
précédent de résultats expérimentaux que nous a fourni la dernière décade de ce
millénaire finissant. Chaque jour qui passe nous informe un peu plus sur les détails du
fonctionnement de notre système visuel, sur la manière dont les synapses modifient leurs
propriétés de transmission en fonction de l'expérience, sur la manière dont le cerveau se
développe, sur les interactions entre différentes régions du cortex, ou encore sur les
conséquences fonctionnelles de différentes lésions. C'est ainsi qu'on a pu montrer, par
exemple, que l'hippocampe des chauffeurs de taxi londoniens est particulièrement élargi
par contraste avec celui de sujets n'ayant pas dû mémoriser la géographie complexe de la
ville (Maguire et al., 2000) . Ce résultat, ainsi que de nombreux autres, nous montre que
l'apprentissage laisse des traces détectables dans le cerveau — une conclusion qui n'a rien
de surprenant pour autant que l'on soit convaincu, comme tout matérialiste, que le
traitement de l'information est entièrement enraciné dans l'activité du cerveau, mais qui
change néanmoins radicalement la manière dont les psychologues doivent penser les
rapports entre cerveau et esprit. En effet, exactement de la même manière que la méthode
expérimentale de Pfungst a permis à la psychologie de dépasser les limites de
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