1 Trois aspects de la temporalité dans les créoles français : Aktionsart, référence au passé et finitude Georges Daniel Véronique (Université de Provence & DILTEC, Paris III) 1. Introduction La naissance des créoles français est liée à la création des premiers établissements coloniaux français. Voici une liste non exhaustive de colonies devenues sites de créoles français, et leur date d'installation : St Christophe / St Kitts (1627), Guadeloupe et Martinique (1635), Louisiane (1672-1763), St Domingue / Haïti (1659-1804), Bourbon / Réunion (1665), Ile de France / Maurice (1721-1814), Seychelles (1770-1814). Les créoles français se caractérisent par la diversité de leur émergence, par leur polygenèse. Les foyers suivants sont admis, en règle générale : St Domingue-Haïti, Petites Antilles – Guyane, Louisiane, Réunion, MauriceSeychelles-Rodrigues ; ce qui ne préjuge pas de contacts entre créoles de ces zones. Ces langues présentent un air de famille du fait de conditions socio-historiques de développement comparables – ce sont essentiellement des créoles exogènes de plantation —, d’un processus graduel d’émergence sur une cinquantaine d’années environ, et d’un lexique qui provient essentiellement des variétés de français en usage alors. Si chacun des créoles français présente un système d’expression de la temporalité distinct, l’existence de matériaux linguistiques partagés conduit, pourtant, à des « solutions » analogues dans le domaine sémantique et pragmatique de la temporalité. La démarche comparative que j’adopte implique qu’il existe des convergences entre créoles français déterminée par des apparentements génétiques, des « affinités linguistiques » et des typologies aréales. Cet exposé consacré à certains aspects de l’expression de la temporalité dans les créoles français est organisé selon le plan suivant. i) Tout d’abord, je présenterai quelques interrogations sur l’analyse de l’expression de la temporalité dans les langues créoles issues des travaux de Bickerton (1981). ii) Je décrirai, ensuite, l’expression de la temporalité dans les syntagmes prédicatifs des créoles français sous ses aspects morphologiques, syntaxiques et sémantiques. J’illustrerai leurs ressemblances et leurs différences. Je m’appuierai sur le mauricien en citant au passage également des exemples de seychellois, de haïtien et des créoles des Petites Antilles (Martinique et Guadeloupe). L’une des questions qui retiendra l’attention ici est celle du rôle de la finitude morphologique et sémantique dans l’organisation de ces systèmes de temporalité. Pour reprendre une formule de Mufwene et Dijkhoff, les créoles possèdent-ils des infinitifs ? iii) J’envisagerai, enfin, les interrelations entre aktionsart (aspect lexical), aspect grammatical et temps dans la construction de la référence au passé. 2. Interrogations sur les systèmes d’expression de la temporalité dans les créoles 2.1 Les thèses de Bickerton Dans Roots of language (1981), D. Bickerton postule que le système prototypique d'expression de la temporalité en créole comprend trois marqueurs, un marqueur temporel (+ antérieur), un marqueur modal (+ irréel) et un marqueur aspectuel (+ non ponctuel), combinables dans cet ordre. Bickerton formule trois propositions à propos de l'expression de 2 la temporalité dans les créoles : les temps "créoles" sont des temps relatifs plutôt qu'absolus (Singler ed. 1990, Comrie 1985); l'expression de l'antériorité précède l'expression du passé; il faut tenir compte pour le calcul des valeurs exprimées du mode d'action du prédicat. Selon cet auteur, dans ces langues, le morphème Ø associé à des verbes d'action représente le passé simple (simple past); en rapport avec des verbes d'état, il a valeur de présent. De même, le morphème d'antériorité mis en relation avec un verbe d'action signifie un passé antérieur (past before past) alors qu'en liaison avec des verbes d'état, ce marqueur représente le passé simple. Les thèses de Bickerton sur la temporalité "créole" ont suscité controverses et désaccords (Singler (ed.) 1990). 2.2. Questions - Existe-t-il des temps absolus dans les créoles ? - Quelle est la contribution de l’aktionsart des prédicats à l’expression de la temporalité ? Quelle différence dans ce domaine entre créoles atlantiques et créoles indiaocéaniques ? - Quel rôle joue la finitude sémantique dans l’organisation de la temporalité prédicative ? 3. Les systèmes prédicatifs des créoles français Les matériaux lexicaux des différents créoles sont comparables ainsi que les grandes lignes de leurs structurations au sein des syntagmes prédicatifs. Ces organisations prédicatives diffèrent dans certains détails morphologiques et syntaxiques, mais surtout sur le plan sémantique. 3.1. Prédicats statifs et prédicats dynamiques a) L’indétermination des classes lexicales des créoles. En voici un exemple, Guadeloupéen (d’après Ludwig 1996) 1. pen rèd-lasa an pé ké manjé-y (Ce pain rassis je ne le mangerai pas) pen-la rèd (le pain est rassis) pen-la rèd rèd a-y (le pain est complètement rassis) rèd a-y tonbé (il ne peut plus avoir d’érection) La dichotomie sémantique statif-dynamique traverse le lexique prédicatif de tous les créoles 2. haï. li gwo, mau. li gro (il est gros) 3. haï li nan mòn, mau. li dã mõtãj (il est dans le morne / la montagne), 4. se malad Bouki malad li pa mouri (Bouki est vraiment malade il n’est pas mort) 4’. se mache Bouki te mache li pa te kouri (Bouki a vraiment marché il n’a pas couru) Au sein de l’opposition statif-dynamique, on peut distinguer les sous-classes suivantes (Andersen 1990) (exemples du mauricien) : Mode d’action Etat Activité Accomplissement vo (valoir) galupe (courir) mõt en lakaz (construire une maison) Achèvement kas en lasiet (casser une assiette) 3 kõtã (aimer) marse (marcher) Traits sémantiques Ponctuel Télique Dynamique - + lir en liv (lire un livre) + + perdi en lakle (perdre une clé) + + + 3.2. L’identification d’une classe verbale a) Verbes et ‘adjectifs’ Mauricien 5. fam la mãzé plis ki twa (la femme mange plus que toi) fam la pli mãzé ki twa (?) (la femme mange plus que toi) 6. fam la pli bel ki twa (la femme est plus forte / grande que toi) fam la bel plis ki twa (?)(la femme est plus forte / grande que toi) Haïtien 6. boukinèt maché plis ki Mari (Bouquinette marche plus que Marie) *boukinèt bèl plis ki Mari (Bouquinette est plus belle que Marie) 7. boukinèt pi bèl pase Mari *boukinet pi mache pase Mari b). Verbes et troncation 8. Haï. Konbyen dan Tonton Bouki genyen ? 8’ Haï. Tonton Bouki gen 32 dan l 9. Mau. Kõbjê liv to fin genje ? 9’ Mau. Mo fin gêj 3 liv 10. Haï. Mwen fè kabann lan 10’. Haï. Kabann lan fet 11. Mau. Brãs in kase ar divã 11’ Mau. Divã in kas brãs 3.3 Les structures prédicatives des créoles français On distingue habituellement 3 classes d’unités associées au prédicat pour l’expression de la temporalité : les marqueurs aspectuels et temporels, les préverbes et les auxiliaires. 3.3.1. Auxiliaires/ semi-auxiliaires, préverbes versus marqueurs prédicatifs Valdman 1978 propose trois critères pour distinguer les auxiliaires et semi-auxiliaires des marqueurs aspecto-temporels (c'est à dire, haï. te, ap, va, Gua. & Mart. te, ka, ke, mauricien ti, fin, pe, va, pu ) : - la liberté de position des auxiliaires et semi-auxiliaires et la place fixe des marqueurs, 12. li ti pu vini (il avait l'intention de venir) 12’. *pu li ti vini , * ti li pu vini, * li pu ti vini, mais 13. li ti fek vini ( il venait d'arriver) 13’. fek li ti vini, li ti vini fek la 14. li bizê vini (il doit venir) 14’. bizê li vini, - l'auxiliaire etc. peut être déterminé par des marqueurs indépendamment du prédicat, 4 15. li ti bizê fin fini manze avã li vini (il aurait dû avoir mangé avant de venir) 15’. ti bizê li (f)in fini manze avã li vini (il aurait dû avoir mangé avant de venir) - l'incompatibilité des auxiliaires etc. avec des prédicats de la voix attributive (SN ou adjectif), 16. * li fek sarpâtje (il vient d'être charpentier) mais à noter, 17. li kapav sarpâtje (il est possible qu'il soit charpentier) et à relever que l'acceptabilité de 16 s'améliore avec un ancrage temporel antérieur, 16’. li ti fek sarpâtje ou li fek ti sarpâtje (il était charpentier juste avant). 3.3.2. Auxiliaires / semi-auxiliaires et préverbes Il existe des unités dont la position est fixe dans le syntagme prédicatif, qui sont porteuses de valeurs aspectuelles ou modales, qui ne peuvent être déterminés indépendamment des prédicats verbaux auxquels elles sont conjointes et qui ne sont pas cependant des marqueurs prédicatifs au sens strict. Ces unités peuvent être séparées du verbe focal/ noyau par pu. Ce sont mau. sort, vin, kumâs, rod, sej ,le, fini,âvi, aret , gêj, resi/ reisi, ale, etc. Baker 1973 distingue entre préverbes et auxiliaires en fonction de la possibilité des unités visées à se trouver dans le contexte de verbes statifs ou dynamiques. Selon Baker, les auxiliaires ne peuvent apparaître que dans le contexte de verbes dynamiques alors que les préverbes se combinent indifféremment avec des verbes statifs ou dynamiques. Deux auxiliaires peuvent se combiner devant le prédicat. 17. Zã in fek sorti (fek = préverbe) 18. Monik pa kon naze (kon = auxiliaire) Valdman ( 1978 : 223) oppose également des suites Semi-auxiliaire/ auxiliaire + Verbe focal à des suites Verbe + Verbe., 19. li vin ruz (il devient rouge = il rougit) ( vin est semi- auxiliaire ou préverbe pour Baker) 20. li vin mâze lakaz (il vient manger à la maison), (vin est verbe de mouvement). Au rang des auxiliaires/ semi-auxiliaires du mauricien, on peut citer : kapav (pouvoir) kon (connaître) al (aller) bizê (avoir besoin de) abitje ( avoir l’habitude de) vin (venir / devenir) fini ( finir) arive (arriver) (u)le (vouloir) komâs (commencer) aret (arrêter) âvi (vouloir) sej (essayer) resi/ reisi (réussir) kontinje (continuer) Parmi les semi-auxiliaires du haïtien, on peut citer : 21. Li dwe te pati (il a dû partir) Fok li pati (il doit partir) Lot semenn nan pa fouti peye l(l’autre semaine il n’y a pas moyen de le payer) Ou mèt naje (Vous êtes autorisé à nager) M gen pou m ale (Je dois partir) M gen dwa ap fè travay mwen (J’ai le droit de poursuivre mon travail) W ap plede vin anreta (vous allez continuer à arriver en retard). (Spears 1990). 3.3.3. Quelques types de suites prédicatives du mauricien 5 a) modal + V 22. li oblize vini il doit venir b) marqueur + verbe de phase + V 23. li fin fini vini 3pers perfectif finir de venir il est véritablement arrivé 24. li komâns rod lager Il commence (à) chercher la bagarre 25. li vin sers pol il vient chercher Paul 26. li mâk gêj bate il a failli être battu 27. li (nek) gêj pu leve vini il n’a fait que se lever et venir / il s’est levé et venu soudainement c) causatif + V 28. li fer pol galupe Il fait Paul courir / s’enfuir Il chasse Paul 29. li les pol galupe Il laisse Paul courir / Il laisse s’enfuir Paul 30. li ran pol malad d) verbe de mouvement + V 31. li degaze vin sers pol he runs come get Paul e) tour passif en gêj 32. li gêj pike (ar mustik) il a été piqué (par des moustiques) f) verbe de sensation + V 33. li tan sâte il entend chanter 4. La référence au passé en mauricien et en haïtien Tableau 1 : Marqueurs prédicatifs du mauricien TEMPS Ø NON-PASSE ti PASSE ASPECT pe ti pe fin ti fin MODE CONDITIONNEL Imperfectif Perfectif/ Parfait “Futur” Volitif pu ti pu Epistémique va ti va pu fin antérieur" va fin "Futur Futur Antérieur. En mauricien, sont mobilisés pour l’expression du passé les marqueurs ti, fin et le préverbe fek. 6 4.1. fek Le morphème fek connaît deux particularités. En premier lieu, sa déplaçabilité1 le rapproche des préverbes comme kapav ou bizê et le différencie de ce fait des autres morphèmes préprédicatifs. Bien que sa morphologie de ce morphème rappelle celle des marqueurs préprédicatifs, cela est insuffisant pour inclure fek dans ce dernier ensemble. D’autant plus que d’autres unités adverbiales temporelles ou de fréquence, ãkor (encore), deza (déjà), osi (aussi) présentent des propriétés sémantiques comparables à fek. Argument supplémentaire qui milite en faveur de l’analyse de fek comme adverbe ou comme préverbe : fek + Prédicat n’est compatible avec aucun adverbial temporel de localisation ou de mesure (Maurer 1988) référant à un moment repère antérieur au moment d’énonciation ou qui lui est concomitant, 34. *jer / avã / asterla li fek vini (hier, avant, maintenant il vient d’arriver) 35.*depi de zur li fek vini (depuis deux jours il vient d’arriver). En second lieu, fek n'est pas exclusivement liée à l'expression du "passé". Ce morphème signifie la proximité de l'accomplissement d'un procès dans l'espace temporel défini par le moment repère. Si l'événement ou l'état caractérisé par le prédicat est situé dans un moment passé par rapport au moment d'énonciation, l'ensemble de l'expression référentielle est marquée + "passé", 36. li fin/ti fek telefon bonom la (il vient/ venait juste de téléphoner au bonhomme- le soulignement indique l'élément mis en relief) 37'. fek li fin/ti telefon bonom la (juste il vient/ venait de téléphoner au bonhomme) 37". li fek fin/ti telefon bonom la (il vient/ venait juste de téléphoner au bonhomme- le soulignement indique l'élément mis en relief). Si, au contraire, la référence est prospective ou hypothétique, 38. li pu fek fini mãze la / sa ler la (il aura juste fini de manger là/ à cette heure), l'ensemble du cadre temporel sera orienté vers l'irréel ou l'hypothétique; fek désigne alors la proximité de l'accomplissement du procès au sein d'un référence postérieure ou irréelle par rapport au moment d' énonciation. fek associé à un prédicat événementiel sans autre marqueur aspecto-temporel prend une valeur de "passé récent". En effet, si Ø + événement non accompagné d'un adverbe temporel renvoie, soit, à une référence temporelle générique, non spécifiée, soit, par défaut à un actuel, alors l'adjonction de fek précise l'accomplissement immédiat du procès et le situe de fait, dans un moment passé par rapport au moment d'énonciation, 39. li Ø mãz diri kari (il mange (maintenant, habituellement, en règle générale) du riz et du curry) 39' li fek mãz diri kari (il vient de manger du riz et du curry). On pourrait considérer que l'effet "passé" n'est que la conséquence mécanique de l'adjonction d'un morphème, fek, signifiant la proximité d'accomplissement à une suite Ø + événement, dont la référence est le moment d'énonciation. fek ne se combine pas avec tous les prédicats statifs; cependant, quand cette combinaison est acceptable, la valeur temporelle produite est la même qu'avec un prédicat événementiel, 40. * li fek sarpãtje (il vient d'être charpentier) 40'. li fek malad (il vient d' être malade) 1 Le déplacement de fek dans l'énoncé produit des phrases plus ou moins acceptables (cf. 7. et 7' supra). Il n'est pas dans mon intention de tester ici la recevabilité de toutes les combinaisons comportant ce morphème. 7 La seule contrainte dans l'emploi de fek, donc, est qu'il ne peut désigner une portion de temps postérieur au moment repère. Cela établit le caractère relatif de sa valeur temporelle et semble indiquer que fek possède plutôt des propriétés aspectuelles. On objectera à cette analyse de fek que ti et fin, les deux autres morphèmes du "passé" en mauricien, se combinent aussi avec des prédicats événementiels et statifs dans des contextes analogues. En effet, on peut considérer, d'une part, 41. li ti fin telefon bonom la (il avait téléphoné au bonhomme)- l'ordre inverse des marqueurs pré-prédicatifs produit un énoncé inacceptable en mauricien, 41. * li fin ti telefon bonom la-, et d'autre part, 42. li ti pu vini si li ti kapav (il serait venu s'il avait pu) 43. li pu/ a fin (fini) mãze sa ler la (il aura (vraiment) mangé à cette heure là). 41. est un énoncé marqué + passé parfaitement recevable. 42 et 43, qui présentent les seules combinaisons licites ti / fin et pu / va, sont des énoncés de mode irréel. En 42, l'adjonction de ti à pu vini transforme une référence prospective en une référence de mode irréel, renvoyant à un temps repère antérieur au moment d'énonciation. En 43, le cadre temporel est +passé ; l'indication de l'achèvement du procès mãze par fin et l'adjonction de ce morphème à pu mãze ne modifie pas le caractère prospectif/irréel de la référence temporelle. On observe donc, une différence entre ti et fin, différence qui pourrait résider dans le fait que le premier est un marqueur temporel absolu (Comrie 1985) alors que le second est un marqueur aspectuel, dont la valeur temporelle est relative. On relève de ce fait une certaine identité de fonctionnement entre fek et fin. 4.2 L’absence de marqueur pré-prédicatif ou Ø Soit les énoncés suivants : 44. sa Ø vo de rupi (ça vaut deux roupies) 45. li Ø galup (e) dã lari (il court dans la rue) 46. li Ø mõt en lakaz kot larivier (il construit une maison près de la rivière) 47. li Ø kas en lasiet (il casse une assiette). Les procès caractérisés par Ø + Prédicat s’inscrivent soit dans un intervalle de temps indéterminé, soit à un moment qui coïncide avec le moment de l’énonciation ou un moment immédiatement postérieur. Ø + Prédicat ne peut en aucun cas renvoyer à un intervalle de temps antérieur au moment de l’énonciation, d’ où la non-recevabilité de l’énoncé suivant, 47’. *jer / avã sa Ø vo de rupi (hier / avant ça vaut de roupies) (le marqueur ti est requis). Ø dans le système des marqueurs pré-prédicatifs du mauricien doit être analysé comme un non-passé. Suivant Comrie 1985, ce morphème temporel absolu est porteur de la valeur : E (vénément) non antérieur au M (oment) d’ E (nonciation). Les différences de sens des suites Ø + Prédicat sont imputables aux modes d’action des prédicats. Ainsi le prédicat d’ accomplissement travaj + Ø dans 48. li Ø travaj dok (il travaille dans les docks), présente une valeur d’habituel que ne connaît pas le prédicat statif kõtã associé à Ø dans l’énoncé suivant, 49. li Ø kõtã lir (il aime lire). L’effet d’habitude résulte du caractère télique de travaj. Si en mauricien Ø + prédicat ne prend pas des valeurs différentes selon l’aktionsart, la prédiction de Bickerton est vérifié pour les créoles atlantiques. 4.3 ti & fin Soit 50. kã li ti res la li ti mizer pena nãrjê (quand il habitait là, il était pauvre (il) n'avait rien), 50'. *kã li fin res la li ti mizer pena nãrjê (quand il habitait là, il était pauvre (il) n'avait rien) où fin a été substitué à ti est inacceptable. L'incompatibilité entre marqueur de l'accompli dans 8 la proposition dépendante et ti dans la proposition rectrice tient à ce qu'un événement situé dans le passé par ti requiert un cadre temporel (kã li ti res la) qui ait la même valeur déictique. Or la dépendante construite avec fin fournit une information sur la phase interne du procès res et non un ancrage déictique. Les exemples suivants permettent de préciser cette analyse: 51. kã li fin mãze pol nek kon so lili (quand il a mangé Paul ne connaît que son lit) 51'. * kã li ti mãze pol nek kon so lili (quand il a/ avait mangé Paul ne connaît que son lit). En 51, il est question d'une activité habituelle manifestée par Ø + Prédicat consécutive à l'accomplissement de l'événement mãze. En 51' kã li ... introduit une référence temporelle +passé incompatible avec un "présent" d'habitude. Autres énoncés qui confirment le contraste entre ti et fin, 52. avã mo ti kõtã lager aster mo n arete (avant j'aimais me battre maintenant je me suis arrêté) et 52'. * avã mo ti kõtã lager aster mo ti arete. 52. est organisé autour d'un contraste entre deux moments avã et aster, la proposition dont la référence temporelle est définie par aster accepte toutes les spécifications aspecto-temporelles sauf ti qui est le marqueur d'une valeur déictique incompatible avec aster, d'où la nonrecevabilité de 52'. Une accumulation d'événements accomplis produit un effet de distance dans le passé qui diffère d'un marquage déictique passé. C'est ainsi que l'on doit comprendre la différence entre 53. li ti galupe li ti vini (il a couru il est arrivé/ venu) et 54. li fin galupe li fin vini (il a couru il est arrivé/ venu). 53. évoque des événements qui se déroulent dans un moment antérieur au moment d'énonciation alors que l'accomplissement de deux événements logiquement successifs en 54 produit, par raccroc, un effet de perspective qui situe les événements dans un temps lointain par rapport à l'énonciation. Avec certains adverbes temporels ponctuels ou de localisation (Maurer 1988) comme lõtã (autrefois), avã (avant), ena trwa mwa (il y a trois mois), on relève soit des impossibilités ou des modifications sémantiques lors de l'emploi de ti et de fin: 55. lõtã/ avã/ nu pa ti mãz lavjan (autrefois/ avant nous ne mangions pas de viande) 55'. * lõtã / avã nu pa fin mãz lavjan (autrefois/ avant nous n'avons pas mangé de viande). L'énoncé cité en 54' n'est acceptable avec fin que si lõtã signifie " cela fait beaucoup de temps", 55". lõtã nu pa fin mãz lavjan (il y a longtemps que nous n'avons pas mangé de la viande). Une incompatiblité existe entre la caractère ponctuel de la référence à un moment antérieur au moment d'énonciation, et la durée qu'implique le morphème fin. Inversement, il y a compatibilité entre l'adverbe temporel absolu avã et le marqueur de temps absolu ti alors que fin, suivant l'analyse formulée supra, n'ayant qu'une valeur temporelle relative ne peut lui être associé. fin ne peut être combiné avec un adverbe temporel absolu que si sa portée est limité par un circonstant plus ponctuel, exemple 56. jer li fin vini lerla telefon sone (hier il est venu alors le téléphone a sonné) Cette différence de propriété explique aussi la recevabilité de 57. jer li ti la (hier il était là), où le prédicat locatif la confère à l'énoncé la même valeur ponctuelle et l'irrecevabilité de 57'. * jer li fin la (hier il fut là) La différence inverse entre ti et fin est observable avec des adverbes temporels "de mesure" (Maurer 1988) comme depi trwa mwa (depuis trois mois). 58. depi trwa mwa nu fin fer so konesãs (depuis trois mois nous avons fait sa connaissance) 58'. *depi trwa mwa nu ti fer so konesãs (depuis trois mois nous vaons fait sa connaissance En 58, on observe une compatibilité entre la durée impliquée par l'adverbe temporel et fin alors qu'en 58' ti s'avère incompatible avec ce type d'adverbe. 9 59. mo ti ena en frer travaj isi zot apel li latetlatet me li apel Renga me li ti n travaj ãfê biê lõtã dã dok li ti travaj kum regilie apre li n kite li n ale li n revini (PLHWDU, s.d) (j'avais un frère (qui ) travaille dans les docks on l'appelle/ appellait latetlatet mais il s'appelle Renga mais il avait travaillé enfin bien longtemps dans les docks il travaillait comme régulier après il a quitté il est parti il est revenu). Ce récit s'ouvre avec un marqueur de passé ti, lequel est par la suite omis, selon un fonctionnement largement attesté en mauricien (cf. Baker 1972, Valdman 1978 a). La suite du récit est organisée autour d'un contraste entre un événement marqué ti n (li ti n travaj) accompli pendant un certain temps dans le passé, et un événement préfixé par ti, à valeur ponctuelle dans le passé, des événements accomplis (li n kite ...) et un état Ø + prédicat (li apel). Le recours à ti et à fin et à leurs combinaisons permet d'organiser la narration de ces événements passés en plusieurs plans d'énonciation hierachisés. On relevera notammant la fonction d'aoriste du discours qu' y remplit fin + Prédicat. Le morphème ti, qui occupe la position la plus à gauche ou la plus éloignée du prédicat dans une combinaison de marqueurs pré-prédicatifs, est un marqueur temporel passé absolu porteur de la valeur : E avant ME. 4.4 fin Tout comme pe, fin n’est compatible principalement qu’avec les prédicats présentant le trait sémantique (+dynamique) ou avec certains statifs. Ainsi 59 et 59’ sont également recevables, 60. sa fin mir (c’est mûr) 60’. sa fin vin mir (c’est devenu mûr). Selon Corne 1979, fin en combinaison avec des prédicats de modes d’action différents confère à ces derniers tantôt une valeur résultative et tantôt une valeur accomplie. Cela est attesté dans l’usage préférentiel de fin dans la passivation, 61. li mark en gorl (il marque un but) > en gorl fin marke (un but a été marqué), et dans la compatibilité de fin avec des prédicats “météorologiques” ou “temporels”, 62. fin gramatê / aswar / tar (c’est le matin / la nuit / tard). La valeur de base de fin est la perfectivité. Sa compatiblité avec des adverbes temporels ‘de mesure’ indique qu’elle a aussi valeur de parfait, 63. depi de mwa li fin mõt en lakaz (depuis deux mois il a construit une maison) ; ce que confirme son incompatibilité avec des localisations ponctuelles dans le passé, 64. *jer / avã li fin la (hier / avant il fut / a été là). fin est compatible avec le pré-verbe fini, ce qui a pour effet de sens de mettre en relief la phase terminale de l’accomplissement du procès. Alors qu’en 65. li fin galupe / mõt en lakaz / kas en lasiet (il a couru / construit une maison / cassé une assiette), l’événement est présenté comme accompli, en 66. li fin fini galupe / mõt en lakaz / kas en lasiet (il a fini de courir / de construire une maison / de casser une assiette), on insiste sur la phase d'achèvement du procès. 67. lêterval gardiê fin ale zom la pu bizê sot lafnet sove [...] misie la li pu pase ver set er gramatê li pu rãt dã tu lakaz [...] (entre-temps le gardien est parti l’homme devra passer par la fenêtre et se sauver. Le patron passera vers sept heures du matin. IL va rentrer dans toutes les maisons) (PLHDWU). 10 REALIS IRREALIS Tableau 2 : Marqueurs du haïtien Ponctuel Non ponctuel Ø ap te t ap a av ap ta t av ap Non antérieur Antérieur Non antérieu Antérieur 68. Si m te etidye m t ap konnen (si j’avais appris/ étudié, j’aurais su) 68’ Si m etidye m ap konnen (id.) 5. Questions - Ø / te + prédicat statif / dynamique (ou le statut de te / ti en mau., en haï et dans d’autres créoles et les notions de ‘temps’ absolu et de ‘temps’ relatif) 69. haï. m di ou se vre (je te dis / Je suis en train de te dire que c’est vrai) 70. Li te vini oz eta zini (Il est venu aux Etats-Unis ( et il ne s’y trouve plus au moment der l’énonciation)) 71. Guyanais. Mo té jèn ti-moun kotyé mo marèn […] moun ki ka kondwi kabouré-a lò to wè i desann […] a so zafè i ka fè (j’étais enfant et vivait chez ma grand-mère … l’homme qui conduit le char à bœufs est un homme quand il est descendu il fait ce qu’il a à faire) (Pfander) 72. sey. Zot Ø prâ zot karjol e zot ale. Ler zot ariv kot zot lâdrwa banan, Sûgula i Økas tu sa ki mir i met dâ sô karjol e i Ø kuver avek fej bilêbi. Zako i kas tu sa ki Ø ver, imet dâ sô karjol e i Ø kuver avek fej banan, parej Sûgula ti fer jer e zot Ø ale. Ler zot Ø ariv lamwatje semê, Sûgula i Ø dir « anu prâ nu gadjak (Ils prirent leur sacs et partirent. Quand ils arrivèrent dans la plantation de banaanes, Soungoula cueillit toutes celles qui étaient mûres et les mit dans son sac. Jacquot cueillit toutes les vertes, les mit dans son sac et les couvrit de feuilles de bananier, comme Soungoula l’avait fait le jour précédent. Ils s’en allèrent . quand ils eurent fait la moitié du chemein, Soungola dit : « prenons notre petit déjeuner ». 73. sey. Dora : Ma Céline ou ti tandé ier soir ? I ti pasé zis avan nou ti al dormi.(Ma Céline, as-tu entendu hier au soir ? Il est passé près de nous juste avant que nous allions nous coucher) Cél. : E, oui, Dora mon ti tane li. Zamen nou fine tane li krié koumesa. Mon ti gagne lasérdepoul. I pat i pé kri, i ti apé apélé (Oui, Dora, je l’ai entendu. Nous ne l’avons encore jamais entendu crier comme ça. Cela m’a donné la chair de poule. Il n’a pas poussé un cri, il a lancé un appel). - Verbe fini / infinitif 74. haï. m vle pu lvini 74’. haï. ki mun u vle ji pu vini ? 75. haï. yo te suvèje bagay sa a pu anpéché mun vole li 76. haï. mwen bwè pu m ka blié 77. gua. man fè sa pu man vini 11 Références Andersen, R. 1990. Tense, Aspect, and Modality in Papiamentu with special attention to discourse; In Singler, John Victor (ed.) 1990. Baker, P & Corne, Ch. 1982. Isle de France Creole. Affinities and origins. Ann Arbor, Karoma Press. Baker, Ph. 1972. Kreol. A description of Mauritian Creole. London, C.Hurst & Co. Bernabé, Jean. 1983. Fondal-Natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais. 3 vols. , Paris, L’Harmattan. Bickerton, D. 1981. Roots of language. Ann Arbor, Karoma Press Chaudenson, R. 1978. Les créoles français. Paris, Nathan Comrie, B. 1985. Tense. cambridge: C.U.P DeGraff, Michel. 1992. Creole Grammars & The Acquisition of Syntax : The case of Haitian. Thèse de Ph.D, University of Pennsylvania. DeGraff, Michel. 2000. Morphology in creole genesis : A prolegomenon. In Kenstowicz, M., Hale, K. A life in language. Hazaël-Massieux, Guy. 1996. Les créoles. Problèmes de genèse et de description. Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence. Maurer, Ph. 1988. Les modifications temporelles et modales du verbe dans le papiamento de Curaçao (Antilles Néerlandaises). Hamburg, Helmut Buske Michaelis, S. 1993. Temps et aspect en créole seychellois. Hamburg, Helmut Buske Mufwene, S., Dijkhoff, M. 1989. On the so-called infinitive in Atlantic creoles ? Linguistics 77, 297-330. Pfander, S. 1998. « Il n’y a pas d’histoire… ». L’expression du ‘temps passé’ en créole guyanais. Études créoles. PLHDWU (s.d). Bord la mer. s.l [ Maurice] Singler, John Victor (ed.) 1990. Pidgin and Creole Tense-Mood-Aspect systems. Amsterdam: John Benjamins Pub. Co. Spears, A.K. 1990. Tense, Mood and Aspect in the Haitian Creole Preverbal Marker System. 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