1
Trois aspects de la temporalité dans les créoles français : Aktionsart,
référence au passé et finitude
Georges Daniel Véronique (Université de Provence & DILTEC, Paris III)
1. Introduction
La naissance des créoles français est liée à la création des premiers établissements coloniaux
français. Voici une liste non exhaustive de colonies devenues sites de créoles français, et leur
date d'installation : St Christophe / St Kitts (1627), Guadeloupe et Martinique (1635),
Louisiane (1672-1763), St Domingue / Haïti (1659-1804), Bourbon / Réunion (1665), Ile de
France / Maurice (1721-1814), Seychelles (1770-1814). Les créoles français se caractérisent
par la diversité de leur émergence, par leur polygenèse. Les foyers suivants sont admis, en
règle générale : St Domingue-Haïti, Petites Antilles Guyane, Louisiane, Réunion, Maurice-
Seychelles-Rodrigues ; ce qui ne préjuge pas de contacts entre créoles de ces zones.
Ces langues présentent un air de famille du fait de conditions socio-historiques de
développement comparables ce sont essentiellement des créoles exogènes de plantation —,
d’un processus graduel d’émergence sur une cinquantaine d’années environ, et d’un lexique
qui provient essentiellement des variétés de français en usage alors.
Si chacun des créoles français présente un système d’expression de la temporali distinct,
l’existence de matériaux linguistiques partagés conduit, pourtant, à des « solutions »
analogues dans le domaine sémantique et pragmatique de la temporalité. La démarche
comparative que j’adopte implique qu’il existe des convergences entre créoles français
déterminée par des apparentements génétiques, des « affinités linguistiques » et des
typologies aréales.
Cet exposé consacré à certains aspects de l’expression de la temporalité dans les créoles
français est organisé selon le plan suivant.
i) Tout d’abord, je présenterai quelques interrogations sur l’analyse de l’expression de la
temporalité dans les langues créoles issues des travaux de Bickerton (1981).
ii) Je décrirai, ensuite, l’expression de la temporalité dans les syntagmes prédicatifs des
créoles français sous ses aspects morphologiques, syntaxiques et sémantiques. J’illustrerai
leurs ressemblances et leurs différences. Je m’appuierai sur le mauricien en citant au passage
également des exemples de seychellois, de haïtien et des créoles des Petites Antilles
(Martinique et Guadeloupe). L’une des questions qui retiendra l’attention ici est celle du rôle
de la finitude morphologique et sémantique dans l’organisation de ces systèmes de
temporalité. Pour reprendre une formule de Mufwene et Dijkhoff, les créoles possèdent-ils
des infinitifs ?
iii) J’envisagerai, enfin, les interrelations entre aktionsart (aspect lexical), aspect grammatical
et temps dans la construction de la référence au passé.
2. Interrogations sur les systèmes d’expression de la temporalité dans les créoles
2.1 Les thèses de Bickerton
Dans Roots of language (1981), D. Bickerton postule que le système prototypique
d'expression de la temporalité en créole comprend trois marqueurs, un marqueur temporel (+
antérieur), un marqueur modal (+ irréel) et un marqueur aspectuel (+ non ponctuel),
combinables dans cet ordre. Bickerton formule trois propositions à propos de l'expression de
2
la temporalité dans les créoles : les temps "créoles" sont des temps relatifs plutôt qu'absolus
(Singler ed. 1990, Comrie 1985); l'expression de l'antériorité précède l'expression du passé; il
faut tenir compte pour le calcul des valeurs exprimées du mode d'action du prédicat. Selon cet
auteur, dans ces langues, le morphème Ø associé à des verbes d'action représente le passé
simple (simple past); en rapport avec des verbes d'état, il a valeur de présent. De même, le
morphème d'antériorité mis en relation avec un verbe d'action signifie un passé antérieur (past
before past) alors qu'en liaison avec des verbes d'état, ce marqueur représente le passé simple.
Les thèses de Bickerton sur la temporalité "créole" ont suscité controverses et désaccords
(Singler (ed.) 1990).
2.2. Questions
- Existe-t-il des temps absolus dans les créoles ?
- Quelle est la contribution de l’aktionsart des prédicats à l’expression de la temporalité ?
Quelle différence dans ce domaine entre créoles atlantiques et créoles indiaocéaniques ?
- Quel rôle joue la finitude sémantique dans l’organisation de la temporalité prédicative ?
3. Les systèmes prédicatifs des créoles français
Les matériaux lexicaux des différents créoles sont comparables ainsi que les grandes lignes de
leurs structurations au sein des syntagmes prédicatifs. Ces organisations prédicatives diffèrent
dans certains détails morphologiques et syntaxiques, mais surtout sur le plan sémantique.
3.1. Prédicats statifs et prédicats dynamiques
a) Lindétermination des classes lexicales des créoles.
En voici un exemple,
Guadeloupéen (d’après Ludwig 1996)
1. pen rèd-lasa an pé ké manjé-y (Ce pain rassis je ne le mangerai pas)
pen-la rèd (le pain est rassis)
pen-la rèd rèd a-y (le pain est complètement rassis)
rèd a-y tonbé (il ne peut plus avoir d’érection)
La dichotomie sémantique statif-dynamique traverse le lexique prédicatif de tous les créoles
2. haï. li gwo, mau. li gro (il est gros)
3. haï li nan mòn, mau. li dã mõtãj (il est dans le morne / la montagne),
4. se malad Bouki malad li pa mouri (Bouki est vraiment malade il n’est pas mort)
4’. se mache Bouki te mache li pa te kouri (Bouki a vraiment marché il n’a pas couru)
Au sein de l’opposition statif-dynamique, on peut distinguer les sous-classes suivantes (Andersen
1990) (exemples du mauricien) :
Mode Etat Activité Accomplissement Achèvement
d’action
vo (valoir) galupe (courir) mõt en lakaz (cons- kas en lasiet
truire une maison) (casser une
assiette)
3
kõtã (aimer) marse (marcher) lir en liv (lire un livre) perdi en lakle
(perdre une
clé)
Traits
sémantiques
Ponctuel - - - +
Télique - - + +
Dynamique - + + +
3.2. L’identification d’une classe verbale
a) Verbes et ‘adjectifs’
Mauricien
5. fam la mãzé plis ki twa (la femme mange plus que toi)
fam la pli mãzé ki twa (?) (la femme mange plus que toi)
6. fam la pli bel ki twa (la femme est plus forte / grande que toi)
fam la bel plis ki twa (?)(la femme est plus forte / grande que toi)
Haïtien
6. boukinèt maché plis ki Mari (Bouquinette marche plus que Marie)
*boukinèt bèl plis ki Mari (Bouquinette est plus belle que Marie)
7. boukinèt pi bèl pase Mari
*boukinet pi mache pase Mari
b). Verbes et troncation
8. Haï. Konbyen dan Tonton Bouki genyen ?
8’ Haï. Tonton Bouki gen 32 dan l
9. Mau. Kõbjê liv to fin genje ?
9’ Mau. Mo fin gêj 3 liv
10. Haï. Mwen kabann lan
10’. Haï. Kabann lan fet
11. Mau. Brãs in kase ar divã
11’ Mau. Divã in kas brãs
3.3 Les structures prédicatives des créoles français
On distingue habituellement 3 classes d’unités associées au prédicat pour l’expression
de la temporalité : les marqueurs aspectuels et temporels, les préverbes et les auxiliaires.
3.3.1. Auxiliaires/ semi-auxiliaires, préverbes versus marqueurs prédicatifs
Valdman 1978 propose trois critères pour distinguer les auxiliaires et semi-auxiliaires
des marqueurs aspecto-temporels (c'est à dire, haï. te, ap, va, Gua. & Mart. te, ka, ke,
mauricien ti, fin, pe, va, pu ) :
- la liberté de position des auxiliaires et semi-auxiliaires et la place fixe des marqueurs,
12. li ti pu vini (il avait l'intention de venir)
12’. *pu li ti vini , * ti li pu vini, * li pu ti vini,
mais 13. li ti fek vini ( il venait d'arriver)
13’. fek li ti vini, li ti vini fek la
14. li bizê vini (il doit venir)
14’. bizê li vini,
- l'auxiliaire etc. peut être déterminé par des marqueurs indépendamment du prédicat,
4
15. li ti bizê fin fini manze avã li vini (il aurait dû avoir mangé avant de venir)
15’. ti bizê li (f)in fini manze avã li vini (il aurait dû avoir mangé avant de venir)
- l'incompatibilité des auxiliaires etc. avec des prédicats de la voix attributive (SN ou
adjectif),
16. * li fek sarpâtje (il vient d'être charpentier)
mais à noter,
17. li kapav sarpâtje (il est possible qu'il soit charpentier)
et à relever que l'acceptabilité de 16 s'améliore avec un ancrage temporel antérieur,
16’. li ti fek sarpâtje ou li fek ti sarpâtje (il était charpentier juste avant).
3.3.2. Auxiliaires / semi-auxiliaires et préverbes
Il existe des unités dont la position est fixe dans le syntagme prédicatif, qui sont
porteuses de valeurs aspectuelles ou modales, qui ne peuvent être déterminés
indépendamment des prédicats verbaux auxquels elles sont conjointes et qui ne sont pas
cependant des marqueurs prédicatifs au sens strict. Ces unités peuvent être séparées du verbe
focal/ noyau par pu. Ce sont mau. sort, vin, kumâs, rod, sej ,le, fini,âvi, aret , gêj, resi/ reisi,
ale, etc.
Baker 1973 distingue entre préverbes et auxiliaires en fonction de la possibilité des unités
visées à se trouver dans le contexte de verbes statifs ou dynamiques. Selon Baker, les
auxiliaires ne peuvent apparaître que dans le contexte de verbes dynamiques alors que les
préverbes se combinent indifféremment avec des verbes statifs ou dynamiques. Deux
auxiliaires peuvent se combiner devant le prédicat.
17. Zã in fek sorti (fek = préverbe)
18. Monik pa kon naze (kon = auxiliaire)
Valdman ( 1978 : 223) oppose également des suites Semi-auxiliaire/ auxiliaire + Verbe focal
à des suites Verbe + Verbe.,
19. li vin ruz (il devient rouge = il rougit) ( vin est semi- auxiliaire ou préverbe pour Baker)
20. li vin mâze lakaz (il vient manger à la maison), (vin est verbe de mouvement).
Au rang des auxiliaires/ semi-auxiliaires du mauricien, on peut citer :
kapav (pouvoir) kon (connaître) al (aller)
bizê (avoir besoin de) abitje ( avoir l’habitude de)
vin (venir / devenir) fini ( finir)
arive (arriver) (u)le (vouloir)
komâs (commencer) aret (arrêter)
âvi (vouloir) sej (essayer)
resi/ reisi (réussir) kontinje (continuer)
Parmi les semi-auxiliaires du haïtien, on peut citer :
21. Li dwe te pati (il a dû partir)
Fok li pati (il doit partir)
Lot semenn nan pa fouti peye l(l’autre semaine il n’y a pas moyen de le payer)
Ou mèt naje (Vous êtes autorisé à nager)
M gen pou m ale (Je dois partir)
M gen dwa ap fè travay mwen (J’ai le droit de poursuivre mon travail)
W ap plede vin anreta (vous allez continuer à arriver en retard). (Spears 1990).
3.3.3. Quelques types de suites prédicatives du mauricien
5
a) modal + V
22. li oblize vini
il doit venir
b) marqueur + verbe de phase + V
23. li fin fini vini
3pers perfectif finir de venir
il est véritablement arrivé
24. li komâns rod lager
Il commence (à) chercher la bagarre
25. li vin sers pol
il vient chercher Paul
26. li mâk gêj bate
il a failli être battu
27. li (nek) gêj pu leve vini
il n’a fait que se lever et venir / il s’est levé et venu soudainement
c) causatif + V
28. li fer pol galupe
Il fait Paul courir / s’enfuir
Il chasse Paul
29. li les pol galupe
Il laisse Paul courir / Il laisse s’enfuir Paul
30. li ran pol malad
d) verbe de mouvement + V
31. li degaze vin sers pol
he runs come get Paul
e) tour passif en gêj
32. li gêj pike (ar mustik)
il a été piqué (par des moustiques)
f) verbe de sensation + V
33. li tan sâte
il entend chanter
4. La référence au passé en mauricien et en haïtien
Tableau 1 : Marqueurs prédicatifs du mauricien
TEMPS
Ø NON-PASSE
ti PASSE
ASPECT
Imperfectif pe ti pe
Perfectif/ Parfait fin ti fin
MODE
CONDITIONNEL
“Futur”
Volitif pu ti pu pu fin "Futur
antérieur"
Epistémique va ti va va fin Futur Antérieur.
En mauricien, sont mobilisés pour l’expression du passé les marqueurs ti, fin et le préverbe
fek.
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !