L’expert
«Aulieu de se battre en duel
commeautrefois, on va
au tribunal»
Le nombre de prévenus pour injures
a augmenté de 70% entre 2009
et 2015. Cela vous étonne?
Pas du tout. Cela fait partie de la
dégradation générale du tissu social.
Cela participe aussi d’une évolution:
au lieu de se battre en duel comme
autrefois, on va au tribunal.
Mais comment expliquez-vous
cette augmentation?
Les causes sont multiples. Il y a une
densication de la population qui fait
que les gens vivent de manière plus
rapprochée. La démographie suisse
est diérente de celle du début du
siècle passé, où chacun vivait dans sa
vallée. On a peut-être perdu aussi les
manières traditionnelles de résoudre
les conits: on ne va plus consulter
l’ancien du village, mais on s’envoie
un texto injurieux! Tous les nouveaux
modes de communication, comme les
réseaux sociaux, font que l’on se sent
plus désinhibé dans l’échange, et cela
se traduit dans la vie réelle. Peut-être
qu’il y a aussi une sorte d’agressivité
sourde en ces temps économiques
plus diciles.
Est-ce un phénomène qui touche
essentiellement les jeunes?
Disons qu’il y a, chez les jeunes, une
banalisation du langage. Dans un
préau d’école ou dans les «salons de
tchats» d’ados, sur internet, le langage
est eectivement impressionnant.
Cela dit, dans ma jeunesse, on
s’insultait beaucoup aussi... Mais
peut-être pas avec la même intensité
et les échanges étaient contenus
dans des contextes précis.
Justement, quelle est la part jouée
par les réseaux sociaux?
Elle est énorme parce que, derrière
un clavier, on a le sentiment d’être
anonyme. Le verbe n’a pas le même
poids, ce ne sont que des caractères
sur un écran. Alors que ces mêmes
mots injurieux auront tout autant
d’eet que jetés à la gure. On a de
nouveaux modes de communication,
mais on ne maîtrise pas l’étiquette.
A cela s’ajoute le fait qu’avec
les réseaux sociaux, tout est amplié.
Quand on se fait traiter de «goujat»
sur Facebook, tous vos amis sont au
courant. Il y a aussi ce paradoxe:
internet est devenu le lieu où tout
est permis, où tout se réalise, mais
en même temps, on met du politi-
quement correct à tous les étages.
Ces deux tendances s’entrechoquent.
Est-ce qu’il y a une montée
d’insultes à caractère spécique?
Envers les femmes, surtout. Au fur et
à mesure qu’elles deviennent un
groupe social, qu’elles trouvent leur
place, que l’on parle d’égalité, elles
deviennent une cible. Regardez aux
Etats-Unis, qui est le pays du politi-
quement correct: Donald Trump,
candidat à la présidentielle, traite
les femmes comme si elles étaient
toutes des garces...
N’y a-t-il pas aussi un appauvrisse-
ment du langage?
Oui, c’est un phénomène réel pour
une part de la population. Le vocabu-
laire est plus restreint, mais c’est
assez normal sur les réseaux sociaux,
qui formatent aussi le langage. Le web
n’est pas une soirée littéraire! Même
ceux qui ont un riche vocabulaire
sont limités par le clavier, la vitesse
et la supercialité de l’outil.
On s’insulte davantage et
on porte plainte plus souvent.
La société ne devient-elle pas
de plus en plus procédurière?
Oui, on s’en remet beaucoup à la
justice pour régler les problèmes,
comme si l’on se sentait incapable
de les régler en tant qu’individu. Il y a
une judiciarisation des mœurs. Mais
la justice ne peut pas passer autant de
temps sur des cas d’injures chaque
année. Il faudrait mettre en place des
capacités de médiation, par quartier,
au travail, sur internet, pour mieux
vivre ensemble. On vit dans une so-
ciété qui évolue, où la diversité des
cultures, la rapidité des échanges,
les malentendus créent des frictions
nouvelles. C’est un dé, mais on n’est
pas au bord de l’apocalypse! MM
Philip Jaé,
professeur
de psychologie
àl’Université
de Genève,
expertdevant
lestribunaux.
Votre avis
EmilieRoulet,25ans,Lausanne
«Les jeunes se parlent mal pour se
montrer dur. Ma petite sœur utilise
facilement l’injure avec ses copines,
mais ce n’est pas méchant. Ça fait
partie du langage courant.»
PredragMilosavljevic,28 ans,
Lausanne
«To ut dépend sans doute de l’envi-
ronnement social et du niveau
d’éducation. Mais la Suisse reste un
pays très poli, plus qu’il ne devrait.»
ManuelaSchaaf,Glayre,57 ans,
Oron (VD)
«Il y a moins de respect peut-être.
Les parents travaillent beaucoup,
sont moins attentifs. Et la base
de tout, c’est l’éducation à la maison.»
SOCIÉTÉ |MM14,4.4.2016 | 11