C U R R I C U LU M Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1026 Syndromes myéloprolifératifs: polycythémie vraie, thrombocytémie essentielle, ostéomyélofibrose Axel Rüfera, Andreas Toblerb, André Tichellic, Walter A. Wuillemina Introduction Les syndromes myéloprolifératifs (SMP) sont des maladies clonales des cellules souches hématopoïétiques. Elles se caractérisent par une prolifération des lignées cellulaires granulocytaires, érythroïdes et mégacaryocytaires – soit de manière isolée soit en combinaison – dans la moelle osseuse. Il en résulte une leucocytose, une érythrocytose et/ou une thrombocytose dans le sang périphérique. L’hépato-splénomégalie ainsi qu’une tendance plus ou moins marquée à la fibrose de la moelle osseuse constituent une autre caractéristique des SMP. Les syndromes myéloprolifératifs sont répartis en polycythémie vraie (PV), thrombocytémie essentielle (TE), ostéomyélofibrose (OMF) et leucémie myéloïde chronique (LMC). Dans le cas de la LMC, la mise en évidence d’un gène de fusion BCR-ABL a une valeur diagnostique sans équivoque, ce qui différencie cette maladie des autres SMP. Cet article a comme objectif la présentation de la clinique, du diagnostic, du diagnostic différentiel, du traitement, de l’évolution et du pronostic des PV, TE et OMF. La LMC sera traitée dans un article séparé plus tard. Symptômes et manifestations cliniques a b c Abteilung für Hämatologie, Medizinische Klinik, Kantonsspital Luzern Hämatologisches Zentrallabor, Inselspital/Universitätsspital, Bern Abteilung für Hämatologie, Departement Innere Medizin, Kantonsspital Basel Correspondance: PD Dr Walter A. Wuillemin Département d’hématologie Hôpital cantonal CH-6000 Lucerne 16 [email protected] Les symptômes des PV, TE et OMF sont variés; il n’existe pas de symptôme conducteur commun. On distingue les symptômes généraux de la maladie de base et la symptomatologie consécutive aux complications vasculaires. On doit suspecter une maladie myéloproliférative en face de symptômes tels que décrits dans le tableau 1. La présence de tels symptômes nécessite la poursuite des investigations. En cas de polycythémie vraie, un hématocrite élevé peut entraîner des symptômes neurologiques tels que vertiges, bourdonnements d’oreille, céphalées et troubles de la vision. Le prurit est fréquent et survient chez environ 25% des patients; typiquement, on peut le provoquer par l’eau chaude. L’augmentation de la masse érythrocytaire et du volume plasmatique contribuent à une possible hypertension systolique. Une hyperuricémie avec goutte secondaire et calculs d’urates est possible. La manifestation initiale, aussi bien de la polycythémie vraie que de la thrombocytémie essentielle, peut être une thrombo-embolie veineuse ou artérielle. Les thromboses abdominales telles que le syndrome de Budd-Chiari ainsi que les thromboses mésentériques et spléniques sont fréquentes et peuvent survenir avant toute autre manifestion d’une polycythémie vraie ou d’une thrombocytémie essentielle. Les complications thrombo-emboliques, avant tout l’infarctus du myocarde, les ischémies cérébrovasculaires et les thrombo-embolies veineuses constituent les principales causes de décès. Les troubles de la microcirculation entraînent typiquement une érythromélalgie, un livedo reticularis ou une ischémie des doigts. Les troubles acquis de la fonction thrombocytaire et une diminution des molécules de haut poids moléculaire du facteur de von Willebrand en cas de polycythémie vraie et thrombocytémie essentielle peuvent entraîner des hémorragies même en cas de thrombocytose. Ces complications hémorragiques sont plus rarement létales (<3%) que les complications thrombotiques [1]. Une splénomégalie palpable constitue fréquemment la première manifestation d’un syndrome myélo-prolifératif. Au moment du diagnostic, une splénomégalie – qui souvent ne peut être documentée qu’à l’ultrasonographie – est présente chez environ deux tiers des patients atteints de polycythémie vraie et environ un tiers des patients atteints de thrombocytémie essentielle. En cas d’ostéomyélofibrose, une importante splénomégalie existe chez les plupart des patients au moment du diagnostic; elle est due au fait d’une hématopoïèse extramédullaire, qui peut d’ailleurs aussi causer une hépatomégalie et des lymphadénopathies et même avoir lieu dans les muqueuses, la plèvre ou le péritoine, pouvant alors entraîner des épanchements pleuraux ou de l’ascite. L’atteinte des poumons peut causer une symptomatologie de pneumonie. L’envahissement de l’espace para- C U R R I C U LU M Tableau 1. Symptomatologie des maladies myéloprolifératives. Symptômes neurologiques vertige, bourdonnements d’oreilles, céphalées, troubles de la vision Prurit Hypertension systolique Hyperuricémie Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1027 se développe une hypertension portale avec ascite et hémorragies sur varices œsophagiennes. La cause de l’hypertension portale est soit le débit sanguin portal augmenté en cas de splénomégalie, soit une oblitération thrombotique des petites veines du système porte intrahépatique. Dans les cas avancés, les patients se plaignent surtout de symptômes généraux. Thromboses veineuses et artérielles thromboses veineuses profondes, embolie pulmonaire, thromboses intraabdominales (syndrome de Budd-Chiari, thrombose de la veine porte, de la veine splénique), infarctus du myocarde, ischémies cérébrovasculaires, ischémies digitales Symptômes cutanés Examens de laboratoire au cabinet du médecin de premier recours érythromélalgie, livedo reticularis Hémorragies épistaxis, hémorragies gastro-intestinales Organomégalie splénomégalie, hépatomégalie Symptômes généraux fièvre, sudations nocturnes, perte pondérale de plus de 10 kg en 6 mois Figure 1. Formule sanguine de la polycythémie vraie. Erythrocytose avec anisocytose et poïkilocytose, microcytes, hypochromie. Thrombocytes avec nette anisocytose et formes hypogranulaires. Figure 2. Formule sanguine de l’ostéomyélofibrose. Formule leucoérythroblastique avec nettes dysplasies dans les neutrophiles (pycnose nucléaire, hypogranulation) et les thrombocytes (thrombocytes géants agranulaires avec protrusions cytoplasmiques) et dacryocytes isolés. spinal et épidural peut se manifester par une compression médullaire ou radiculaire. L’importante splénomégalie avec une rate atteignant souvent le petit bassin telle qu’elle se présente surtout dans l’ostéomyélofibrose, peut causer une sensation de pression abdominale et de satiété précoce; les épisodes douloureux sont souvent le fait d’infarctus splénique ou de péri-splénite. Il n’est pas rare que par la suite En cas de suspicion clinique de syndrome myéloprolifératif, le médecin de premier recours doit pratiquer une analyse de la formule sanguine. Dans la polycythémie vraie, il y a typiquement une augmentation de l’hémoglobine à des valeurs supérieures à 185 g/l chez l’homme et supérieures à 165 g/l chez la femme, une augmentation de l’hématocrite ainsi que du nombre d’érythrocytes, avec un MCV à la limite inférieure de la norme ou abaissé. Chez deux tiers des patients atteints de PV, il existe une leucocytose >12 G/l et chez la moitié environ, une thrombocytose >400 G/l. Au frottis sanguin (figure 1), la morphologie des érythrocytes est le plus souvent normale; s’il existe une carence secondaire en fer, il y a au contraire une microcytose et une hypochromie. L’éventuelle leucocytose consiste en une neutrophilie; une légère basophilie est fréquente, et on peut voir une éosinophilie ainsi que des précurseurs myéloïdes isolés. Les thrombocytes sont anisocytaires avec présence de formes géantes et de granulations atypiques (hyper- et hypogranulation). Les leuco-érythroblastes avec des érythrocytes en forme de larme (dacryocytes) ne se rencontrent qu’aux stades avancés de PV avec importante fibrose de la moelle osseuse. Dans la thrombocythémie essentielle, il existe par définition une thrombocytose persistante >600 G/l. Une leucocytose est présente chez la moitié des patients environ. L’hémoglobine est le plus souvent normale ou légèrement abaissée. Au frottis sanguin, les plaquettes sont fortement anisocytaires avec des thrombocytes géants, la granulation est atypique; on voit rarement des restes de noyaux mégacaryocytaires. La morphologie des érythrocytes est à peine altérée. Au stade riche en cellules de l’ostéomyélofibrose, les altérations de la formule sanguine sont souvent non spécifiques. Il existe la plupart du temps une thrombocytose et une leucocytose avec une hémoglobine normale ou seulement légèrement abaissée. Au stade avancé, une cytopénie se développe progressivement avec augmentation parallèle des signes d’hémato- C U R R I C U LU M poïèse extramédullaire. En raison de l’inefficacité de l’hématopoïèse avec hémolyse, la LDH est souvent nettement augmentée. Le frottis sanguin est leuco-érythroblastique avec présence de précurseurs myéloïdes présentant fréquemment des dysmorphies et présence d’érythroblastes en partie au stade de caryorexie. La forme en larme des érythrocytes (dacryocytes) est typique et vraisemblablement la conséquence de la fibrose de la moelle osseuse ou éventuellement de l’hématopoïèse extramédullaire. Cette dernière peut se manifester par une polychromasie, des ponctuations basophiles et des corps de Howell Jolly. Comme dans la polycythémie vraie et la thrombocytémie essentielle, les thrombocytes sont anisocytaires avec des formes géantes et des restes nucléaires de mégacaryocytes (figure 2). En cas de suspicion clinique de syndrome myéloprolifératif, éventuellement corroborée par les résultats de laboratoire décrits ci-dessus, les investigations hématologiques doivent être poursuivies. Tableau 2. Critères de l’OMS pour le diagnostic de polycythémie vraie. A1 volume érythrocytaire augmenté >25% au-dessus de la valeur normale calculée pour le patient; ou Hb >185 g/l pour les hommes, respectivement >165 g/l pour les femmes. A2 absence d’érythrocytose secondaire A3 splénomégalie A4 anomalie cytogénétique clonale à l’exception du chromosome Philadelphie ou du gène fusionnel BCR-ABL A5 croissance d’une colonie érythrocytaire endogène in vitro B1 thrombocytose >400 G/l B2 leucocytes >12 G/l B3 biopsie de moelle osseuse avec élévation de toutes les trois lignées cellulaires (prolifération érythrocytaire et mégacaryocytaire prédominante) B4 érythropoïétine diminuée Diagnostic de polycythémie vraie lorsque: A1 + A2 et un autre critère de la catégorie A ou A1 + A2 et deux critères de la catégorie B Figure 3. Histologie de la polycythémie vraie. Moelle osseuse hypercellulaire avec élévation de l’érythropoïèse, de la myélopoïèse et de la mégacaryopoïèse, cette dernière avec formation d’agrégats et présence de mégacaryocytes. Le tissu graisseux est presque entièrement remplacé par l’hématopoïèse anormalement proliférative. Dans la vue de détail, on reconnaît la prédominance de l’érythropoïèse. Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1028 Polycythémie vraie Diagnostic Les critères diagnostiques actuels de l’OMS sont présentés dans le tableau 2. Par définition, la polycythémie implique une élévation de la concentration en hémoglobine au-dessus de la limite supérieure de la norme pour l’âge et le sexe du patient. Le but de l’investigation d’une polycythémie est sa différentiation en polycythémie relative ou polycythémie absolue et, s’il s’agit d’une polycythémie absolue, de différencier cette dernière en maladie primaire – la polycythémie vraie – ou polycythémie réactionnelle secondaire. En plus de la formule sanguine, il faudrait doser la ferritine. Un taux de ferritine abaissé est fréquent et peut être dû aussi bien à des pertes de sang occultes qu’à une élévation des besoins en fer du fait de l’érythropoïèse augmentée. L’analyse des gaz artériels permet d’exclure une érythrocytose secondaire: on considère une saturation en oxygène <92% comme une valeur d’hypoxie pouvant entraîner une érythrocytose absolue. Chez les fumeurs, la carboxyhémoglobine (COHb) est élevée, et représente un stimulus érythropoïétique supplémentaire chez les patients atteints d’une maladie pulmonaire hypoxique; mais la plupart du temps elle ne cause per se pas d’érythrocytose absolue. En cas de suspicion d’érythocytose de genèse hypoxique, on recommande une radiographie du thorax, une échocardiographie ainsi qu’un test des fonctions pulmonaires. De plus, la mesure du p50 permet d’exclure une variante (rare) d’hémoglobine présentant une affinité plus grande pour l’oxygène, ainsi qu’un déficit congénital en 2,3-diphosphoglycérate (DPG). Dans la polycythémie vraie, le taux sérique d’érythropoïétine est à la limite inférieure de la norme ou abaissé, mais cela est aussi le cas dans l’érythrocytose idiopathique. On peut ainsi exclure une tumeur avec production excessive d’érythropoïétine, ou une production congénitale autonome élevée d’érythropoïétine comme causes d’une érythrocytose primaire. L’ultrasonographie abdominale est essentielle dans le diagnostic de la polycythémie vraie. Elle C U R R I C U LU M permet en effet de mettre en évidence une splénomégalie non palpable. Par ailleurs, il est important d’exposer les reins et le foie, et de doser la créatinine et les enzymes hépatiques. En effet les carcinomes hépatiques ou rénaux peuvent entraîner une érythrocytose absolue du fait d’une augmentation inadéquate de production d’érythropoïétine. La culture de cellules souches à partir du sang périphérique représente un bon test diagnostique pour la polycythémie vraie. Une croissance spontanée significative des précurseurs de la lignée rouge sans apport d’érythropoïétine a une valeur prédictive positive de presque 100% pour le diagnostic de polycythémie vraie. L’absence de croissance spontanée parle contre la présence de polycythémie vraie, mais n’exclut pas ce diagnostic (environ 10% de faux-négatifs) [2]. En cas de résultat du test positif, il n’est pas nécessaire de procéder à d’autres investigations diagnostiques. L’augmentation de la masse érythrocytaire est une condition sine qua non de la polycythémie vraie. Cette condition permet de différencier la polycythémie vraie d’une pseudo-érythrocytose ou polyglobulie relative (aussi dénommée érythrocytose de stress ou syndrome de Gaisböck), dans laquelle la diminution du volume plasmatique avec une masse érythrocytaire conservée entraîne une élévation de l’hématocrite et des valeurs de l’hémoglobine sans qu’il y ait pour autant de véritable polyglobulie. Pourtant, selon les critères de l’OMS, une hémoglobine >185 g/l chez l’homme et >165 g/l chez la femme constitue un critère principal de diagnostic de polycythémie vraie, mais ce cri- Tableau 3. Diagnostic différentiel de l’érythrocytose absolue. Erythroytose primaire congénitale mutation du récepteur érythropoïétine acquise polycythémie vraie Erythrocytose secondaire congénitale variante d’hémoglobine avec affinité pour l’oxygène augmentée production autonome d’érythropoïétine augmentée acquise hypoxie artérielle: vice cardiaque cyanosant, maladie pulmonaire chronique, tabagisme important maladie rénale: tumeur, rein polykystique, hydronéphrose, sténose de l’artère rénale, transplantation rénale hépatopathie: hépatome, cirrhose, hépatite tumeurs: tumeur surrénalienne, carcinome bronchique, hémangioblastome cérébelleux androgènes Erythrocytose idiopathique Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1029 tère n’est valable qu’à condition d’exclure des altérations secondaires. Si la valeur de l’hémoglobine est 9185 g/l chez l’homme et 9165 g/l chez la femme, une polyglobulie vraie n’est pas exclue. La détermination de la masse érythrocytaire est alors indiquée. Pour une hémoglobine <130 g/l, une polyglobulie est très improbable et on peut alors renoncer à la détermination de la masse érythrocytaire. L’examen de la moelle osseuse (figure 3) ne constitue pas un examen essentiel pour le diagnostic de polycythémie vraie, même si certains centres le recommandent chez les patients présentant une forte suspicion de polycythémie vraie. Actuellement, il n’existe pas de marqueur clonal cliniquement utilisable. Pourtant, une leucémie myéloïde chronique devrait être exclue par des examens de génétique moléculaire (exclusion d’une transcription fusionnelle BCRABL avec RT-PCR multiplex). Diagnostic différentiel Les diagnostics différentiels sont listés dans le tableau 3. Traitement Le but du traitement est premièrement de minorer le risque de complications thrombotiques et deuxièmement d’empêcher la progression vers une fibrose de la moelle épinière ou une transformation leucémique. Les complications thrombotiques sont principalement causées par l’érythrocytose, de sorte que dès que le diagnostic est posé, il faut instaurer un traitement de saignées dont l’objectif est un hématocrite <0,45. La conséquence (recherchée) des saignées est l’induction d’un déficit en fer, qui empêche l’accélération de la ré-expansion du volume des érythrocytes. L’usage de l’aspirine comme prophylaxie primaire des complications thrombo-emboliques est controversé. Chez les patients asymptomatiques, son utilité prophylactique n’est en effet pas documentée, mais d’autre part, en l’absence de diathèse hémorragique, rien ne s’oppose à la prescription d’aspirine à raison de 100 mg/j, surtout chez les patients âgés avec des facteurs surajoutés de risque cardiovasculaire. Mais il faut opposer à cela le risque augmenté d’ulcère peptique chez les patients atteints de polycythémie vraie. L’aspirine ou un autre anti-inflammatoire non stéroïdien constituent le traitement de choix de l’érythromélalgie, qui peut être extrêmement douloureuse. Tandis que la phlébotomie est bien acceptée en tant qu’intervention thérapeutique primaire, la nécessité d’un traitement myélosuppressif et son mode sont controversés. Dans la polycythémie vraie, la leucocytose per se est rarement très importante et ne nécessite en général pas de traitement. L’utilité d’une nor- C U R R I C U LU M malisation du nombre de thrombocytes et, grâce à cette intervention, la possibilité d’une diminution du risque de thrombose sont mal documentés et ne justifient pas un traitement cytostatique chez les patients asymptomatiques. Par contre, par analogie avec la thrombocytémie essentielle, un âge supérieur à 60 ans ou des antécédents de complication thrombo-embolique sont liés à un risque augmenté de complications thrombo-emboliques. Chez ces patients, le nombre élevé de thrombocytes devrait être corrigé par un traitement cyto-réducteur. Il est possible que le passage à une fibrose de la moelle osseuse puisse être retardé par une traitement myélosuppresseur. On a pu montrer que le 32P et le busulfan (Myleran®) réduisent les complications thrombotiques et peuvent retarder le passage à une fibrose de la moelle osseuse. Etant donné leur risque leucémogène, ces traitements ne devraient cependant être utilisés que dans des situations exceptionnelles et chez des patients âgés de plus de 70 ans. L’hydroxyurée (Litalir®) est le traitement de choix pour la thrombocytose. Le médicament est la plupart du temps bien toléré et facilement dosable. Il inhibe la ribonucléotide-réductase et de ce fait la synthèse du DNA. L’hydroxyurée réduit le nombre de leucocytes, d’érythrocytes et de thrombocytes, produit une macrocytose et conduit à une diminution de grandeur de la rate. Le médicament doit être pris chaque jour et sa posologie doit être individualisée. Le risque leucémogène est probablement légèrement augmenté par rapport aux saignées seules. Chez les patients jeunes, il faudrait donc éventuellement envisager un traitement d’interféron alpha ou d’anagrelid (voir plus loin). Mais on ne dispose d’aucune grande étude contrôlée attestant l’efficacité de l’interféron alpha. Chez environ deux tiers des patients atteints de polycythémie vraie, l’interféron alpha permet d’atteindre un hématocrite <0,45, une réduction de la grandeur de la rate et de contrôler la thrombocytose [3]. Il s’agit du Tableau 4. Critères de l’OMS pour le diagnostic de thrombocytémie essentielle. 1 Thrombocytose >600 G/l persistante 2 Biopsie de moelle osseuse: prolifération de la lignée mégacaryocytaire avec forte proportion de grands mégacaryocytes mûrs 3 Aucun indice de: polycythémie vraie leucémie myéloïde chronique ostéomyélofibrose syndrome myélodysplasique thrombocytose réactionnelle Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1030 seul médicament myélosuppresseur qui puisse être utilisé pour le traitement de la polycythémie vraie ou de la thrombocytémie essentielle durant une grossesse. L’interféron alpha est mal toléré par environ un tiers des patients en raison d’effets secondaires d’allure grippale ou d’autre nature. D’autre part, pour le remboursement par les caisses maladie, il n’est pas reconnu dans l’indication polycythémie vraie. L’anagrelid (Xagrid®) inhibe la nucléotidephosphodiestérase cyclique et empêche l’agrégation plaquettaire. Il entraîne une réduction du nombre de thrombocytes et il est par conséquent utilisé dans la polycythémie vraie et la thrombocytémie essentielle pour le contrôle des thrombocytes. Il est indiqué avant tout chez les patients jeunes. L’anagrelid n’a aucune action sur les leucocytes ni sur la taille de la rate et ne remplace pas les saignées. Ses effets indésirables sont principalement le fait de son action vasodilatatrice et inotrope positive: céphalées, palpitations, rétention hydrique et arythmies. Sous traitement prolongé à l’anagrelid, on observe fréquemment une diminution du taux d’hémoglobine. Evolution et pronostic Chez environ 10–20% des patients, on observe un passage à la fibrose de la moelle osseuse s’accompagnant d’une anémie progressive nécessitant des transfusions, ainsi que d’une augmentation de la splénomégalie. Les signes de fibrose de la moelle osseuse peuvent n’apparaître que jusqu’à 25 ans après la première manifestation de la polycythémie vraie. Chez environ 1–10% des patients et selon le traitement antérieur, on observe une transformation leucémique, la plupart du temps en leucémie myéloïde aiguë. Thrombocytémie essentielle (TE) Diagnostic Comme la polycythémie vraie, la thrombocytémie essentielle est une maladie clonale des cellules souches multipotentes et provoque une thrombocytose. Le diagnostic est souvent difficile et n’est pratiquement basé que sur des critères d’exclusion. Fréquemment, le diagnostic définitif ne peut être posé qu’après des examens répétés et une longue durée d’observation. Les critères positifs les plus importants sont une thrombocytose persistante à plus de 600 G/l et des résultats d’examen de la moelle osseuse concordants. La moelle osseuse montre une cellularité au maximum légèrement augmentée avec une mégacaryopoïèse anormalement proliférative. Les autres paramètres diagnostiques sont constitués de critères d’exclusion. Le tableau 4 présente les critères OMS de la C U R R I C U LU M thrombocytémie essentielle. En premier lieu, il s’agit d’exclure une polycythémie vraie. S’il existe un déficit en fer, il faut, après substitution, exclure une augmentation consécutive du volume des érythrocytes. Une leucémie myéloïde chronique doit être exclue sur le plan de la biologie moléculaire par la détermination du BCR-ABL, de même que l’ostéomyélofibrose ou un syndrome myélodysplasique (par ex. thrombocytose en cas de syndrome 5q). Une des difficultés du diagnostic consiste à exclure une thrombocytose secondaire. La présence de paramètres inflammatoires tels qu’une CRP ou un fibrinogène élevés parlent plutôt en faveur d’une origine réactionnelle. Diagnostic différentiel La thrombocytémie essentielle doit être différenciée d’une thrombocytose réactionnelle, par ex. consécutive à une hémorragie aiguë, un état inflammatoire, une infection, une maladie maligne, un manque de fer ou après splénectomie. Ces thrombocytoses réactionnelles ne vont en général pas de pair avec des complications thrombotiques qui sont au contraire typiques de la thrombocytémie essentielle. Traitement Chez les patients symptomatiques, il y a une claire indication pour un traitement myélosuppressif et antithrombotique, tandis que chez les patients asymptomatiques cette indication est controversée. Le risque potentiel leucémogène des cytoréducteurs et le manque de preuve qu’ils seraient capables de ralentir l’évolution de la thrombocytémie essentielle vers la fibrose de la moelle osseuse parlent en défaveur de ces médicaments. La décision thérapeutique devrait dès lors être basée sur le risque de complications thrombo-emboliques et sur le principe primum non nocere. Le nombre de thrombocytes n’est pas utile pour la décision, car des complications thrombotiques peuvent survenir même avec un nombre de thrombocytes normal. Les facteurs de risque de complications thrombo-emboliques décisifs sont en fait l’âge et des antécédents de complication thromboembolique. Par contre, les complications hé- Figure 4. Histologie de l’ostéomyélofibrose. Moelle osseuse hypercellulaire et fibrosée avec mégacaryopoïèse anormalement proliférative; présence de mégacaryocytes géants en agrégats et disparition presque complète du tissu graisseux. Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1031 morragiques sont plus fréquentes pour un nombre de thrombocytes supérieur à 1000 G/l. Ainsi, on peut définir comme patients à haut risque ceux âgés de plus de 60 ans avec des thrombocytes >1000 G/l, ou avec une anamnèse de thrombose ou présentant des signes d’ischémie, de diabète sucré ou d’hypertension. Ces patients devraient bénéficier d’un traitement cytoréducteur, dont l’objectif est un nombre de thrombocytes inférieur à 400 G/l. Chez les patients à bas risque (âgés de moins de 40 ans et sans facteur de risque), il faudrait éviter un traitement cytoréducteur. Entre ces deux catégories, on parle de patients à risque intermédiaire et la décision thérapeutique dépend alors de l’évaluation du rapport risque/ bénéfice individuel. L’hydroxyurée (Litalir®) représente le traitement cytoréducteur standard. L’efficacité de ce médicament pour la réduction des complications thrombo-emboliques chez les patients à haut risque a été démontrée [4]. Étant donné le risque potentiel leucémogène de l’hydroxyurée, il faudrait, chez les patients jeunes, introduire un traitement d’anagrelid (Xagrid®) ou d’interféron alpha. On a pu montrer que le contrôle des thrombocytes obtenu par l’anagrelid permet une réduction substantielle des complications thrombotiques de pronostic vital. Chez la plupart des patients, il est aussi possible d’atteindre un contrôle du nombre de thrombocytes avec l’interféron alpha, mais ce médicament n’est pas à la charge obligatoire des caisses maladie dans cette indication. En cas de trouble manifeste de la microcirculation, l’inhibition de l’agrégation plaquettaire est absolument nécessaire. Ordinairement et sans contre-indication spécifique, on peut utiliser chez tous les patients l’aspirine à une dose journalière de 100 mg. Cependant, on ne dispose d’aucune étude prospective sur le rapport risque/bénéfice de l’aspirine dans cette indication. Pour des thrombocytes >1000 G/l, le risque d’hémorragie est élevé et encore renforcé par l’aspirine. Une étude rétrospective a montré qu’à une dose journalière de 100 mg, l’aspirine est sûre et réduit potentiellement les complications thrombotiques [5]. C U R R I C U LU M Evolution et pronostic L’évolution de la thrombocytémie essentielle est peut-être plus bénigne qu’on ne le pensait et le risque de transformation leucémique pourrait aussi être la conséquence d’un traitement myélosuppresseur antérieur [6]. Chez les patients âgés, la mortalité due à des causes cardiovasculaires paraît n’être augmentée que marginalement par rapport à la population générale d’âge correspondant. On ne possède pas encore de données sur la survie moyenne des patients jeunes. Le passage à une ostéomyélofibrose est pourtant possible et survient chez environ 25% des patients atteints de thrombocytémie essentielle. Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1032 de maladie lymphoproliférative. C’est pourquoi l’analyse de la moelle osseuse est incontournable. Au stade tardif de la maladie, la cytopénie est au premier plan. La plupart du temps, on ne peut obtenir un échantillon de moelle par aspiration qu’au stade préfibrotique. La biopsie de moelle osseuse présente une cellularité très variable avec alternance de champs hyperplasiques qui sont le siège d’une prolifération trilinéaire et de régions moins cellulaires et même agranulaires, qui sont complètement fibrosées. L’architecture de la moelle est toujours détruite et les mégacaryocytes sont augmentés en nombre, dysmorphiques et distribués de manière atypique. Diagnostic différentiel Ostéomyélofibrose Diagnostic L’ostéomyélofibrose est une maladie clonale avec prolifération principalement d’éléments mégacaryocytaires et granulocytaires dans la moelle osseuse (figure 4), liée à une fibrose croissante de la moelle osseuse et une hématopoïèse extramédullaire. Une importante splénomégalie est typique. On distingue un stade précoce, riche en cellules avec des altérations pré-fibrotiques et un stade tardif avec des altérations fibrotiques de la moelle osseuse. Initialement, l’ostéomyélofibrose se manifeste par une thrombocytose avec leucocytose modérée et présence de cellules myéloïdes immatures dans le sang périphérique. En progressant, la maladie présente une formule sanguine de type leuco-érythroblastique caractéristique. Mais une formule d’allure leuco-érythroblastique peut aussi être présente dans la leucémie myéloïde chronique, les syndromes myélodysplasiques, les carcinomes métastatiques et lors Quintessence La polycythémie vraie, la thrombocytémie essentielle et l’ostéomyélofibrose sont caractérisées par la formation accrue de cellules hématopoïétiques. Il n’existe pas de symptôme directeur commun à ces trois maladies. Les thrombo-embolies veineuses et artérielles, les hémorragies et la splénomégalie sont fréquentes. La symptomatologie clinique et l’examen de la formule sanguine permettent de suspecter un syndrome myéloprolifératif et toute suspicion doit faire l’objet d’examens hématologiques approfondis. Le traitement est palliatif et son but principal est l’évitement de complications secondaires. Il n’existe pour le moment encore aucun marqueur clonal utilisable. De nouvelles connaissances dans le domaine de la biologie moléculaire permettraient une amélioration de la démarche diagnostique et d’élaborer de nouvelles bases thérapeutiques. Il s’agit d’exclure d’autres syndromes myéloprolifératifs, en particulier la leucémie myéloïde chronique avec fibrose, mais aussi la polycythémie vraie et la thrombocytémie essentielle. Ces dernières peuvent survenir dans l’évolution d’une ostéomyélofibrose. La délimitation avec le syndrome myélodysplasique fibrosant est difficile et n’est fréquemment possible que sur la base de l’étendue des dysmorphies et des possibles altérations cytogénétiques. Pour des raisons d’attitude thérapeutique et de pronostic, une ostéomyélofibrose aiguë doit également être exclue; dans cette dernière, une splénomégalie importante manque fréquemment. Traitement Le traitement conventionnel de l’ostéomyélofibrose est palliatif et n’allonge pas la survie. Pour le contrôle de la thrombocytose et de l’organomégalie, l’hydroxyurée (Litalir®) constitue le médicament de choix. Dans la plupart des cas, la leucocytose ne nécessite aucun traitement. Sous traitement d’hydroxyurée, l’anémie est souvent accentuée. L’interféron alpha a des effets comparables à ceux de l’hydroxyurée, mais il est moins bien toléré et il n’est pas à la charge obligatoire des caisses maladie dans l’indication ostéomyélofibrose. Un traitement aux stéroïdes est envisageable, ainsi que les androgènes [7]. L’anémie ne répond que rarement à l’érythropoïétine. Ni l’anagrelid ni la thalidomide n’ont jusqu’ici montré des résultats convaincants. La splénectomie devrait être discutée en cas de splénomégalie symptomatique résistante à l’hydroxyurée, d’hypertension portale importante ou d’anémie nécessitant des transfusions [8]. Une irradiation de la rate peut mieux contrôler l’état douloureux grâce à une réduction du volume splénique. Cependant, cet effet ne dure en moyenne que 6 mois et la toxicité myélosuppressive n’est pas prévisible, de sorte qu’une cytopénie prolongée dose-dépendante peut apparaître. Une transplantation de cel- C U R R I C U LU M Forum Med Suisse No 43 22 octobre 2003 1033 lules souches allogènes constitue le seul traitement curatif et devrait être considérée chez les patients jeunes avec un mauvais pronostic. Mais on ne dispose à cet égard d’aucun résultat provenant d’études suffisamment grandes. l’insuffisance cardiaque et dans environ 20% des cas une transformation leucémique dans les dix premières années constituent les causes de décès les plus fréquentes [9]. Evolution et pronostic Tour d’horizon De tous les syndromes myéloprolifératifs, c’est l’ostéomyélofibrose qui a le plus mauvais pronostic avec une survie moyenne de 3,5 à 5,5 ans. L’âge avancé et l’anémie constituent des facteurs de pronostic défavorables, de même qu’une leucocytose ou leucopénie, la présence de blastes circulants, une proportion élevée de précurseurs myéloïdes, une thrombocytopénie et les anomalies caryotypiques. Les infections, les complications thrombo-hémorragiques, Les syndromes myéloprolifératifs (SMF) constituent un groupe hétérogène de maladies dont, à l’exception de la CML, la base moléculaire nous échappe encore grandement. De nouvelles acquisitions sur le plan de la biologie moléculaire permettraient des progrès substantiels dans le diagnostic et le traitement. (Traduction Dr Bernard Croisier) Références 1 Gruppo Italiano Studio Policitemia (GISP). Polycythemia vera: the natural history of 1213 patients followed over 20 years. Ann Int Med 1995; 123:656–64. 2 Zwicky C, Theiler L, Zbären K, et al. The predictive value of clonogenic stem cell assays for the diagnosis of polycythaemia vera. Br J Haematol 2002;117:598–604. 3 Elliott MA, Tefferi A. Interferon-a therapy in polycythemia vera and essential thrombocythemia. Semin Thromb Haemost 1997;23:463–72. 4 Cortelazzo S, Finazzi G, Ruggeri M, et al. Hydroxyurea for patients with essential thrombocythemia and a high risk of thrombosis. N Engl J Med 1995;332:1132–36. 5 van Genderen PJ, Mulder PG, Waleboer M, et al. Prevention and treatment of thrombotic complications in essential thrombocythaemia: efficacy and safety of aspirin. Br J Haematol 1997;97:179–84. 6 Brodmann S, Passweg JR, Gratwohl A, et al. Myeloproliferative disorders: complications, survival and causes of death. Ann Hematol 2000;79: 312–18. 7 Levy V, Bourgarit A, Delmer A, et al. Treatment of agnogenic myeloid metaplasia with danazol: a report of four cases. Am J Haematol 1996;53: 239–41. 8 Tefferi A. Myelofibrosis with myeloid metaplasia. N Engl J Med 2000;342: 1255–65. 9 Cervantes F, Barosi G, Demory JL, et al. Myelofibrosis with myeloid metaplasia in young individuals: disease characteristics, prognostic factors and identification of risk groups. Br J Haematol 1998;102:684–90.