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# REPÈRES ET TENDANCES # CONJONCTURESS
$DOSSIER
# LIVRES ET IDÉES
DÉBAT 2007
OLIVIER PASTRÉ
*
Le colbertisme revisité :
une impérieuse nécessité
pour l’avenir
Comparaison n’est pas toujours raison mais un éclairage historique n’est jamais inutile, surtout quand il s’agit
de la période qui a vu la France devenir la première
puissance mondiale. Colbert, qui fut le héros des livres
d’histoire de la IIIe République, est devenu le symbole
de l’inefficacité besogneuse de l’administration. Une
relecture s’impose pour en tirer notamment des leçons
sur ce que pourrait être une politique industrielle
moderne.
C
olbert est un incompris, et c’est bien
dommage. Presque autant de références sur Google que Keynes ou Marx
et, dans ce fatras, presque toujours des
contresens. Non, Colbert n’a pas inventé
les manufactures et les compagnies de
commerce (il n’a fait que les développer).
Non, Colbert n’était pas protectionniste
(ou en tout cas pas plus que ses contemporains). Non, Colbert n’était pas interventionniste (ou, au moins, pas à toute
heure et en tous lieux). Le principal
apport de Colbert, et non des moindres
dans l’histoire de France, aura été la construction d’un État moderne dans une
économie en cours de mondialisation1.
C’est là où Colbert peut nous être utile
aujourd’hui. L’environnement n’est, certes, pas le même. Mais les contraintes qui
s’exercent sur la France sont, à bien des
égards, identiques. Dans une période
électorale d’autant plus stratégique que le
quinquennat qui s’achève est celui des
rendez-vous économiques manqués, il
n’est pas inutile d’interroger le passé
pour éclairer l’avenir.
COMPRENDRE LE
COLBERTISME : CONTINUITÉ
ET CONSTANCE
M
ais, pour tirer la « substantifique
moelle » du colbertisme, il faut
commencer par éclairer un certain nombre de points de méthode. Le principal
apport méthodologique de Colbert tient
à sa relation au temps. François
Mitterrand avait le souci de la temporalité (« Il faut laisser du temps au temps »).
En revanche, Jacques Chirac, trop pressé
manifestement, ne l’a pas. Inscrire des
réformes dans la durée, cela se nourrit
d’une triple exigence. Il faut d’abord
savoir anticiper. Quand, en 1995, les pays
développés réunis au sein du GATT se
donnent, par l’accord Multifibres, dix ans
pour s’adapter à l’inéluctable invasion du
textile du Sud, ils font preuve à la fois de
solidarité et de réalisme. Quand, dix ans
après, les mêmes pays développés découvrent avec stupéfaction qu’ils vont perdre, pour la seule Europe, plusieurs
millions d’emplois textile en quelques
années, ils font preuve tout à la fois d’hy-
1. Olivier Pastré, La Méthode Colbert ou le
patriotisme économique efficace, Perrin, 2006
* Professeur à l’Université de Paris VIII.
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# REPÈRES ET TENDANCES # CONJONCTURES
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# LIVRES ET IDÉES
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pocrisie et d’irresponsabilité. Les réponses qu’il faut apporter aujourd’hui sont
celles qu’appellent les questions posées à
l’horizon de 2015 ou de 2026. Pas celles
à l’horizon de 2007 ou de 2009. Alors
que le Commissariat au Plan a été
démantelé par Lionel Jospin et achevé
par Dominique de Villepin, jamais le Plan
n’a été aussi nécessaire. Deuxième exigence, celle de la constance. Le rythme
électoral ne correspond en rien au
rythme des défis géostratégiques.Vouloir
accoler son nom à ce qui ne peut qu’être
une réformette est, au mieux, infantile.
Articuler une modification réglementaire
ou législative dans un schéma d’ensemble
inlassablement expliqué constitue le seul
moyen de préserver l’efficacité réformatrice. Deux exemples seulement : en
matière d’éducation et de fiscalité, nous
n’avons fait qu’empiler des oripeaux
pseudo-modernes. La réforme de la fiscalité est possible comme celle du système éducatif. Mais elle ne l’est que dans
la durée. « Bidouiller » l’IRPP ou l’ISF ne
fera qu’ouvrir de nouvelles niches fiscales
dont il est peu probable que les Français
les plus démunis profitent. Au contraire,
annoncer la couleur dès le départ et proposer des réformes graduelles qui, in
fine, permettront de redonner à l’arme
fiscale son pouvoir redistributeur – et
aussi stimulateur de croissance – conduit
à associer les citoyens à un projet
économique d’ensemble qui, seul, fait
accepter les sacrifices temporaires. Temporaire, troisième maître mot et troisième exigence. Gérer le temps et la
durée n’implique en rien la permanence.
Et c’est là où Colbert vient à nouveau à
notre aide. Les aides, les subventions, les
bonifications doivent avoir un rôle d’impulsion et non un statut de rentes. Les
aides aux manufactures royales étaient
généreuses mais pas éternelles. Chaque
modification réglementaire se devrait
d’être accompagnée d’un calendrier.
Même le CPE aurait pu être accepté s’il
avait été expliqué et considéré comme
un « second best », lui-même à durée
déterminée…
SAVOIR COMMUNIQUER
D
euxième élément de méthode, la
communication. Nous ne sommes
plus aujourd’hui au XVIIe siècle. Les
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médias ont envahi nos vies. Sur le fond,
l’information est, globalement, facteur de
démocratie. Il n’en reste pas moins vrai
que, dans les pays déjà démocratiques,
les méfaits semblent, année après année,
l’emporter sur les bienfaits d’une information sans contrôle. Il faut en tirer les
conséquences. « Ne pas dire mais faire »
aurait pu être la devise de Colbert. Le
temps n’est plus aujourd’hui au « never
explain, never complain » de l’aristocratie
britannique. Il n’est pas encore, pragmatisme oblige, au « Je dis ce que je fais et
je fais ce que je dis ». Il faut donc trouver
un juste milieu. Il faut faire un peu plus et
communiquer un peu moins. Moins d’effets d’annonce et plus d’annonces suivies
d’effets. Cela n’a rien de contradictoire
avec la nécessaire pédagogie des réformes. Bien au contraire. Mais cela conduit
à disqualifier les gesticulations médiatiques qui n’ont de sens que parce que
certains hommes politiques prennent
leurs concitoyens pour des demeurés. Il
ne faut pas se faire trop d’illusions sur le
caractère opérationnel de cet enseignement du colbertisme. L’individualisme
libéral qui baigne nos sociétés poussera
toujours les hommes politiques les
moins sûrs de leur pérennité à faire leur
« coming out » dès lors qu’ils auront
déniché une « micro-réforme » aussi
dénuée de risque que de cohérence
d’ensemble. Mais si, au moins, le (ou la)
futur(e) président(e) de la République
pouvait s’engager sur des réformes clairement identifiables et donc susceptibles
d’être « benchmarkées », cela permettrait de mesurer le « faire » sans trop se
préoccuper du « dire ».
ÉVITER DE SE DISPERSER
D
ernier point de méthode : ne nous
dispersons pas. Colbert a tout
régenté dans le royaume de France mais
s’est contenté de cela. L’ONU, l’OMC, le
FMI n’existaient certes pas de son
vivant. Mais on ne peut manquer d’être
frappé par le fait que Colbert considérait que ce sur quoi il n’avait pas de pouvoir direct était sans conséquence. En
cela, il se différenciait de Richelieu, à qui
rien n’était étranger. Il est temps que, au
moins pour le quinquennat qui vient, la
France ne masque pas ses propres incuries en allant sauver le reste de la pla-
nète. Nous avons, certes, toujours raison
et la récente taxe sur les billets d’avion
répond à des ressorts d’une générosité
extrême. Mais si, pour cinq ans seulement, nous nous contentions d’être
médiocres. Comme les Hollandais du
XVIIe siècle. Médiocres mais, sinon riches,
au moins avec « un taux d’activité des
25-65 ans » moins porteur d’extrémisme et d’intolérance.
Voilà donc pour les éléments de
méthode au sens strict. Reste à les appliquer à la réalité contemporaine.
Colbert, le retour. Mais le retour raisonné. Il ne sert à rien d’invoquer les
mannes de Colbert à tout bout de
champ sans, au préalable, mesurer ce
que pourrait vraiment être le colbertisme aujourd’hui. Dans ce domaine, il
est des thèmes qui ne souffrent aucune
contestation et d’autres, au contraire, où
savoir ce qu’aurait fait Colbert aujourd’hui peut susciter des divergences d’appréciation. On peut ici, en progressant,
presque sans discontinuité, aller des thèmes les plus aveuglants aux thèmes les
plus problématiques.
RÉHABILITER LA POLITIQUE
INDUSTRIELLE
A
u rang des évidences absolues,
citons, presque pour mémoire,
la politique industrielle. Colbert,
Pompidou : même combat. Georges
Pompidou est l’homme politique français
du XXe siècle dont le gouvernement se
rapproche le plus de la philosophie colbertienne. Cela est vrai, en particulier, en
matière de politique industrielle : la
France (et aujourd’hui, devrait-on dire,
l’Europe) n’a aucune chance de s’en tirer
sur le plan économique sans l’affirmation
de son identité industrielle. Les différences avec le XVIIe siècle, radicales, portent
sur l’objet et les moyens. Concernant
l’objet, il faut commencer par affirmer
haut et fort que l’agriculture ne constitue pas « l’alpha et l’oméga » de la croissance économique. S’il y a des arbitrages
budgétaires à faire – et il y en aura –
c’est par là qu’il faut commencer. Cela
permettra de mettre un terme à une
double injustice. Celle que subissent de
nombreux pays du Sud asphyxiés par la
PAC et aussi celle de nombreux petits
LE COLBERTISME REVISITÉ : UNE IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ POUR L’AVENIR
agriculteurs français qui voient fondre
leurs subventions alors même que d’autres, électoralement mieux défendus,
conservent les leurs presque à l’identique.
Mais cela permettra aussi et surtout de
donner la priorité à ce qui est… prioritaire. Il est clair que l’industrie ne constitue plus aujourd’hui, pour les pays
développés, le principal poumon de la
croissance économique. Ce sont les services qui structurent la nouvelle hiérarchie productive mondiale. Il convient,
certes, de ne pas abdiquer tout volontarisme strictement manufacturier. Mais
l’avenir de la France réside aujourd’hui,
d’abord et avant tout, dans la conquête
de son autonomie dans le secteur des
services productifs. C’est cela qui constitue l’exact pendant de la marine colbertienne, avec son exigence de qualité
aussi bien que ses effets structurants
sur le reste de l’économie. Parler de
services productifs est loin d’une quelconque « djerbaïsation » touristique et
hôtelière. La vraie bataille se joue dans
la finance, dans les transports et dans les
services informatiques. La perte de
contrôle de Danone n’a pas l’importance, véritablement stupéfiante, que lui
ont donnée nos politiques. Par contre,
le risque que présente une « descente »
des majors américains sur notre industrie bancaire non mutualiste, rendue
possible par la richesse des uns et par
l’attrait boursier des autres, met en
question le financement même de l’industrie française.
Voilà pour l’objet. Quant aux moyens, le
diagnostic est simple : ITER d’aujourd’hui = Saint-Gobain d’alors. De par l’avancée continue du progrès technique,
l’environnement industriel compte au
moins autant, plus qu’au XVIIe siècle en
tout cas, que l’industrie elle-même.
Colbert avait pressenti l’importance de
la qualité des produits français. Aujourd’hui, dans presque tous les secteurs,
celle-ci fait, seule ou presque, la différence. Et, en matière de qualité, la différence se fait de plus en plus par les
infrastructures et par la R & D. Or, dans
ce domaine, la France et l’Europe se
traînent lamentablement à la remorque
des États-Unis et demain, peut-être, de
la Chine. En terme relatif bien sûr. En
terme absolu, n’en parlons même pas :
les États-Unis créent, chaque année, en
matière de recherche civile, l’équivalent
de notre bon vieux CNRS... L’écart
technologique se creuse jour après jour.
Sans un effort continu dans ce domaine,
sur une dizaine d’années au moins,
notre retard ne pourra plus jamais être
rattrapé.
RECHERCHE ET UNIVERSITÉ
C
et effort ne peut pas être que français. Il se doit d’être européen. Mais
le souffle de Lisbonne, qui se promettait
de faire de l’Europe « le numéro un mondial de l’économie de la connaissance »,
étant de plus en plus asthmatique, la
France se doit de tracer son sillon, seule
si besoin est. Rien de plus facile si la
volonté politique ne fait pas défaut. Le
budget civil de la Recherche ne représente, après tout, que 10 milliards d’euros et son doublement en trois ans
n’écornerait que de 29,3 % celui des
armées (à supposer que l’arbitrage se
fasse ainsi, ce qui n’est probablement pas
souhaitable). L’effort à consentir ne doit
pas être strictement quantitatif. L’État
français peut aussi parfaitement, sans
attendre la bénédiction de Bruxelles,
améliorer l’organisation de la Recherche,
avec pour priorité l’articulation publicprivé et le lien entre recherche théorique et application industrielle. Il suffit
pour cela de conditionner toute aide
nouvelle à la programmation d’une
recherche de débouchés productifs. Le
résultat ne peut être garanti (a fortiori
en matière de recherche fondamentale)
mais un contrôle ex-post peut parfaitement être mis sur pied. Il est clair qu’une
réforme de la Recherche sans réforme
de l’Université n’aurait aucun sens. Dans
ce domaine, la solution est toute trouvée : l’autonomie, accompagnée, bien sûr,
d’un système d’évaluation. Cette réforme
doit se faire sur le mode du volontariat
et non sous forme de la généralisation
immédiate, pour éviter que certains rentiers du monde universitaire ne fassent
croire aux étudiants que c’est la qualité
de l’enseignement qui est menacée. Car
c’est bien du contraire qu’il s’agit : sortir
progressivement l’Université de son statut – récent – de co-adjuteur de la lutte
contre le chômage est le meilleur moyen
de redonner aux personnels universitaires (pas seulement enseignants) leur
dignité et aux étudiants, leur avenir.
À côté de ce premier front, il convient
d’en ouvrir un autre. Celui du contrôle
de nos entreprises. Il n’est plus « politiquement correct » de nationaliser, sauf
quand on est latino-américain, pauvre et
détenteur de matières premières qui
intéressent les riches. Cela n’interdit pas
pour autant d’avoir une réflexion sur le
sujet. Le rachat au prix fort des 12 %
d’EDF qui sont dans le public serait une
absurdité industrielle et budgétaire. Et, si
l’on se prononce en faveur de la privatisation partielle de Gaz de France au travers de sa fusion avec Suez, c’est parce
que cette ouverture du capital était
inéluctable mais, aussi et surtout, parce
qu’elle amènera l’État à détenir une participation minoritaire au capital d’un
groupe dont un des cœurs de métiers
restera la distribution d’eau aux collectivités. Refusons donc ce qui est « politiquement correct » car c’est souvent
économiquement injuste et inepte…
DÉFENSE DES
ENTREPRISES PRIVÉES
C
onsidérons néanmoins que les
nationalisations ne sont pas aujourd’hui l’absolue priorité. Reste le contrôle
de « nos » entreprises privées. Au-delà
des mesures visant à permettre aux
entreprises de se défendre, en vigueur
aux Etats-Unis et dans la plupart des pays
européens (« pilules empoisonnées »,
bons de souscription d’actions, clause de
réciprocité…), l’objectif devrait être
qu’au moins une minorité de blocage
reste dans des mains françaises. Non pas
pour empêcher toute opération boursière venant de l’étranger. Mais simplement pour que cette opération ne soit
pas « pliée d’avance ». Dans ce
domaine, deux voies sont possibles qui
doivent être explorées simultanément.
Celle de l’actionnariat individuel d’abord.
Si les Français veulent garder le contrôle
de leur industrie, ils doivent se mobiliser.
Au départ, les Français n’aiment pas le
risque et donc les actions. Il faut les
encourager – y compris fiscalement – à
distraire de la pierre et du livret A une
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# LIVRES ET IDÉES
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part suffisante de leur épargne pour éviter qu’il ne reste plus en France que des
résidences secondaires et de l’épargne
sociale en recherche d’emploi… L’épargne salariale doit, dans ce domaine, occuper une place centrale. Elle ne constitue
pas une solution à tous les problèmes.
Elle n’est pas sans risque, comme le
scandale Enron l’a montré. Mais elle
constitue un fantastique moyen de
créer de l’affectio societatis et de consolider le « long-termisme » dans la gestion des entreprises (la durée de
détention moyenne des actions est de
six ans et trois mois pour les ménages
contre quatre mois pour les institutionnels non résidents). Ah, que JeanBaptiste aurait aimé l’épargne salariale
pour consolider le capital de ses
Manufactures !
Par ailleurs, l’État dispose de moyens qui
lui sont propres pour consolider le capital des entreprises françaises. Il peut le
faire indirectement en incitant les investisseurs institutionnels français à investir
en actions – cotées et non cotées. Pour
financer les projets à venir, la France
doit, par ailleurs, consolider son système financier et ne pas l’accabler sous
des charges inutiles, même si elles sont
budgétairement tentantes. En échange
de quoi, la France peut attendre de ses
« institutionnels » qu’ils n’oublient pas
qu’ils sont aussi citoyens. Le financement en fonds propres des entreprises
françaises, petites ou grandes, devrait, de
ce point de vue, constituer pour eux
une priorité. L’argument selon lequel l’épargne qui leur est confiée doit être
gérée au mieux des intérêts de leurs
clients, et donc sans aucune contrainte,
ne tient pas. Car le placement en
actions (et, pour partie au moins, en
actions françaises) se révèle, sur le long
terme, le placement le plus performant.
Par ailleurs, ces clients sont accessoirement des citoyens français qui dépendent, pour financer leur retraite, d’une
économie compétitive et d’entreprises
financièrement sûres d’elles. Cet argument vaut aussi pour les « bras armés »
de la puissance publique. Supposons que
l’on ne veuille pas rouvrir le débat sur
les fonds de pension (ce qui paraît
absurde dès lors que l’on n’en fait pas
un substitut pur et simple à la retraite
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par répartition). Reste le Fonds de
réserve des retraites qu’il faut abonder
et consolider. Reste la Caisse des
dépôts qui ne consacre, à ce jour, que 24
milliards d’euros aux placements en
actions sur les 134 milliards qui lui sont
confiés en gestion. Reste l’affectation
possible de la vente d’une partie du
patrimoine immobilier de l’État à des
missions de patriotisme économique.
Restent ainsi de nombreuses solutions
pour redonner à l’État, non pas une
force de frappe contraire à l’économie
de marché, mais des marges de manœuvre lui permettant de ne pas être
emporté comme un fétu de paille dans
le tourbillon de la mondialisation. Rien
de plus. Rien de moins.
ÉLÉMENT CLÉ DE
LA SAGESSE COLBERTIENNE,
L’ADMINISTRATION
I
l n’est point d’État sans une administration puissante et efficace. Si la puissance se mesure par le nombre, comme
pour les armées de Louvois, nous sommes de plus en plus « louvoisiens ». Mais
Colbert avait une autre vision des choses. Il n’avait pas, dans ce domaine
comme dans bien d’autres (la marine
exceptée), la mystique du nombre. Son
administration pouvait apparaître pléthorique par rapport à celle d’Henri IV
mais, en fait, il en a toujours (budget
oblige) contrôlé la croissance. Par
contre, il était obsédé, là aussi, par la
qualité. Les fonctionnaires français se
devaient d’être les meilleurs. Il est établi
que le salaire au mérite faisait partie du
système colbertien. Dans ce domaine
aussi, la réaction est possible. La LOLF,
rien que la LOLF, toute la LOLF. Cette
loi peut faire basculer, à elle seule, l’administration dans l’univers de la responsabilité et donc de l’efficacité. Il n’est pas
question de réduire le nombre de fonctionnaires pour le plaisir de l’esthétique
budgétaire. Il est seulement question de
faire de l’administration une armée non
pas « industrielle de réserve » mais
« administrative de combat ». Car la
bataille de la compétitivité et de l’attractivité se gagnera aussi sur le front administratif. Mais qui dit « mobilisation »
doit dire aussi « formation » (formation
qualifiante et non seulement d’adap-
tation), rémunération (pour partie
variable, pour partie indexée sur les
résultats, mais dans une dynamique
haussière) et perspectives de carrière
(l’ascenseur social de la fonction
publique est celui qui est le plus souvent
tombé en panne au cours des dernières
décennies). Il peut paraître un peu naïf
de faire de la LOLF le seul viatique de la
modernisation administrative. Mais
l’exemple de Colbert et de ses intendants est là pour nous montrer qu’une
seule réforme menée à bien de manière
entêtée et quasi obsessionnelle peut,
par effet d’exemplarité et de capillarité,
faire basculer le corps social dans un
nouvel univers.
IMPORTANCE DES CORPS
INTERMÉDIAIRES
L
à où Colbert nous montre aussi le
chemin c’est par l’importance qu’il a
attachée aux corps intermédiaires. Sans
jurandes et sans corporations, il n’y
aurait pas eu de « reconquista » industrielle en France au XVIIe siècle. Ce
besoin de corps intermédiaires se fait
sentir de manière encore plus accentuée aujourd’hui. Si l’on ne comble pas
le fossé entre le corps politique et le
corps social, nous n’avons aucune
chance de mettre en chantier quelque
réforme que ce soit. L’échec du CPE l’a,
une fois de plus, démontré : pas de
réforme, en France comme ailleurs, sans
un minimum de concertation et de
négociation. On ne redonnera pas
confiance en elle à la France à coups
d’article 49-3. De même on n’instituera
pas de réformes dans la durée sans
relais, relais d’opinions mais aussi relais
de suivi et de gestion. La France n’est
pas la Scandinavie et il ne sert à rien de
regretter notre faible taux de syndicalisation. Il faut agir. Dans ce domaine, l’incitation se révèle plus efficace que le
volontariat et moins répulsive que la
contrainte. Alors pourquoi ne pas, pendant une durée déterminée, moduler la
base des cotisations sociales patronales
en fonction du taux de syndicalisation
(dès lors que serait, en parallèle, mené à
bien une redéfinition de la représentativité syndicale et que serait encouragée
une plus grande ouverture syndicale au
fait international) ?
LE COLBERTISME REVISITÉ : UNE IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ POUR L’AVENIR
Ce qui est vrai pour les syndicats l’est
aussi pour les associations. La France
n’est pas les États-Unis. Mais, justement,
compte tenu de son retard, la France
peut, à moindres frais, repositionner très
vite les associations dans le jeu social.
Quelques subventions ou, mieux, quelques amendements aux conditions de
financement des associations, et la
France rattrapera une large partie de
son retard sur ce terrain. « L’aggiornamento » des corps intermédiaires ne
doit pas s’arrêter là. Les Chambres de
commerce, le Conseil économique et
social, les assemblées consulaires sont
autant de vecteurs du lien social, et
néanmoins productifs, qu’il est indispensable de mobiliser. En réformant
certains statuts si besoin est. Le gouvernement qui disposera le plus vite du plus
grand nombre de relais sera celui qui
pourra faire passer le plus grand nombre
de réformes. Les corps intermédiaires
ne sont pas, pour la plupart d’entre eux,
de droite ou de gauche. L’égalité des
chances est ainsi respectée…
PRODUCTION ET
JUSTICE SOCIALE
C
ela débouche tout naturellement
sur la question sociale. Colbert n’avait une fibre sociale développée qu’autant que le social pouvait servir les
intérêts du royaume. Prenons, là aussi,
exemple sur lui. Il avait compris que la
priorité revenait à l’affirmation de la
valeur Travail. Pour qu’un pays soit riche,
il doit produire.Tout ce qui peut décourager la mise au travail doit être proscrit.
Mais Colbert savait que la valeur Travail
ne peut être affirmée que si elle est positivée. Et la qualité du travail ne peut être
améliorée que si le travail dispose d’un
minimum de sécurité. Colbert aurait
peut-être défilé contre le CPE !
Mais la vraie question du social n’est pas
seulement là. Si la mondialisation est
une fantastique machine à créer des
inégalités, la question qui se pose est
celle de la gestion de celles-ci. C’est là
où la droite et la gauche retrouvent leur
distance. Pour la droite, les inégalités ne
sont que la preuve qu’il y a des gagnants,
et le rôle de l’État se réduit donc à améliorer, ex-post, le sort des perdants. La
gauche, elle, considère que la lutte
contre les inégalités doit être menée
ex-ante et que la prévention doit l’emporter sur la réparation. Cette seconde
solution a ma préférence. Même si
le préventif est plus difficile à calibrer de
manière efficace que le curatif, il tourne
résolument le dos au fatalisme. Or,
Colbert était tout sauf fataliste.
Immergé dans une mondialisation
presque totale, Colbert aurait, peutêtre, donné la priorité à ce qui a fait la
force de Louvois : les hommes…
L’ENJEU DÉMOGRAPHIQUE
E
nfin, dernier dossier sur lequel le
colbertisme permet de jeter un
regard serein sur notre crise contemporaine : celui de la population. L’Europe
périra de ses insuffisances en matière de
renouvellement des générations. Encourageons la natalité (en Italie et en
Espagne plus encore qu’en France) et,
surtout, refusons l’hypocrisie actuelle en
matière de politique d’immigration. Le
déficit démographique de l’Europe se
chiffre à 40 millions à l’horizon de 2020.
Contrôlons mieux l’immigration clandestine mais acceptons ce qui est une
réalité aveuglante (et que l’adhésion de
la Turquie à l’Union européenne ne
pourra, à elle seule, remettre en cause) :
il faut encourager l’immigration officielle
et non la combattre. Cela passe par un
ciblage plus précis des qualifications
indispensables à la croissance européenne mais aussi, bien sûr, par la mise
en place de mécanismes de « retour au
pays » comme ont parfaitement su le
faire les États-Unis, dont le taux d’immigration est deux fois supérieur au nôtre
sans que les tensions, inévitables, prennent le dessus sur la « force tranquille »
de l’intégration.
Voilà donc des dossiers pour lesquels il
est simple de discerner ce que Colbert
ferait aujourd’hui. Il en est d’autres, par
contre, où le colbertisme ne nous aide
pas nécessairement à agir. Mais où, à
tout le moins, il nous aide à penser.
Colbert avait une rigueur toute « trichéenne ». Je ne pense pas, pour autant,
que Colbert aurait approuvé la politique
actuelle de la BCE. Certes, il était obsédé par l’équilibre budgétaire. Mais il l’é-
tait encore plus par la croissance. La
croissance française de la deuxième
moitié du XVIIe siècle n’a pas répondu à
toutes les attentes du ministre de Louis
XIV. Mais il s’est employé, sans aucun
répit, à la stimuler. Cessons donc de
faire la lutte contre l’inflation « l’alpha et
l’oméga » de la politique économique.
L’inflation a disparu, ou presque, en
Europe. Il faut, certes, rester vigilant.
Mais pas au prix d’une récession, ferment de tous les déséquilibres sociaux,
et donc politiques. Colbert ne nous le
pardonnerait pas…
Là où l’on peut être plus circonspect,
c’est sur les délocalisations. Colbert
n’aurait pas aimé. Mais il aurait reconnu
que nous ne sommes pas les seuls à
délocaliser et que les délocalisations
des autres (et des États-Unis notamment) peuvent constituer un bienfait
pour la France, pour peu que son
attractivité s’améliore (ou, au moins, ne
se détériore pas). Colbert aurait, par
ailleurs, accepté de considérer les délocalisations comme un mal nécessaire
pour préserver la compétitivité de l’industrie nationale. Enfin, il aurait lutté
contre les méfaits des délocalisations
en « upgradant » notre appareil industriel. Colbert se préoccupait moins de
la Chine que de la Hollande. Mais eut-il
dû gérer notre crise du textile (secteur
qu’il connaissait mieux que la plupart
de nos actuels ministres), il aurait assurément fait le pari du « nearshore » et
du transfert de technologie en faveur
des pays du Maghreb pour enrayer l’hémorragie industrielle et sociale du textile français.
LE DÉBAT SUR LE
PROTECTIONNISME
D
ans un registre proche, Colbert
serait-il, aujourd’hui, protectionniste ? Je ne le pense pas. Colbert était
mercantiliste, non pas par incapacité
intellectuelle à percevoir les bienfaits
de l’économie de marché, mais par
nécessité de parer au « plus pressé économique » dans un univers caractérisé
par une mondialisation encore balbutiante. Les effets positifs de l’interdépendance d’une économie de marché
généralisée, ferments du libéralisme, ne
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# LIVRES ET IDÉES
DÉBAT 2007
sont, en effet, perceptibles qu’une fois
l’industrie nationale structurée et
qu’une fois les flux commerciaux ayant
atteint une masse critique. Colbert
était donc protectionniste par calcul.
Car le protectionnisme est indissociable de la mondialisation. Lui seul permet de faire jouer des clauses de
sauvegarde dès lors que l’économie de
marché, insuffisamment régulée, dérape.
Les États-Unis sont aujourd’hui, sans
conteste, avec la Chine, le pays le plus
protectionniste du monde. On a beau
être le plus fort, on n’en est pas moins
fragile sur certains segments industriels
ou sur certains créneaux technologiques. Ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est
donc être protectionniste de manière
temporaire, ponctuelle et, surtout, hypocrite. C’est en s’affirmant comme un
parangon de libéralisme que l’on crédibilise de la manière la plus convaincante
ses ambitions défensives. Et ça, Colbert
savait faire. Il était prêt à toutes les
hypocrisies dès lors que le principe de
réalité l’y contraignait. Tout le contraire
d’Antonio Fazzio, le gouverneur de la
Banque centrale italienne qui a fait, à
grand bruit, « un rempart de son corps »
pour protéger son industrie bancaire
nationale, au risque de fragiliser et d’archaïser encore davantage celle-ci. Par
contre, Colbert est le portrait craché de
George Bush quand celui-ci défend ses
subventions sidérurgiques (ou agricoles)
en affirmant haut et fort que, ce faisant, il
contribue à la promotion de l’économie
de marché, ou encore quand il adopte la
stratégie du « passager clandestin » profitant du protocole de Kyoto sans, pour
autant, en payer le prix en le ratifiant.
Colbert aurait donc fait adhérer la
France à l’OMC et s’entendrait fort bien
avec Pascal Lamy, son directeur général.
« Tout sauf les armes », tel était le programme de ce dernier pour mieux insérer l’Afrique dans les circuits d’échanges
internationaux. « Tout – ou presque –
sauf Beauvais et les Gobelins » aurait pu
être la devise de Colbert. Bref la mondialisation, mais pas à n’importe quel
prix. Au moins tant que les instances de
régulation supposées donner le « la » de
la mondialisation ne se seront pas, ellesmêmes, réformées.
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Sociétal N° 55
!
1er trimestre 2007
Dernier sujet de perplexité, Colbert
aurait-il été pro-européen et anti-américain ? Les deux questions ne sont pas
identiques mais se complètent. Colbert
serait, aujourd’hui, prudemment proeuropéen. À environnement différent,
politiques économiques différentes. La
science économique n’est pas une
science exacte (ou, au moins, parfaitement exacte). N’oublions pas que
Colbert bénéficierait aujourd’hui du colbertisme d’hier. Il n’aurait donc aucune
raison d’être frileux. Colbert n’était pas
souverainiste au sens que certains donnent à ce terme aujourd’hui. Par contre,
son système économique avait besoin
d’un souverain. Et c’est là où le bât européen blesse. Colbert aurait probablement ferraillé (intellectuellement
s’entend), pour que ne soit pas signé le
Traité de Nice. Élargir l’Europe sans
approfondir son projet politique et son
mode de gouvernance n’a strictement
aucun sens. C’est un peu comme si on
asservissait la Hollande sans s’être, au
préalable, doté d’un embryon, au moins,
d’industrie nationale. Le Traité de Nice,
sûrement pas, mais le Traité constitutionnel très probablement. Car il faut un
gouvernement à l’Europe et tout traité
qui permet de consolider la souveraineté européenne, quelles que soient ses
limites et ses mesquineries par ailleurs,
se doit d’être approuvé. Cela ne l’aurait
probablement pas empêché de prendre
ses distances par rapport à la mécanique
communautaire dès lors que les intérêts
stratégiques de la France avaient été en
jeu. Colbert aurait approuvé l’idée d’une
pause européenne. Arrêtons donc de
faire du zèle par contrition. La France
d’aujourd’hui, c’est un peu Monsieur Le
Trouhadec saisi par la débauche, l’exquise
pièce de Jules Romains. Plus européen
que moi tu meurs ! Le Traité de Nice a
été une folie. Mais notre irénisme n’a pas
de limite. Le projet d’ENEL n’est pas plus
européen que le projet GDF-Suez. Celui
de Deutsche Börse pour Euronext
encore moins. La construction européenne n’est pas une vertu mais un
combat. L’Europe, bien sûr, mais pas dans
n’importe quelles conditions.
Et les États-Unis dans tout cela ? Colbert
était envieux des richesses étrangères.
Colbert serait exaspéré par la puissance
américaine. Il le serait d’autant plus que
cette puissance relative s’accroîtrait au
fil des ans et que les États-Unis en joueraient dans les négociations internationales, avec un incontestable talent, dans
le seul but de consolider leurs privilèges
(chèrement acquis, ne l’oublions pas).
Aurait-il, dès lors, pactisé avec le diable ?
Connaissant son « humeur », peu complaisante, sûrement pas. En revanche, il
aurait sûrement composé. Composé
dans les négociations internationales, en
s’alliant avec les pays les plus directement menacés par l’hégémonie économique américaine. Colbert aurait au
moins étudié l’idée d’une pause dans le
multilatéralisme trop « politiquement
correct » pour être « économiquement
efficace ». Colbert passerait beaucoup
de temps en Chine, en Inde et au Brésil.
Colbert serait, peut-être, même prêt à
sacrifier un peu d’indépendance nationale (oh, pas beaucoup…) pour consolider la Ligue, non pas d’Augsbourg mais
peut être de Porto Alegre. Non pas qu’il
ait pu être « altermondialiste » au sens
« attacien » du terme (il n’aurait jamais
fait bon ménage avec José Bové, trop
séduit par les idées réactionnaires de
François Quesnay…). Mais Colbert s’est
toujours montré prêt à des concessions,
y compris budgétaires, dès lors que la
grandeur de la France était menacée. Un
compromis entre Georges Pompidou et
Lula, le président brésilien.
Tel serait Colbert aujourd’hui.
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