# REPÈRES ET TENDANCES # CONJONCTURESS $DOSSIER # LIVRES ET IDÉES DÉBAT 2007 OLIVIER PASTRÉ * Le colbertisme revisité : une impérieuse nécessité pour l’avenir Comparaison n’est pas toujours raison mais un éclairage historique n’est jamais inutile, surtout quand il s’agit de la période qui a vu la France devenir la première puissance mondiale. Colbert, qui fut le héros des livres d’histoire de la IIIe République, est devenu le symbole de l’inefficacité besogneuse de l’administration. Une relecture s’impose pour en tirer notamment des leçons sur ce que pourrait être une politique industrielle moderne. C olbert est un incompris, et c’est bien dommage. Presque autant de références sur Google que Keynes ou Marx et, dans ce fatras, presque toujours des contresens. Non, Colbert n’a pas inventé les manufactures et les compagnies de commerce (il n’a fait que les développer). Non, Colbert n’était pas protectionniste (ou en tout cas pas plus que ses contemporains). Non, Colbert n’était pas interventionniste (ou, au moins, pas à toute heure et en tous lieux). Le principal apport de Colbert, et non des moindres dans l’histoire de France, aura été la construction d’un État moderne dans une économie en cours de mondialisation1. C’est là où Colbert peut nous être utile aujourd’hui. L’environnement n’est, certes, pas le même. Mais les contraintes qui s’exercent sur la France sont, à bien des égards, identiques. Dans une période électorale d’autant plus stratégique que le quinquennat qui s’achève est celui des rendez-vous économiques manqués, il n’est pas inutile d’interroger le passé pour éclairer l’avenir. COMPRENDRE LE COLBERTISME : CONTINUITÉ ET CONSTANCE M ais, pour tirer la « substantifique moelle » du colbertisme, il faut commencer par éclairer un certain nombre de points de méthode. Le principal apport méthodologique de Colbert tient à sa relation au temps. François Mitterrand avait le souci de la temporalité (« Il faut laisser du temps au temps »). En revanche, Jacques Chirac, trop pressé manifestement, ne l’a pas. Inscrire des réformes dans la durée, cela se nourrit d’une triple exigence. Il faut d’abord savoir anticiper. Quand, en 1995, les pays développés réunis au sein du GATT se donnent, par l’accord Multifibres, dix ans pour s’adapter à l’inéluctable invasion du textile du Sud, ils font preuve à la fois de solidarité et de réalisme. Quand, dix ans après, les mêmes pays développés découvrent avec stupéfaction qu’ils vont perdre, pour la seule Europe, plusieurs millions d’emplois textile en quelques années, ils font preuve tout à la fois d’hy- 1. Olivier Pastré, La Méthode Colbert ou le patriotisme économique efficace, Perrin, 2006 * Professeur à l’Université de Paris VIII. Sociétal N° 55 ! 1er trimestre 2007 99 # REPÈRES ET TENDANCES # CONJONCTURES $DOSSIER # LIVRES ET IDÉES DÉBAT 2007 pocrisie et d’irresponsabilité. Les réponses qu’il faut apporter aujourd’hui sont celles qu’appellent les questions posées à l’horizon de 2015 ou de 2026. Pas celles à l’horizon de 2007 ou de 2009. Alors que le Commissariat au Plan a été démantelé par Lionel Jospin et achevé par Dominique de Villepin, jamais le Plan n’a été aussi nécessaire. Deuxième exigence, celle de la constance. Le rythme électoral ne correspond en rien au rythme des défis géostratégiques.Vouloir accoler son nom à ce qui ne peut qu’être une réformette est, au mieux, infantile. Articuler une modification réglementaire ou législative dans un schéma d’ensemble inlassablement expliqué constitue le seul moyen de préserver l’efficacité réformatrice. Deux exemples seulement : en matière d’éducation et de fiscalité, nous n’avons fait qu’empiler des oripeaux pseudo-modernes. La réforme de la fiscalité est possible comme celle du système éducatif. Mais elle ne l’est que dans la durée. « Bidouiller » l’IRPP ou l’ISF ne fera qu’ouvrir de nouvelles niches fiscales dont il est peu probable que les Français les plus démunis profitent. Au contraire, annoncer la couleur dès le départ et proposer des réformes graduelles qui, in fine, permettront de redonner à l’arme fiscale son pouvoir redistributeur – et aussi stimulateur de croissance – conduit à associer les citoyens à un projet économique d’ensemble qui, seul, fait accepter les sacrifices temporaires. Temporaire, troisième maître mot et troisième exigence. Gérer le temps et la durée n’implique en rien la permanence. Et c’est là où Colbert vient à nouveau à notre aide. Les aides, les subventions, les bonifications doivent avoir un rôle d’impulsion et non un statut de rentes. Les aides aux manufactures royales étaient généreuses mais pas éternelles. Chaque modification réglementaire se devrait d’être accompagnée d’un calendrier. Même le CPE aurait pu être accepté s’il avait été expliqué et considéré comme un « second best », lui-même à durée déterminée… SAVOIR COMMUNIQUER D euxième élément de méthode, la communication. Nous ne sommes plus aujourd’hui au XVIIe siècle. Les 100 Sociétal N° 55 ! 1er trimestre 2007 médias ont envahi nos vies. Sur le fond, l’information est, globalement, facteur de démocratie. Il n’en reste pas moins vrai que, dans les pays déjà démocratiques, les méfaits semblent, année après année, l’emporter sur les bienfaits d’une information sans contrôle. Il faut en tirer les conséquences. « Ne pas dire mais faire » aurait pu être la devise de Colbert. Le temps n’est plus aujourd’hui au « never explain, never complain » de l’aristocratie britannique. Il n’est pas encore, pragmatisme oblige, au « Je dis ce que je fais et je fais ce que je dis ». Il faut donc trouver un juste milieu. Il faut faire un peu plus et communiquer un peu moins. Moins d’effets d’annonce et plus d’annonces suivies d’effets. Cela n’a rien de contradictoire avec la nécessaire pédagogie des réformes. Bien au contraire. Mais cela conduit à disqualifier les gesticulations médiatiques qui n’ont de sens que parce que certains hommes politiques prennent leurs concitoyens pour des demeurés. Il ne faut pas se faire trop d’illusions sur le caractère opérationnel de cet enseignement du colbertisme. L’individualisme libéral qui baigne nos sociétés poussera toujours les hommes politiques les moins sûrs de leur pérennité à faire leur « coming out » dès lors qu’ils auront déniché une « micro-réforme » aussi dénuée de risque que de cohérence d’ensemble. Mais si, au moins, le (ou la) futur(e) président(e) de la République pouvait s’engager sur des réformes clairement identifiables et donc susceptibles d’être « benchmarkées », cela permettrait de mesurer le « faire » sans trop se préoccuper du « dire ». ÉVITER DE SE DISPERSER D ernier point de méthode : ne nous dispersons pas. Colbert a tout régenté dans le royaume de France mais s’est contenté de cela. L’ONU, l’OMC, le FMI n’existaient certes pas de son vivant. Mais on ne peut manquer d’être frappé par le fait que Colbert considérait que ce sur quoi il n’avait pas de pouvoir direct était sans conséquence. En cela, il se différenciait de Richelieu, à qui rien n’était étranger. Il est temps que, au moins pour le quinquennat qui vient, la France ne masque pas ses propres incuries en allant sauver le reste de la pla- nète. Nous avons, certes, toujours raison et la récente taxe sur les billets d’avion répond à des ressorts d’une générosité extrême. Mais si, pour cinq ans seulement, nous nous contentions d’être médiocres. Comme les Hollandais du XVIIe siècle. Médiocres mais, sinon riches, au moins avec « un taux d’activité des 25-65 ans » moins porteur d’extrémisme et d’intolérance. Voilà donc pour les éléments de méthode au sens strict. Reste à les appliquer à la réalité contemporaine. Colbert, le retour. Mais le retour raisonné. Il ne sert à rien d’invoquer les mannes de Colbert à tout bout de champ sans, au préalable, mesurer ce que pourrait vraiment être le colbertisme aujourd’hui. Dans ce domaine, il est des thèmes qui ne souffrent aucune contestation et d’autres, au contraire, où savoir ce qu’aurait fait Colbert aujourd’hui peut susciter des divergences d’appréciation. On peut ici, en progressant, presque sans discontinuité, aller des thèmes les plus aveuglants aux thèmes les plus problématiques. RÉHABILITER LA POLITIQUE INDUSTRIELLE A u rang des évidences absolues, citons, presque pour mémoire, la politique industrielle. Colbert, Pompidou : même combat. Georges Pompidou est l’homme politique français du XXe siècle dont le gouvernement se rapproche le plus de la philosophie colbertienne. Cela est vrai, en particulier, en matière de politique industrielle : la France (et aujourd’hui, devrait-on dire, l’Europe) n’a aucune chance de s’en tirer sur le plan économique sans l’affirmation de son identité industrielle. Les différences avec le XVIIe siècle, radicales, portent sur l’objet et les moyens. Concernant l’objet, il faut commencer par affirmer haut et fort que l’agriculture ne constitue pas « l’alpha et l’oméga » de la croissance économique. S’il y a des arbitrages budgétaires à faire – et il y en aura – c’est par là qu’il faut commencer. Cela permettra de mettre un terme à une double injustice. Celle que subissent de nombreux pays du Sud asphyxiés par la PAC et aussi celle de nombreux petits LE COLBERTISME REVISITÉ : UNE IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ POUR L’AVENIR agriculteurs français qui voient fondre leurs subventions alors même que d’autres, électoralement mieux défendus, conservent les leurs presque à l’identique. Mais cela permettra aussi et surtout de donner la priorité à ce qui est… prioritaire. Il est clair que l’industrie ne constitue plus aujourd’hui, pour les pays développés, le principal poumon de la croissance économique. Ce sont les services qui structurent la nouvelle hiérarchie productive mondiale. Il convient, certes, de ne pas abdiquer tout volontarisme strictement manufacturier. Mais l’avenir de la France réside aujourd’hui, d’abord et avant tout, dans la conquête de son autonomie dans le secteur des services productifs. C’est cela qui constitue l’exact pendant de la marine colbertienne, avec son exigence de qualité aussi bien que ses effets structurants sur le reste de l’économie. Parler de services productifs est loin d’une quelconque « djerbaïsation » touristique et hôtelière. La vraie bataille se joue dans la finance, dans les transports et dans les services informatiques. La perte de contrôle de Danone n’a pas l’importance, véritablement stupéfiante, que lui ont donnée nos politiques. Par contre, le risque que présente une « descente » des majors américains sur notre industrie bancaire non mutualiste, rendue possible par la richesse des uns et par l’attrait boursier des autres, met en question le financement même de l’industrie française. Voilà pour l’objet. Quant aux moyens, le diagnostic est simple : ITER d’aujourd’hui = Saint-Gobain d’alors. De par l’avancée continue du progrès technique, l’environnement industriel compte au moins autant, plus qu’au XVIIe siècle en tout cas, que l’industrie elle-même. Colbert avait pressenti l’importance de la qualité des produits français. Aujourd’hui, dans presque tous les secteurs, celle-ci fait, seule ou presque, la différence. Et, en matière de qualité, la différence se fait de plus en plus par les infrastructures et par la R & D. Or, dans ce domaine, la France et l’Europe se traînent lamentablement à la remorque des États-Unis et demain, peut-être, de la Chine. En terme relatif bien sûr. En terme absolu, n’en parlons même pas : les États-Unis créent, chaque année, en matière de recherche civile, l’équivalent de notre bon vieux CNRS... L’écart technologique se creuse jour après jour. Sans un effort continu dans ce domaine, sur une dizaine d’années au moins, notre retard ne pourra plus jamais être rattrapé. RECHERCHE ET UNIVERSITÉ C et effort ne peut pas être que français. Il se doit d’être européen. Mais le souffle de Lisbonne, qui se promettait de faire de l’Europe « le numéro un mondial de l’économie de la connaissance », étant de plus en plus asthmatique, la France se doit de tracer son sillon, seule si besoin est. Rien de plus facile si la volonté politique ne fait pas défaut. Le budget civil de la Recherche ne représente, après tout, que 10 milliards d’euros et son doublement en trois ans n’écornerait que de 29,3 % celui des armées (à supposer que l’arbitrage se fasse ainsi, ce qui n’est probablement pas souhaitable). L’effort à consentir ne doit pas être strictement quantitatif. L’État français peut aussi parfaitement, sans attendre la bénédiction de Bruxelles, améliorer l’organisation de la Recherche, avec pour priorité l’articulation publicprivé et le lien entre recherche théorique et application industrielle. Il suffit pour cela de conditionner toute aide nouvelle à la programmation d’une recherche de débouchés productifs. Le résultat ne peut être garanti (a fortiori en matière de recherche fondamentale) mais un contrôle ex-post peut parfaitement être mis sur pied. Il est clair qu’une réforme de la Recherche sans réforme de l’Université n’aurait aucun sens. Dans ce domaine, la solution est toute trouvée : l’autonomie, accompagnée, bien sûr, d’un système d’évaluation. Cette réforme doit se faire sur le mode du volontariat et non sous forme de la généralisation immédiate, pour éviter que certains rentiers du monde universitaire ne fassent croire aux étudiants que c’est la qualité de l’enseignement qui est menacée. Car c’est bien du contraire qu’il s’agit : sortir progressivement l’Université de son statut – récent – de co-adjuteur de la lutte contre le chômage est le meilleur moyen de redonner aux personnels universitaires (pas seulement enseignants) leur dignité et aux étudiants, leur avenir. À côté de ce premier front, il convient d’en ouvrir un autre. Celui du contrôle de nos entreprises. Il n’est plus « politiquement correct » de nationaliser, sauf quand on est latino-américain, pauvre et détenteur de matières premières qui intéressent les riches. Cela n’interdit pas pour autant d’avoir une réflexion sur le sujet. Le rachat au prix fort des 12 % d’EDF qui sont dans le public serait une absurdité industrielle et budgétaire. Et, si l’on se prononce en faveur de la privatisation partielle de Gaz de France au travers de sa fusion avec Suez, c’est parce que cette ouverture du capital était inéluctable mais, aussi et surtout, parce qu’elle amènera l’État à détenir une participation minoritaire au capital d’un groupe dont un des cœurs de métiers restera la distribution d’eau aux collectivités. Refusons donc ce qui est « politiquement correct » car c’est souvent économiquement injuste et inepte… DÉFENSE DES ENTREPRISES PRIVÉES C onsidérons néanmoins que les nationalisations ne sont pas aujourd’hui l’absolue priorité. Reste le contrôle de « nos » entreprises privées. Au-delà des mesures visant à permettre aux entreprises de se défendre, en vigueur aux Etats-Unis et dans la plupart des pays européens (« pilules empoisonnées », bons de souscription d’actions, clause de réciprocité…), l’objectif devrait être qu’au moins une minorité de blocage reste dans des mains françaises. Non pas pour empêcher toute opération boursière venant de l’étranger. Mais simplement pour que cette opération ne soit pas « pliée d’avance ». Dans ce domaine, deux voies sont possibles qui doivent être explorées simultanément. Celle de l’actionnariat individuel d’abord. Si les Français veulent garder le contrôle de leur industrie, ils doivent se mobiliser. Au départ, les Français n’aiment pas le risque et donc les actions. Il faut les encourager – y compris fiscalement – à distraire de la pierre et du livret A une Sociétal N° 55 ! 1er trimestre 2007 101 # REPÈRES ET TENDANCES # CONJONCTURES $DOSSIER # LIVRES ET IDÉES DÉBAT 2007 part suffisante de leur épargne pour éviter qu’il ne reste plus en France que des résidences secondaires et de l’épargne sociale en recherche d’emploi… L’épargne salariale doit, dans ce domaine, occuper une place centrale. Elle ne constitue pas une solution à tous les problèmes. Elle n’est pas sans risque, comme le scandale Enron l’a montré. Mais elle constitue un fantastique moyen de créer de l’affectio societatis et de consolider le « long-termisme » dans la gestion des entreprises (la durée de détention moyenne des actions est de six ans et trois mois pour les ménages contre quatre mois pour les institutionnels non résidents). Ah, que JeanBaptiste aurait aimé l’épargne salariale pour consolider le capital de ses Manufactures ! Par ailleurs, l’État dispose de moyens qui lui sont propres pour consolider le capital des entreprises françaises. Il peut le faire indirectement en incitant les investisseurs institutionnels français à investir en actions – cotées et non cotées. Pour financer les projets à venir, la France doit, par ailleurs, consolider son système financier et ne pas l’accabler sous des charges inutiles, même si elles sont budgétairement tentantes. En échange de quoi, la France peut attendre de ses « institutionnels » qu’ils n’oublient pas qu’ils sont aussi citoyens. Le financement en fonds propres des entreprises françaises, petites ou grandes, devrait, de ce point de vue, constituer pour eux une priorité. L’argument selon lequel l’épargne qui leur est confiée doit être gérée au mieux des intérêts de leurs clients, et donc sans aucune contrainte, ne tient pas. Car le placement en actions (et, pour partie au moins, en actions françaises) se révèle, sur le long terme, le placement le plus performant. Par ailleurs, ces clients sont accessoirement des citoyens français qui dépendent, pour financer leur retraite, d’une économie compétitive et d’entreprises financièrement sûres d’elles. Cet argument vaut aussi pour les « bras armés » de la puissance publique. Supposons que l’on ne veuille pas rouvrir le débat sur les fonds de pension (ce qui paraît absurde dès lors que l’on n’en fait pas un substitut pur et simple à la retraite 102 Sociétal N° 55 ! 1er trimestre 2007 par répartition). Reste le Fonds de réserve des retraites qu’il faut abonder et consolider. Reste la Caisse des dépôts qui ne consacre, à ce jour, que 24 milliards d’euros aux placements en actions sur les 134 milliards qui lui sont confiés en gestion. Reste l’affectation possible de la vente d’une partie du patrimoine immobilier de l’État à des missions de patriotisme économique. Restent ainsi de nombreuses solutions pour redonner à l’État, non pas une force de frappe contraire à l’économie de marché, mais des marges de manœuvre lui permettant de ne pas être emporté comme un fétu de paille dans le tourbillon de la mondialisation. Rien de plus. Rien de moins. ÉLÉMENT CLÉ DE LA SAGESSE COLBERTIENNE, L’ADMINISTRATION I l n’est point d’État sans une administration puissante et efficace. Si la puissance se mesure par le nombre, comme pour les armées de Louvois, nous sommes de plus en plus « louvoisiens ». Mais Colbert avait une autre vision des choses. Il n’avait pas, dans ce domaine comme dans bien d’autres (la marine exceptée), la mystique du nombre. Son administration pouvait apparaître pléthorique par rapport à celle d’Henri IV mais, en fait, il en a toujours (budget oblige) contrôlé la croissance. Par contre, il était obsédé, là aussi, par la qualité. Les fonctionnaires français se devaient d’être les meilleurs. Il est établi que le salaire au mérite faisait partie du système colbertien. Dans ce domaine aussi, la réaction est possible. La LOLF, rien que la LOLF, toute la LOLF. Cette loi peut faire basculer, à elle seule, l’administration dans l’univers de la responsabilité et donc de l’efficacité. Il n’est pas question de réduire le nombre de fonctionnaires pour le plaisir de l’esthétique budgétaire. Il est seulement question de faire de l’administration une armée non pas « industrielle de réserve » mais « administrative de combat ». Car la bataille de la compétitivité et de l’attractivité se gagnera aussi sur le front administratif. Mais qui dit « mobilisation » doit dire aussi « formation » (formation qualifiante et non seulement d’adap- tation), rémunération (pour partie variable, pour partie indexée sur les résultats, mais dans une dynamique haussière) et perspectives de carrière (l’ascenseur social de la fonction publique est celui qui est le plus souvent tombé en panne au cours des dernières décennies). Il peut paraître un peu naïf de faire de la LOLF le seul viatique de la modernisation administrative. Mais l’exemple de Colbert et de ses intendants est là pour nous montrer qu’une seule réforme menée à bien de manière entêtée et quasi obsessionnelle peut, par effet d’exemplarité et de capillarité, faire basculer le corps social dans un nouvel univers. IMPORTANCE DES CORPS INTERMÉDIAIRES L à où Colbert nous montre aussi le chemin c’est par l’importance qu’il a attachée aux corps intermédiaires. Sans jurandes et sans corporations, il n’y aurait pas eu de « reconquista » industrielle en France au XVIIe siècle. Ce besoin de corps intermédiaires se fait sentir de manière encore plus accentuée aujourd’hui. Si l’on ne comble pas le fossé entre le corps politique et le corps social, nous n’avons aucune chance de mettre en chantier quelque réforme que ce soit. L’échec du CPE l’a, une fois de plus, démontré : pas de réforme, en France comme ailleurs, sans un minimum de concertation et de négociation. On ne redonnera pas confiance en elle à la France à coups d’article 49-3. De même on n’instituera pas de réformes dans la durée sans relais, relais d’opinions mais aussi relais de suivi et de gestion. La France n’est pas la Scandinavie et il ne sert à rien de regretter notre faible taux de syndicalisation. Il faut agir. Dans ce domaine, l’incitation se révèle plus efficace que le volontariat et moins répulsive que la contrainte. Alors pourquoi ne pas, pendant une durée déterminée, moduler la base des cotisations sociales patronales en fonction du taux de syndicalisation (dès lors que serait, en parallèle, mené à bien une redéfinition de la représentativité syndicale et que serait encouragée une plus grande ouverture syndicale au fait international) ? LE COLBERTISME REVISITÉ : UNE IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ POUR L’AVENIR Ce qui est vrai pour les syndicats l’est aussi pour les associations. La France n’est pas les États-Unis. Mais, justement, compte tenu de son retard, la France peut, à moindres frais, repositionner très vite les associations dans le jeu social. Quelques subventions ou, mieux, quelques amendements aux conditions de financement des associations, et la France rattrapera une large partie de son retard sur ce terrain. « L’aggiornamento » des corps intermédiaires ne doit pas s’arrêter là. Les Chambres de commerce, le Conseil économique et social, les assemblées consulaires sont autant de vecteurs du lien social, et néanmoins productifs, qu’il est indispensable de mobiliser. En réformant certains statuts si besoin est. Le gouvernement qui disposera le plus vite du plus grand nombre de relais sera celui qui pourra faire passer le plus grand nombre de réformes. Les corps intermédiaires ne sont pas, pour la plupart d’entre eux, de droite ou de gauche. L’égalité des chances est ainsi respectée… PRODUCTION ET JUSTICE SOCIALE C ela débouche tout naturellement sur la question sociale. Colbert n’avait une fibre sociale développée qu’autant que le social pouvait servir les intérêts du royaume. Prenons, là aussi, exemple sur lui. Il avait compris que la priorité revenait à l’affirmation de la valeur Travail. Pour qu’un pays soit riche, il doit produire.Tout ce qui peut décourager la mise au travail doit être proscrit. Mais Colbert savait que la valeur Travail ne peut être affirmée que si elle est positivée. Et la qualité du travail ne peut être améliorée que si le travail dispose d’un minimum de sécurité. Colbert aurait peut-être défilé contre le CPE ! Mais la vraie question du social n’est pas seulement là. Si la mondialisation est une fantastique machine à créer des inégalités, la question qui se pose est celle de la gestion de celles-ci. C’est là où la droite et la gauche retrouvent leur distance. Pour la droite, les inégalités ne sont que la preuve qu’il y a des gagnants, et le rôle de l’État se réduit donc à améliorer, ex-post, le sort des perdants. La gauche, elle, considère que la lutte contre les inégalités doit être menée ex-ante et que la prévention doit l’emporter sur la réparation. Cette seconde solution a ma préférence. Même si le préventif est plus difficile à calibrer de manière efficace que le curatif, il tourne résolument le dos au fatalisme. Or, Colbert était tout sauf fataliste. Immergé dans une mondialisation presque totale, Colbert aurait, peutêtre, donné la priorité à ce qui a fait la force de Louvois : les hommes… L’ENJEU DÉMOGRAPHIQUE E nfin, dernier dossier sur lequel le colbertisme permet de jeter un regard serein sur notre crise contemporaine : celui de la population. L’Europe périra de ses insuffisances en matière de renouvellement des générations. Encourageons la natalité (en Italie et en Espagne plus encore qu’en France) et, surtout, refusons l’hypocrisie actuelle en matière de politique d’immigration. Le déficit démographique de l’Europe se chiffre à 40 millions à l’horizon de 2020. Contrôlons mieux l’immigration clandestine mais acceptons ce qui est une réalité aveuglante (et que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ne pourra, à elle seule, remettre en cause) : il faut encourager l’immigration officielle et non la combattre. Cela passe par un ciblage plus précis des qualifications indispensables à la croissance européenne mais aussi, bien sûr, par la mise en place de mécanismes de « retour au pays » comme ont parfaitement su le faire les États-Unis, dont le taux d’immigration est deux fois supérieur au nôtre sans que les tensions, inévitables, prennent le dessus sur la « force tranquille » de l’intégration. Voilà donc des dossiers pour lesquels il est simple de discerner ce que Colbert ferait aujourd’hui. Il en est d’autres, par contre, où le colbertisme ne nous aide pas nécessairement à agir. Mais où, à tout le moins, il nous aide à penser. Colbert avait une rigueur toute « trichéenne ». Je ne pense pas, pour autant, que Colbert aurait approuvé la politique actuelle de la BCE. Certes, il était obsédé par l’équilibre budgétaire. Mais il l’é- tait encore plus par la croissance. La croissance française de la deuxième moitié du XVIIe siècle n’a pas répondu à toutes les attentes du ministre de Louis XIV. Mais il s’est employé, sans aucun répit, à la stimuler. Cessons donc de faire la lutte contre l’inflation « l’alpha et l’oméga » de la politique économique. L’inflation a disparu, ou presque, en Europe. Il faut, certes, rester vigilant. Mais pas au prix d’une récession, ferment de tous les déséquilibres sociaux, et donc politiques. Colbert ne nous le pardonnerait pas… Là où l’on peut être plus circonspect, c’est sur les délocalisations. Colbert n’aurait pas aimé. Mais il aurait reconnu que nous ne sommes pas les seuls à délocaliser et que les délocalisations des autres (et des États-Unis notamment) peuvent constituer un bienfait pour la France, pour peu que son attractivité s’améliore (ou, au moins, ne se détériore pas). Colbert aurait, par ailleurs, accepté de considérer les délocalisations comme un mal nécessaire pour préserver la compétitivité de l’industrie nationale. Enfin, il aurait lutté contre les méfaits des délocalisations en « upgradant » notre appareil industriel. Colbert se préoccupait moins de la Chine que de la Hollande. Mais eut-il dû gérer notre crise du textile (secteur qu’il connaissait mieux que la plupart de nos actuels ministres), il aurait assurément fait le pari du « nearshore » et du transfert de technologie en faveur des pays du Maghreb pour enrayer l’hémorragie industrielle et sociale du textile français. LE DÉBAT SUR LE PROTECTIONNISME D ans un registre proche, Colbert serait-il, aujourd’hui, protectionniste ? Je ne le pense pas. Colbert était mercantiliste, non pas par incapacité intellectuelle à percevoir les bienfaits de l’économie de marché, mais par nécessité de parer au « plus pressé économique » dans un univers caractérisé par une mondialisation encore balbutiante. Les effets positifs de l’interdépendance d’une économie de marché généralisée, ferments du libéralisme, ne Sociétal N° 55 ! 1er trimestre 2007 103 # REPÈRES ET TENDANCES # CONJONCTURES $DOSSIER # LIVRES ET IDÉES DÉBAT 2007 sont, en effet, perceptibles qu’une fois l’industrie nationale structurée et qu’une fois les flux commerciaux ayant atteint une masse critique. Colbert était donc protectionniste par calcul. Car le protectionnisme est indissociable de la mondialisation. Lui seul permet de faire jouer des clauses de sauvegarde dès lors que l’économie de marché, insuffisamment régulée, dérape. Les États-Unis sont aujourd’hui, sans conteste, avec la Chine, le pays le plus protectionniste du monde. On a beau être le plus fort, on n’en est pas moins fragile sur certains segments industriels ou sur certains créneaux technologiques. Ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est donc être protectionniste de manière temporaire, ponctuelle et, surtout, hypocrite. C’est en s’affirmant comme un parangon de libéralisme que l’on crédibilise de la manière la plus convaincante ses ambitions défensives. Et ça, Colbert savait faire. Il était prêt à toutes les hypocrisies dès lors que le principe de réalité l’y contraignait. Tout le contraire d’Antonio Fazzio, le gouverneur de la Banque centrale italienne qui a fait, à grand bruit, « un rempart de son corps » pour protéger son industrie bancaire nationale, au risque de fragiliser et d’archaïser encore davantage celle-ci. Par contre, Colbert est le portrait craché de George Bush quand celui-ci défend ses subventions sidérurgiques (ou agricoles) en affirmant haut et fort que, ce faisant, il contribue à la promotion de l’économie de marché, ou encore quand il adopte la stratégie du « passager clandestin » profitant du protocole de Kyoto sans, pour autant, en payer le prix en le ratifiant. Colbert aurait donc fait adhérer la France à l’OMC et s’entendrait fort bien avec Pascal Lamy, son directeur général. « Tout sauf les armes », tel était le programme de ce dernier pour mieux insérer l’Afrique dans les circuits d’échanges internationaux. « Tout – ou presque – sauf Beauvais et les Gobelins » aurait pu être la devise de Colbert. Bref la mondialisation, mais pas à n’importe quel prix. Au moins tant que les instances de régulation supposées donner le « la » de la mondialisation ne se seront pas, ellesmêmes, réformées. 104 Sociétal N° 55 ! 1er trimestre 2007 Dernier sujet de perplexité, Colbert aurait-il été pro-européen et anti-américain ? Les deux questions ne sont pas identiques mais se complètent. Colbert serait, aujourd’hui, prudemment proeuropéen. À environnement différent, politiques économiques différentes. La science économique n’est pas une science exacte (ou, au moins, parfaitement exacte). N’oublions pas que Colbert bénéficierait aujourd’hui du colbertisme d’hier. Il n’aurait donc aucune raison d’être frileux. Colbert n’était pas souverainiste au sens que certains donnent à ce terme aujourd’hui. Par contre, son système économique avait besoin d’un souverain. Et c’est là où le bât européen blesse. Colbert aurait probablement ferraillé (intellectuellement s’entend), pour que ne soit pas signé le Traité de Nice. Élargir l’Europe sans approfondir son projet politique et son mode de gouvernance n’a strictement aucun sens. C’est un peu comme si on asservissait la Hollande sans s’être, au préalable, doté d’un embryon, au moins, d’industrie nationale. Le Traité de Nice, sûrement pas, mais le Traité constitutionnel très probablement. Car il faut un gouvernement à l’Europe et tout traité qui permet de consolider la souveraineté européenne, quelles que soient ses limites et ses mesquineries par ailleurs, se doit d’être approuvé. Cela ne l’aurait probablement pas empêché de prendre ses distances par rapport à la mécanique communautaire dès lors que les intérêts stratégiques de la France avaient été en jeu. Colbert aurait approuvé l’idée d’une pause européenne. Arrêtons donc de faire du zèle par contrition. La France d’aujourd’hui, c’est un peu Monsieur Le Trouhadec saisi par la débauche, l’exquise pièce de Jules Romains. Plus européen que moi tu meurs ! Le Traité de Nice a été une folie. Mais notre irénisme n’a pas de limite. Le projet d’ENEL n’est pas plus européen que le projet GDF-Suez. Celui de Deutsche Börse pour Euronext encore moins. La construction européenne n’est pas une vertu mais un combat. L’Europe, bien sûr, mais pas dans n’importe quelles conditions. Et les États-Unis dans tout cela ? Colbert était envieux des richesses étrangères. Colbert serait exaspéré par la puissance américaine. Il le serait d’autant plus que cette puissance relative s’accroîtrait au fil des ans et que les États-Unis en joueraient dans les négociations internationales, avec un incontestable talent, dans le seul but de consolider leurs privilèges (chèrement acquis, ne l’oublions pas). Aurait-il, dès lors, pactisé avec le diable ? Connaissant son « humeur », peu complaisante, sûrement pas. En revanche, il aurait sûrement composé. Composé dans les négociations internationales, en s’alliant avec les pays les plus directement menacés par l’hégémonie économique américaine. Colbert aurait au moins étudié l’idée d’une pause dans le multilatéralisme trop « politiquement correct » pour être « économiquement efficace ». Colbert passerait beaucoup de temps en Chine, en Inde et au Brésil. Colbert serait, peut-être, même prêt à sacrifier un peu d’indépendance nationale (oh, pas beaucoup…) pour consolider la Ligue, non pas d’Augsbourg mais peut être de Porto Alegre. Non pas qu’il ait pu être « altermondialiste » au sens « attacien » du terme (il n’aurait jamais fait bon ménage avec José Bové, trop séduit par les idées réactionnaires de François Quesnay…). Mais Colbert s’est toujours montré prêt à des concessions, y compris budgétaires, dès lors que la grandeur de la France était menacée. Un compromis entre Georges Pompidou et Lula, le président brésilien. Tel serait Colbert aujourd’hui.