n°16 Janvier 2005 L’ i n s é c u r i t é s o c i a l e , qu’est-ce qu’être protégé ? avec Robert Castel La soirée du pôle de juin 2004 Sommaire 3 juin 2004 Soirée avec Robert Castel autour de son livre « L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? » I ntervention de Robert Castel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .p.4 Une préoccupation sécuritaire omniprésente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .p.5 Insécurités : qu’est-ce qu’être protégé ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .p.6 Réduire l’inflation du risque et relativiser le souci de sécurité totale . . . . . . . . . . . .p.9 D ébat n° ISBN 2-914869-09-6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .p.11 3 Rober t Castel Robert Castel L’association de l’État de droit et de l’État est sociologue, social devait permettre de construire une directeur d’études à « société de semblables » où, à défaut d’une l’École des hautes stricte égalité, chacun serait reconnu comme personne indépendante et prémuni contre les aléas de l’existence (chômage, vieillesse, mal- études en sciences sociales. Il est l’auteur : L e contenu de ce petit livre que j’ai écrit en octobre 2003 : « L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ? » peut avoir un rapport des Métamorphoses avec des questions urbaines, particulière- adie, accident du travail…), « protégé » en de la question ment celles qui se posent aux quartiers dits somme. Ce double pacte, – civil et social – est sociale (Fayard, 1995, sensibles, où les problèmes liés à l’insécu- Folio Gallimard, 1999), rité sont très prégnants. Si je suis parti du avec Claudine sentiment d’insécurité assez généralisé qui aujourd’hui menacé. D’un côté, par une demande de protection sans limites, de natu- Haroche de existe aujourd’hui en France et qui consti- re à générer sa propre frustration. De l’autre Propriété privée, tue un fait social massif, c’est pour essayer par une série de transformations qui érodent propriété sociale, de le clarifier et tenter de l’affronter d’une propriété de soi manière plus réaliste. progressivement les digues dressées par l’État social : individualisation, déclin des collectifs (Fayard, 2000), et de L’insécurité Il faut prendre au sérieux le souci de sécu- protecteurs, prolifération des « nouveaux sociale. Qu’est-ce rité même s’il tourne parfois à l’obsession risques »… Comment combattre cette nou- qu’être protégé ? sécuritaire, parce qu’il produit des effets velle insécurité sociale ? Que signifie être (Seuil, 2003) . protégé dans des « sociétés d’individus » ? sociaux et politiques considérables, dont l’audience du Front National en est un exemple. Mais le prendre au sérieux ne veut pas dire l’accepter au premier degré. Il faut essayer de le décomposer afin de combattre l’insécurité sur le plan pratique et intervention 4 politique. C’est-à-dire, analyser les différents facteurs d’insécurisation qui font souvent l’objet d’amalgames et produisent de la confusion intellectuelle, en même temps qu’ils mènent à une certaine impuissance pratique. U ne préoccupation sécuritaire omniprésente Alors que toute l’histoire de l’humanité a été tra- Il n’est pas possible d’élucider ici tous les pro- versée par une insécurité et une violence perma- blèmes liés à l’insécurité, mais il est nécessaire nente, que nous vivons en France et, plus généra- de les clarifier et de préciser les termes dans les- lement en Europe occidentale, dans une des quels ils se posent. Pour cela, il faut identifier les sociétés les plus sûres qui n’ait jamais existé, la différents risques qui sont à l’origine du senti- préoccupation sécuritaire est omniprésente. Il y a ment d’insécurité, montrer qu’ils sont d’une là un paradoxe auquel il faut réfléchir. nature différente et comprendre comment se produisent les amalgames dont les effets sont Notre société est largement entourée et traversée assez explosifs. de protections. Nous ne vivons pas dans une jungle. Le sentiment d’insécurité n’est donc pas lié à l’absence de protection. Par contre, ressentir l’insécurité peut exprimer un rapport compliqué à ces protections. Ainsi, on peut avoir le sentiment que les protections sont fragiles et menacées, que demain risque d’être plus difficile qu’aujourd’hui, ou bien encore, que certains risques étant maîtrisés, la relative sécurité qui en résulte donne naissance à de nouvelles exigen- Le sentiment d’insécurité n’est Trois types principaux d’insécurité peuvent être pas forcément distingués, qui se mélangent pour entretenir lié à l’absence de cette inflation du souci sécuritaire : protections. En effet, • l’insécurité civile qui regroupe les problèmes notre société est lar- de la délinquance, • l’insécurité sociale qui est d’une nature toute différente et dont on précisera la nature, gement entourée et traversée de protections, pourtant l’obsession ces. C’est le cas par exemple, de certaines • un troisième type d’insécurité plus difficile à contrées où la famine a été jugulée et où le identifier, parce que plus nouveau. Il tient à la risque se déplace alors sur le contenu de l’as- crainte d’être affecté par ce que l’on appelle siette, tels que les risques liés aux produits can- les « nouveaux risques », comme le prion de cérigènes… La peur de manger peut alors rem- la vache folle, les catastrophes nucléaires, placer la peur de ne pas avoir à manger. Cet l’effet de serre… tous ces risques qui nous exemple, volontairement caricatural, illustre menacent sans que l’on sache trop comment bien la difficulté d’une réflexion sur les protections s’en prévenir. Cette distinction, qui permet et donne à penser que le sentiment d’insécurité de lever la confusion sur l’insécurité, amène n’est pas nécessairement proportionnel aux dan- à réfléchir d’une manière plus réaliste sur la gers réels que l’on court. notion de protection. sécuritaire est omniprésente. 5 I nsécurités : qu’est-ce qu’être protégé ? L’insécurité civile renvoie à la problématique de l’État de droit. Mais le surcroît Qu’est-ce donc qu’être protégé dans une société Il n’est pas possible de vivre en société et de comme la nôtre, qui apparaît de plus en plus faire société avec ses semblables, si l’on vit sous vulnérable, comme assiégée de risques et de la menace permanente de l’agression physique, dangers multiples ? Quelles sont les armes du vol, du viol ou de la criminalité. Il est donc disponibles pour combattre l’insécurité ? Ces indispensable de combattre l’insécurité civile. questions aboutissent à donner une place cen- Dès le début de la modernité (vers 1700 - 1750), trale à la notion de protection et en particulier à on est conscient que l’État est absolument néces- la protection sociale qui, aujourd’hui, paraît être saire pour assurer la sécurité des biens et des le recours nécessaire pour juguler la montée de personnes. Mais, pour obtenir une sécurité tota- l’insécurité. le, il faudrait un État absolu (c’est l’idée du d’autorité exigé Léviathan de Hobbes) et on voit bien dans la à l’État entre en L’insécurité civile, qui désigne les menaces conjoncture actuelle en France, que le souci de tension avec le pesant sur l’intégrité des biens et des personnes sécurité fait adresser une demande d’autorité à auxquelles s’ajoutent aujourd’hui les incivilités, l’État. Il est important que l’État soit énergique et renvoie à la problématique de l’État de droit. non laxiste. La question est alors de savoir si ce Dans les sociétés démocratiques comme la surcroît d’autorité peut s’exercer dans le respect France, l’État a le monopole des moyens pour des formes légales du droit. Or, il est permis de la violence et la combattre cette insécurité et pour cela, il s’est s’interroger lorsque l’on regarde où nous délinquance. doté d’institutions spécialisées au premier chef conduisent les politiques de " tolérance zéro " en desquelles sont la police et la justice. La France ou encore la manière dont les États-Unis Déclaration des Droits de l’Homme et du mènent la lutte contre les terroristes. respect des formes légales du droit dans la lutte contre Citoyen affirme, d’une manière éclatante, les 6 droits inaliénables de l’individu passant par le Il y a là une tension, voire une contradiction respect de l’intégrité de sa personne et de ses dans une société démocratique à concilier exi- biens. Ils sont les droits constitutifs de l’individu gence de sécurité et respect des formes légales dans une démocratie et non pas, comme cela a dans la lutte contre la délinquance et contre tou- pu être interprété pour le droit de propriété, une tes formes de violence. Cette difficulté à conci- référence à la propriété bourgeoise qui n’existe lier efficacement ces deux exigences est souvent guère sous cette forme. source d’une frustration sécuritaire. Mais la frustration sécuritaire est également pro- crise passagère, les protections sociales ne s’é- duite par l’insécurité sociale. croulent pas mais se fissurent. Leur effritement Celle-ci peut être caractérisée par l’incapacité conduit à une remontée de l’insécurité sociale. d’assurer sa vie sociale avec un minimum d’in- Mais on ne peut s’en tenir aux discours sur l’ex- dépendance. Vivre à la merci du moindre aléa clusion depuis 10 ou 20 ans qui ont imposé une de l’existence (maladie, accident, interruption conception individualisée ou atomisée des phé- du travail) risque de faire basculer l’individu nomènes de dissociation sociale (l’exclu, un dans l’assistance voire dans la déchéance socia- individu détaché de ses appartenances sociales, le. Vivre dans l’insécurité sociale, c’est être dans isolé et comme abandonné à son malheur). cette incapacité de maîtriser un minimum son Cette insécurité a une dimension collective et avenir, être condamné à vivre au jour la journée. conduit des groupes sociaux entiers à vivre au jour le jour. La lutte contre cette forme d’insécurité relève L’effritement depuis 1/4 de siècle, des d’une autre fonction de l’État, différente de Aujourd’hui, des catégories populaires qui protections sociales celle de l’État de droit, c’est ce que l’on appel- avaient été bien intégrées dans la société indus- contre les aléas de le l’État Providence ou l’État social. Ce dernier trielle semblent ne plus avoir d’avenir. Elles sen- l’existence (maladie, terme sera d’ailleurs préféré afin d’ôter l’idée tent aussi que beaucoup de gens s’en moquent et vieillesse, chôma- d’un État Providence qui distribue généreuse- développent alors un ressentiment de type collec- ment des subsides. En effet, concernant cette tif que l’on peut qualifier de « poujadiste ». Le fonction, l’État n’a pas été tellement redistribu- poujadisme a été dans les années 50, cette réac- teur et généreux, mais il a été très efficace tion d’extrême droite face à la modernisation de comme réducteur de risques. Cela a consisté, la société française (planification, modernisa- l’insécurité sociale et consiste encore, à donner des assurances tion…) et qui a laissé pour compte les petits com- et le développement contre les principaux risques sociaux : la mal- merçants et les artisans. Aujourd’hui, le phéno- de ressentiments adie, l’accident, le chômage, la vieillesse. C’est mène politique « Le Pen », le lepénisme, peut être collectifs. ce que l’on appelle la société assurancielle. considéré comme une variation actualisée de Dans cette société, bien que demeurant inéga- cette logique du Poujadisme, politiquement dan- litaire, la force des protections s’est imposée gereuse et qu’il faut combattre. En effet, actuelle- jusqu’à une date récente. Ainsi, la grande ment, nous sommes sans doute dans une deuxiè- majorité de la population est couverte contre me grande phase de modernisation de la société les principaux risques de déstabilisation de la avec l’européanisation, la mondialisation. De vie sociale. nouveaux groupes, majoritairement composés de ge…) assurées par l’État, entraînent une remontée de fractions de la classe ouvrière, se retrouvent dans Pourtant, depuis un quart de siècle, depuis ce la position qu’occupaient les petits artisans ou les que l’on a appelé la crise du milieu des années petits commerçants des années 50 et se sentent 70 et qui s’avère être davantage qu’une simple invalidés. 7 Ce phénomène peut également être qualifié de Si le lien de causalité n’est pas exclusif, ces phé- réaction de « petit blanc », à l’instar de ce qui nomènes s’additionnent et créent de la confu- s’est produit aux États-Unis après la guerre de sion. Ce qui pose également problème avec la Sécession entre les blancs du sud et les noirs qui politique sécuritaire actuelle, c’est ce processus venaient d’être libérés. Ces petits blancs qui se d’amalgame qui assimile la lutte contre l’insécu- sont attaqués aux noirs, à la fois par la haine et par rité civile à la lutte contre l’insécurité en général le mépris, ne sont pas sans rappeler les réactions et contre l’insécurité sociale en particulier. Cette que l’on peut voir ici face au travailleur immigré politique est sans doute condamnée à l’échec maghrébin, qui est jugé comme concurrent sur car l’éradication de la délinquance, si elle était le marché du travail et, que l’on accuse de vivre possible, aurait des effets secondaires, ne suffi- au crochet de la protection sociale qui devrait rait pas à vaincre l’insécurité sociale dont les être réservée aux « Français de souche ». causes sont sociales. assimiler la lutte Ces réactions dangereuses, même si elles n’en Il y a aujourd’hui une contradiction entre d’une contre l’insécurité sont pas l’unique cause, ont dans une grande part, l’affirmation des prérogatives de l’État afin mesure contribué à la remontée de l’insécurité qu’il soit efficace dans la lutte contre la délin- sociale. La réaction de ces gens, qui votent à quance et d’autre part, un parfait laxisme à présent FN et qui votaient communiste il y a conduire une politique économique libérale qui Un amalgame dangereux consiste à civile à la lutte contre l’insécurité sociale. S’il faut trente ans, est pour une part la conséquence de contribue à alimenter l’insécurité sociale. Il faut soutenir l’État de cette dépossession collective dans laquelle des à la fois soutenir l’État de droit et défendre l’État droit, l’État social groupes entiers de personnes ont été marginali- social. Il semble que dans les orientations poli- sés, invalidés, inemployés. tiques actuelles, on ait mis l’accent sur l’État doit tout autant être gardien de l’ordre social dont on ferait à la limi- défendu. La distinction entre insécurité civile et insécuri- te un État gendarme, mais que les questions té sociale peut contribuer à éclairer ce que l’on sociales soient traitées avec moins d’énergie, et appelle le problème des banlieues. Il y a sans traversées par une idéologie libérale ou néo- doute une présence plus forte au quotidien de libérale de l’État minimal. l’insécurité civile, de la délinquance, mais aussi 8 de l’insécurité sociale : des taux de chômage Un troisième type de facteur d’insécurisation qui plus élevés qu’ailleurs, un habitat parfois dégra- s’ajoute à l’insécurité civile et à l’insécurité dé, des phénomènes de discrimination à l’em- sociale est celui lié aux « nouveaux risques », ploi … Ces deux types d’insécurités co-existent produit inattendu du développement des scien- et peuvent s’entretenir l’un - l’autre. On peut ces et des techniques qui se retournent contre alors se demander si ce n’est pas l’insécurité l’homme et contre la nature, que j’ai déjà évo- sociale qui cause pour une part la délinquance. qués. Une réflexion sur les protections doit prendre en termédiaire de l’assurance, et en particulier, de compte cette nouvelle catégorie de risques parce l’assurance obligatoire qui a permis à partir de qu’elles s’additionnent aux deux autres, à tel point la fin du XIXe siècle une maîtrise assez efficace que certains comme le sociologue Ulrich Beck ont des principaux risques. cru pouvoir caractériser notre société actuelle comme une « société du risque ». Cette idée a eu Or, la plupart des « nouveaux risques » ne sont beaucoup d’audience. Notre société moderne se pas maîtrisables de cette manière. On ne peut vivrait sous le signe de la menace permanente pas s’assurer contre une catastrophe de type dans l’attente de la catastrophe. Beck dit par Tchernobyl. Dès lors, crier aux risques tous azi- exemple : « Nous sommes sur cette planète muts est extrêmement dangereux. Il faut rester comme sur un siège éjectable ». Ce propos, bien très vigilant à l’égard de l’inflation actuelle de qu’exagéré est d’autant plus générateur d’insécurité cette notion de risque, en essayant d’associer la risques », produits que la plupart de ces « nouveaux risques » ne sont réflexion sur le risque à la réflexion sur les tech- inattendus du déve- pas contrôlables, nous sommes démunis devant nologies de maîtrise du risque et de prévention loppement des scien- eux. des risques. Il faut prendre garde de ne pas ces et des techniques, entretenir le mythe d’une sécurité totale qui sera ne sont pas entière- toujours déçue. Aucune société ne peut se donner comme programme de sécuriser totalement l’avenir. C’est impossible, car la vie sociale com- Ré d u i r e l ’ i n f l a t i o n d u Si les « nouveaux ment maîtrisables, il importe d’éviter un porte une part d’imprévisible et il n’est pas ima- discours de type ginable de croire en une vie qui s’accomplirait « catastrophe » et de sous une sorte de contrôle totalitaire de l’exis- rompre avec le mythe tence individuelle et sociale pour éliminer tous d’une sécurité totale. les risques. r i s q u e e t r e l a t i v i s e r le Il faut donc réduire cette inflation du risque et souci de sécurité totale être protégé de tout, qu’est-ce que cela veut dire relativiser ce souci de sécurité totale car s’il faut être protégé ? Cette question qui relativise le souci de sécurité Face aux risques sociaux, on avait trouvé des totale ne doit pas être confondue avec la relati- solutions à travers la mutualisation du risque, visation de l’importance des protections. Ce par la technologie assurancielle. Le risque social questionnement doit plutôt conduire à défendre est en effet un événement déplaisant mais prévi- une position maximaliste de la protection sible dont le coût est calculable et que l’on peut sociale, parce que l’existence de droits sociaux mutualiser sous une forme de solidarité par l’in- forts assurant une sécurité sociale réelle est sans 9 doute la seule réponse adéquate à cette remontée de l’insécurité sociale. C’est certainement la seule condition pour continuer à faire société, au sens fort du mot, avec nos semblables, en ne séparant pas les gagnants et les perdants des transformations économiques et sociales en cours. Il y a là un enjeu de société autour de la conception qu’on se fait aujourd’hui de la protection sociale : d’un côté, une conception maximaliste des droits donne, non pas un nombre infini de droits, mais un accès aux droits sociaux de base, et considère que c’est une condition L’existence de droits sociaux forts assurant une nécessaire pour être citoyen dans une société comme la nôtre. De l’autre, une conception minimaliste de la protection sociale dans la lignée du néo-libéra- sécurité sociale lisme qui prévaut de nos jours, se caractérise par réelle est sans doute une réduction de la couverture des risques la seule réponse sociaux et l’extension de la logique des minima adéquate pour faire sociaux, en recentrant la protection sociale sur face à la remontée de l’insécurité sociale. les plus démunis. Dans ce deuxième cas de figure, on est bien loin du sens fort de la protection sociale, qui consiste à assurer à tous, les droits sociaux de base constitutifs d’une citoyenneté sociale. 10 ■ On peut actuellement observer un mouvement affirmé de regroupement de communautés sur le département et plus précisément sur Sarcelles. Les mécanismes en jeu sont-ils les mêmes que ceux à l’origine du mouvement poujadiste et celui du Front national ? R. Castel : Je connais mal la situation que vous évoquez, néanmoins, ce que l’on peut dire, c’est que le lepénisme comme variété de poujadisme est le produit d’un mécanisme social, une sorte de dynamique du ressentiment qui a un caractère assez général. Autrefois, sans vouloir trop idéaliser le passé, la citoyenneté sociale se définissait d’une façon forte sur la base des droits et des protections attachés au travail. Il y avait là, une sorte d’homogénéité dans la protection et de citoyenneté sociales, même si cela n’empêchait pas des clivages, y compris des clivages locaux. Avec l’éclatement de ces régulations générales, des réactions de repli se produisent. Les communautarismes peuvent sans doute s’interpréter comme une sorte de tentative de compensation, de remplacement lorsque les droits généraux s’affaiblissent. Aujourd’hui, on peut observer dans notre société un processus de dé-collectivisation générale qui touche à débat la fois l’organisation du travail, les syndicats ainsi que la plupart des institutions. Cette dynamique fragilise les individus qui, pour la plupart, étaient autrefois 11 protégés par leur appartenance à des collectifs R. Castel : La distinction entre insécurité sociale de travail : sécurité collective du travail, - insécurité civile est simple à faire et elle me convention collective du travail… paraît éclairante. Les hommes politiques peuvent L’individu moderne est fragile sans ces collec- faire cette distinction aisément. Par contre, il est tifs. Lorsque ces derniers tendent à se défaire, les sans doute plus difficile d’y trouver de possibles individus se raccrochent à d’autres formes d’i- applications pour leur programme politique. Il dentification comme la religion, la communauté existe un mode d’emploi pour lutter contre l’in- ethnique… Ces processus d’identification ne sécurité civile, mais il n’y en a pas pour lutter sont pas nécessairement négatifs mais ils peu- contre l’insécurité sociale. Cette dernière est vent être dangereux s’ils constituent à l’avenir la plus coûteuse en argent mais également en seule façon de faire société avec ses semblables. déterminations face aux lois du marché. Autrefois, l’État, que l’on peut qualifier d’« État Si aujourd’hui, Autrefois, de nombreuses luttes ont été national social », comme l’a été l’État gaulliste, l’État ne peut plus conduites collectivement, l’individu savait contrôlait les principaux paramètres écono- contrôler les prin- qu’il pouvait obtenir des choses et qu’il avait miques et pouvait alors développer des politiques un rôle à jouer dans son histoire. sociales dans un cadre national. Aujourd’hui, Aujourd’hui, et à travers votre exposé, on a cela a changé, les États ne contrôlent plus les l’impression ■ cipaux paramètres économiques, il peut néanmoins tenter de « domes- échappe. principaux paramètres de leur économie. La Comment l’individu peut-il être acteur de que tout lui relance qu’avait essayé de faire le gouvernement son destin ? socialiste de Pierre Mauroy n’a pas fonctionné tiquer le marché » par exemple, car on était déjà dans un stade en imposant des R. Castel : Jacques Donzelot dit des choses avancé de l’Europe de la concurrence exacerbée régulations sociales. assez intéressantes sur le sujet, même si cela est et mondialisée. Développer des politiques socia- un peu unilatéral. Il pense que l’on serait passé les et lutter contre l’insécurité sociale est alors d’une logique de conflit, de lutte des classes, à plus que difficile. Cela étant, il y a des positions une logique de séparation. Cela aurait d’ailleurs qu’il faut tout de même défendre et tenter d’im- eu des incidences sur la manière d’habiter poser car nous avons à vivre avec le marché. La l’espace et aurait conduit à la séparation entre révolution n’est pas pour demain. Karl Polanvi les quartiers d’habitat social, les centres villes et disait qu’il fallait domestiquer le marché en les zones péri-urbaines. imposant des régulations sociales. C’est ce qui avait été fait de manière approximative mais ■ Quel sens donner à l’incapacité du politique relativement satisfaisante dans le capitalisme aujourd’hui à penser l’articulation entre les industriel, avec une forme de compromis social différents phénomènes sociaux, écono- entre les intérêts du marché (développement miques… ? économique, modernisation) et le développement des droits sociaux. Ce type d’équilibre 12 n’étant plus transposable au contexte actuel, il s’a- D’après lui, le marketing contribue à la des- git de trouver de nouvelles protections fortes, truction des collectifs, de l’estime de soi, au adaptées à la mobilité, à la dé-collectivisation et à profit d’une massification qui aboutit à la des- l’individualisation croissantes de nos sociétés. truction de l’individu en tant qu’acteur. Stiegler appelle à développer « de petites résistances quo- ■ L’État Nation a été évoqué mais peu la ques- tidiennes pour combattre cette logique ». tion du territoire et de l’effritement de la pro- Aujourd’hui, au-delà des difficultés qui se posent, tection sociale qui s’opère notamment dans le de nombreux mouvements citoyens se dévelop- cadre de la décentralisation. Qu’en est-il de la pent, s’inscrivant dans ces petites résistances. À protection sociale à l’échelle de l’Europe ? l’échelle mondiale, les courants altermondialistes Peut-on imaginer que la logique de protection portent des revendications visant à réguler davan- La question des qu’on a su inventer à l’échelle des États puis- tage l’économie. Pensez-vous que tous ces politiques sociales se se se construire à une échelle éventuellement bouillonnements puissent permettre l’invention plus large ? d’autres formes de collectifs ? pose de plus en plus à l’échelle de R. Castel : Bien que l’État Nation ait encore des R. Castel : Il y a certainement dans ces recher- l’Europe. Il importe pouvoirs considérables, notamment en matière ches des expériences intéressantes, comme l’é- d’inventer depuis le sociale, il faut admettre que son âge d’or est révolu conomie solidaire. Mais, je doute qu’elles puis- terrain, de nouvelles et que la question des politiques sociales se pose de sent faire office d’alternative. Il y a même un instances publiques plus en plus à l’échelle de l’Europe, voire du risque que l’on développe des alvéoles dans les d’arbitrage pour monde. Cette problématique renvoie au rôle des interstices du marché, ou à la périphérie du mar- instances publiques qu’il est nécessaire d’inventer ché, sans toucher les dynamiques économiques pour garantir un certain intérêt général face aux générales qui renvoient au fonctionnement du antagonismes des intérêts particuliers. Il faut donc à capitalisme mondialisé. C’est pourquoi, il me antagonismes des présent, penser et mettre en place des instances semble que le fond de la question se trouve intérêts particuliers. publiques qui puissent être à la fois au-dessus des encore dans les relations entre le travail et le États et aussi présentes au niveau local. Les vérita- marché. Il faut se demander aujourd’hui com- bles réponses ne peuvent venir que du terrain, à tra- ment on pourrait contrôler le marché. vers la construction d’instances collectives d’arbi- La domestication relative du marché a été rendue trage, à partir desquelles pourraient s’imaginer de possible par des formes de régulations collecti- nouvelles instances publiques, différentes des ves construites à partir du travail. Nous devons administrations que nous connaissons depuis admettre que l’on n’en est plus exactement là, et Napoléon. que les transformations en cours sont irréversi- garantir l’intérêt général face aux bles. On ne peut pas revenir en arrière et conser■ Il y a quelques mois, Bernard Stiegler, philoso- ver en l’état notre système de protection. Mais en phe, a publié un livre sur l’impact du marketing. même temps, je ne vois pas de réelle 13 alternative à cette entreprise difficile qui consiste du XIXe siècle, à travers la construction d’une à essayer de reconstruire, de redéployer des protection sociale généralisée. régulations comme, par exemple, des formes de sécurisation du travail. ■ Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est que Je ne sais pas si ce sera possible, mais il paraît l’on continue à tenir un discours en faveur peu probable que le travailleur de demain puis- des droits mais que ceux-ci ne sont plus se être indéfiniment ce que le discours manage- garantis dans les faits. C’est le cas par exem- rial et entrepreunarial lui demande d’être, c’est- ple du droit au logement. à-dire responsable, adaptable, polyvalent, capable d’affronter les changements incessants, sans R. Castel : Cela interroge la mise en œuvre des un minimum de sécurité et de protections. droits. Si l’on prend l’exemple du droit au travail Autrement dit, un travailleur jetable qu’on pres- proclamé en 1948, il n’a jamais été appliqué car avoir intérêt, voire se comme un citron et dont on se débarrasse il implique que l’État ait d’énormes pouvoirs. On nécessité à trouver parce qu’il est devenu inemployable n’est pas a recherché des solutions pour y parvenir, un nouveau com- nécessairement le modèle du travailleur de comme les ateliers nationaux, mais cela a été un promis social avec demain. Car, même si les entreprises ne sont pas échec. On ne peut pas tout exiger des entrepri- le travailleur. Les philanthropes, il peut y avoir nécessité, au nom ses notamment recruter plus de personnel qu’el- de cette même logique économique, de trouver les n’en ont besoin en raison des exigences de la un nouveau compromis social. On commence compétitivité et de la concurrence. Donc, il ne d’ailleurs à voir que des revues d’économie ou suffit pas de proclamer un droit pour qu’il plient pour criti- de management proposent des analyses très cri- devienne réalité, même si on est en droit d’atten- quer l’intensifica- tiques sur l’intensification sauvage des tâches de dre un maximum d’effort de la part de l’État tion sauvage des travail qui conduit au « burn out », qui « brûlent concernant certains droits qui devraient être tâches. » les travailleurs. Elles constatent aussi que ces incontournables comme le droit au logement. L’entreprise peut analyses économiques se multi- politiques de l’emploi cassent les cultures d’entreprises. 14 ■ Si vous considérez que le droit au travail ou Il y a donc aussi de ce côté-là des éventualités le droit au logement sont des droits primor- de réformes. Il ne s’agit certes pas de révolution, diaux, supérieurs à toute autre considération, mais de réformes qui préservent ou redéfinissent il faut aller jusqu’au bout de cette logique, des droits sociaux pour l’avenir. C’est ce que avec un risque d’État absolu, totalitaire. Les l’on peut espérer de mieux face aux réformes droits sont aussi relatifs dans leur mise en actuelles qui ne sont, la plupart du temps, que œuvre, ce sont des droits déclaratoires sans des dé-tricotages de droits sociaux. Seuls les effectivité, nous l’avons bien vu avec le droit droits (droit social, droit du travail) peuvent au travail. De plus, il y a des contradictions garantir aux personnes en situation difficile une entre certains droits. Le droit au travail par protection, comme cela a été le cas depuis la fin rapport au droit à la liberté, par rapport au droit à la propriété, par rapport au droit à la d’activités socioculturelles ne plus respecter la protection, par rapport au droit à la sûreté : réglementation. En travaillant sur cette question, tous ne vont pas dans le même sens. on s’est aperçu que ceux qui réagissaient de la Comment les hiérarchiser ? sorte le faisaient car la réglementation qu’ils Aujourd’hui, nous sommes aussi dans une étaient censés appliquer n’était plus assez pro- crise de légitimité du droit. Est-il absolu ou tectrice. En effet, pour eux, elle était devenue pas ? Prenons l’exemple du droit au loge- complexe et floue, et, quelles que soient les ment, parle-t-on de l’accessibilité à un loge- précautions prises, ils pouvaient être rendus ment ou de droit absolu à avoir un logement, responsables dès lors qu’un problème surve- quelles que soient les circonstances, la situa- nait. Cette situation entraînait deux réactions : tion et le comportement de chacun ? soit le non-respect de ces règles, soit un respect strict de celles-ci, tout en s’interdisant R. Castel : Je pense également qu’il faut éviter toute activité comportant un risque. Si la loi n’apparaît de donner des pouvoirs exorbitants à l’État, Cet exemple illustre bien le rapport qui existe plus assez cependant, concernant certains droits, il serait entre la protection, la citoyenneté, le respect de intéressant de réfléchir au cas par cas. l’institution et de la loi. Si la loi ne protège plus Pour le droit au logement, par exemple, il peut y assez et n’est vécue que comme contraignante, avoir l’affirmation de l’inconditionnalité du elle ne donne plus envie de la respecter. protectrice, elle n’est plus vécue que comme contraignante et droit, tout en discutant des modalités de sa mise en œuvre. Il en est de même pour le droit à la R. Castel : Certes, mais il ne faut pas oublier que risque d’ouvrir le santé, tous les citoyens lorsqu’ils sont malades le phénomène est lié à la pression sociale qui champ au fait ont droit d’une manière inconditionnelle au s’exerce sur la justice, à cette demande de sécu- qu’on ne la soin. Par contre, il est souhaitable de discuter et rité individuelle qui souhaite obtenir à tout prix de négocier sur ce que l’on entend par « santé » la reconnaissance de la responsabilité de l’autre afin d’éviter les abus. et une compensation au préjudice subi. Vous Mais je n’ai pas parlé de « droit au travail », qui avez raison de dire qu’aujourd’hui les pressions me paraît aujourd’hui une revendication trop qui s’exercent sur l’individu sont de plus en plus utopique face aux contraintes du marché. Par contraignantes. Mais, à mon avis, la réponse à contre, on peut défendre et essayer de faire ces situations serait que les individus ne soient appliquer un droit du travail qui donne des pas livrés à eux-mêmes, mais qu’ils soient garanties aux travailleurs. inscrits dans des systèmes collectifs de protections. ■ Il y a quelques années, la Direction ■ reconnaisse plus. En ce qui me concerne, au centre social, je Départementale Jeunesse et Sports du Val rencontre des personnes sans emploi, qui d’Oise s’est inquiétée de voir des organisateurs vivent au jour le jour et pourtant qui créent 15 du lien social et tiennent des choses collecti- aujourd’hui, qui sont confrontés à des vement. Le quartier reste un lieu d’investisse- logiques de gestion associative de plus en ment, porteur d’énormes potentialités, mais il plus complexes et en même temps à des com- faut bien admettre que pour agir, dans nos mandes institutionnelles paradoxales. Il me structures, il faut des moyens. Aujourd’hui, semble que ces éléments contribuent à renfor- l’argent public qui nous est attribué ne cesse cer l’insécurité sociale. Par ailleurs, parce qu’ils de diminuer. Alors que faire ? réduisent les espaces de conflictualisation, ils fragilisent la démocratie. R. Castel : Il faut se méfier des recettes toutes fai- La solution à tes. Je crois que le rôle d’un sociologue est relati- R. Castel : J’aurais tendance à dire qu’il ne faut pas vement modeste, c’est essayer de faire un dia- culpabiliser, même si mon diagnostic amène à s’in- gnostic aussi précis que possible sur la situation, terroger sur l’efficacité des interventions sociales en sachant bien qu’un diagnostic n’a jamais suffi qui ont été conduites ces dernières années. La à guérir un malade. Par contre les mauvais dia- conception de l’intégration s’est assez profondé- l’effritement des gnostics contribuent à l’achever plus rapidement. ment transformée depuis 25 ou 30 ans. Les inter- protections Les mauvais diagnostics sont ceux qui crient à la ventions sociales sont sans doute plus difficiles s’invente dans les catastrophe et ceux qui, euphoriques, disent tout aujourd’hui, parce qu’il y a eu une transformation pratiques, le contraire. Il y a encore des points d’appuis, des importante du profil des populations qu’elles pren- marges de manœuvre qui permettent de plaider nent en charge et que la relation de service qui pour une position politiquement réformiste. La existait autrefois ne fonctionne plus. Les projets solution à l’effritement des protections s’invente consistaient alors à tenter de remettre à niveau un professionnelles ou politiques. Des marges de dans les pratiques, qu’elles soient professionnel- individu en difficulté pour l’aider à rejoindre une manœuvre les ou politiques. Par contre, ce que l’on peut structure stable, un emploi, une famille… À pré- existent encore. regretter, sans que cela pousse au désespoir, c’est sent, il est plus difficile de faire la même chose et qu’il n’y a guère de nouvelles pratiques politiques de dire aux personnes, « je vais essayer de t’ap- qui s’inventent aujourd’hui et qui pourraient ser- prendre à te débrouiller, mais je ne sais pas où cela vir de relais aux pratiques concrètes que vous te mènera ». De plus, nous sommes passés d’une évoquez. logique de guichet, de service à une logique de projet et de contrat, qui conduit à mettre la pres- ■ 16 Depuis quelques années, on peut constater, sion sur des individus déjà en difficulté, alors que chez les travailleurs sociaux et chez les pro- l’on n'a pas ces exigences avec des personnes fessionnels du DSU, un enfermement dans mieux loties. On peut critiquer le poids de la des logiques de procédures administratives bureaucratie et des contraintes administratives. qui conduit à questionner le sens de leur Mais il faut aussi s’interroger sur la tendance à action et rend leur présence sur le terrain dif- transférer sur l’individu en difficulté la charge de se ficile. Leur légitimité est ainsi questionnée tirer d’affaire, alors que souvent il n’en a pas les tout comme celle des réseaux associatifs moyens.