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vrai pour les adolescents qui doivent apprendre à se séparer et qu’on peut aider à
« aller voir ailleurs », c’est-à-dire : les copains, d’autres adultes, des soignants, des
psy. Souvent les jeunes ne se sentent pas assez forts pour partir, pas suffisamment
en sécurité pour oser s’autoriser à se détacher. Le même phénomène se produit pour
les parents qui adhèrent au principe du dialogue et qui se lancent, en sachant qu’il
n’y a pas de solution sur mesure. Leur démarche n’est pas à saisir sous l’angle du
dévoilement mais du soutien qu’ils trouveront même si se posent inévitablement à
l’intérieur des groupes les questions de place, de territoire, de décalage de certains,
du trop grand envahissement par d’autres, de la perte d’investissement en cours de
route. Néanmoins, contrairement à ce qui se produit au cours des émissions du
genre « psy show » à la télévision, le groupe s’inscrit dans la durée, c’est une
démarche collective de recherche.
Revenons en au fonctionnement concret des groupes que vous animez depuis
plus de trente ans, les groupes de parole de parents de jeunes anorexiques.
Depuis 1969, toutes les trois semaines environ, la participation à des groupes a en
effet été proposée aux familles de patients anorexiques. Dans mon service de
psychiatrie, avec la psychologue Annie Gorgé, nous avons pensé qu’il pouvait être
important de réunir ces parents et que le groupe pouvait leur apporter quelque chose,
que leur enfant soit hospitalisé ou traité en ambulatoire. Au début, ce fut modeste
puis les groupes se sont étoffés. L’objectif était d’aider les familles à ne pas s’isoler.
Car ce qu’elles vivent est très dur. Les parents se sentent obligatoirement mis en
cause quand ils voient leur enfant (souvent leur fille de 13 ans à 20 ans) se
décharner et s’acheminer vers le pire. C’est grave, prenant, captateur. Les parents
ressentent souvent un sentiment de fatalité. Il y a parfois déjà eu une jeune
anorexique dans la famille ou un décès. Ils croient que leur fille a envie de mourir
alors que cette dernière a de très fortes attentes qui ont été déçues. Les parents qui
sont les plus anciens dans les groupes peuvent aider les autres à ne pas se laisser
prendre au discours apparent en révélant que la perte d’appétit cache en fait un
grand appétit.
Pouvez-vous expliciter ? Car les symptômes semblent effectivement évoquer
un désir de mort et un désintérêt pour ce qui nourrit le corps et lui permet de
survivre ?
Essayons de comprendre cette ambiguïté qui habite l’adolescente. Plus elle se sent
dépendante affectivement de quelqu’un, plus elle est obligée de s’en détacher en ne
se nourrissant pas de lui car elle a peur d’être envahie. Elle souffre d’une forte
insécurité. Elle cherche à échapper à ce pouvoir par la plainte, l’opposition pour
rendre l’autre dépendant d’elle et en même temps à échapper à son pouvoir. D’où
l’intérêt pour les parents de s’ouvrir car ils deviennent indigestes pour des enfants
sans ressources personnelles. Il faut du « différent ». Rassurer les parents sans les
culpabiliser et leur dire l’urgence d’établir des liens d’une autre nature d’autant que
l’enfant est très accroché. La solution est de prendre de la distance et d’en mettre. Le
groupe de parole dit beaucoup sur la vie quotidienne de l’anorexique, sur ce
paradoxe d’une adolescente qui veut devenir autonome sans en être capable car elle
se sent envahie par l’autre (le parent). Toute l’ambiguïté de cette situation de
dépendance est là : l’insécurité entraîne l’agrippement et l’agrippement empêche de
se nourrir.