Ensemble, les parents s`écoutent et se renforcent

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Ensemble, les parents s’écoutent
et se renforcent
Entretien avec le Professeur Philippe Jeammet
Le groupe de parole, un lieu où les parents partagent, échangent et deviennent
créatifs. C’est un espace où l’on construit ensemble. Les pères y participent
de plus en plus. Le groupe permet de dédramatiser.
En tant que psychiatre spécialiste de l’adolescent vous avez eu affaire à de
nombreux parents en détresse et vous avez vu se former des groupes de
parole de parents, dont parfois l’initiative vous revenait. Comment, avec le
recul, appréciez-vous l’intérêt de ces groupes si différents fussent-ils ?
Présentent-ils des points communs ?
Les groupes ont bien sûr un intérêt très différent selon qu’ils s’adressent à des
parents tout venants ou qu’ils sont centrés sur une pathologie en particulier. Les
attentes divergent de même que les positions des adultes et le fonctionnement du
groupe. Il demeure néanmoins un point commun qui est le souhait de sortir de
l’isolement quand on est angoissé. Le groupe offre l’occasion de rompre
l’enfermement et, en s’ouvrant sur les autres, de bénéficier de leur expérience. Ce
soutien porte davantage que celui d’un expert ou d’un homme de l’art se plaçant
dans une autre position que vous.
Est-ce un renversement par rapport aux années 70 ?
Autrefois les groupes étaient tournés vers des professionnels qui se situaient en
« position haute » et qui apportaient davantage de réponses toutes faites
s’apparentant à des conseils, des jugements, des avis de thérapeutes détenteurs de
savoir par rapport à un patient supposé ignorant.
Aujourd’hui où il ne se manifeste aucun consensus sur les règles éducatives, le
groupe de parole est un lieu fréquenté par des parents qui y entrent de plain-pied.
Les groupes sont des espaces de « co-construction », de partage de difficultés,
d’échanges entre pairs. Les professionnels sont d’ailleurs beaucoup moins idéalisés
par des parents qui ont conscience que le monde a bougé et qu’il n’existe pas de
recette magique. Le besoin qui s’exprime concerne des repères qu’on trouvera
ensemble, en acceptant la diversité des approches. Le partage est plus égalitaire.
Cette co-création n’est-elle pas le signe d’un désenchantement par rapport aux
conseils autrefois dispensés et à leur inadéquation ?
L’époque a changé et il faut comprendre le nouvel environnement. Les conseils ne
valent qu’en fonction de ceux qui les appliquent. On ne demande plus des avis dans
une démarche un peu infantile mais on veut créer ses propres règles qui ne vaudront
que si on les a assimilées. Il y a une forte désillusion par rapport aux réponses pré-
mâchées. Certes on est démuni, embarrassé, mais la conclusion est qu’il faut
s’impliquer, en tolérant les différences, et chercher, travailler ; à plusieurs on a plus
de chances de s’en sortir. L’ouverture est une solution aux incertitudes et à l’anxiété.
Cela nécessite une tournure d’esprit particulière. Car on rejette tout jugement
manichéen. On est réaliste, créatif. On s’aperçoit que ce qu’on fait n’est pas
forcément mauvais mais qu’il faut faire autrement, aller voir ailleurs. Cela est aussi
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vrai pour les adolescents qui doivent apprendre à se séparer et qu’on peut aider à
« aller voir ailleurs », c’est-à-dire : les copains, d’autres adultes, des soignants, des
psy. Souvent les jeunes ne se sentent pas assez forts pour partir, pas suffisamment
en sécurité pour oser s’autoriser à se détacher. Le même phénomène se produit pour
les parents qui adhèrent au principe du dialogue et qui se lancent, en sachant qu’il
n’y a pas de solution sur mesure. Leur démarche n’est pas à saisir sous l’angle du
dévoilement mais du soutien qu’ils trouveront même si se posent inévitablement à
l’intérieur des groupes les questions de place, de territoire, de décalage de certains,
du trop grand envahissement par d’autres, de la perte d’investissement en cours de
route. Néanmoins, contrairement à ce qui se produit au cours des émissions du
genre « psy show » à la télévision, le groupe s’inscrit dans la durée, c’est une
démarche collective de recherche.
Revenons en au fonctionnement concret des groupes que vous animez depuis
plus de trente ans, les groupes de parole de parents de jeunes anorexiques.
Depuis 1969, toutes les trois semaines environ, la participation à des groupes a en
effet été proposée aux familles de patients anorexiques. Dans mon service de
psychiatrie, avec la psychologue Annie Gorgé, nous avons pensé qu’il pouvait être
important de réunir ces parents et que le groupe pouvait leur apporter quelque chose,
que leur enfant soit hospitalisé ou traité en ambulatoire. Au début, ce fut modeste
puis les groupes se sont étoffés. L’objectif était d’aider les familles à ne pas s’isoler.
Car ce qu’elles vivent est très dur. Les parents se sentent obligatoirement mis en
cause quand ils voient leur enfant (souvent leur fille de 13 ans à 20 ans) se
décharner et s’acheminer vers le pire. C’est grave, prenant, captateur. Les parents
ressentent souvent un sentiment de fatalité. Il y a parfois déjà eu une jeune
anorexique dans la famille ou un décès. Ils croient que leur fille a envie de mourir
alors que cette dernière a de très fortes attentes qui ont été déçues. Les parents qui
sont les plus anciens dans les groupes peuvent aider les autres à ne pas se laisser
prendre au discours apparent en révélant que la perte d’appétit cache en fait un
grand appétit.
Pouvez-vous expliciter ? Car les symptômes semblent effectivement évoquer
un désir de mort et un désintérêt pour ce qui nourrit le corps et lui permet de
survivre ?
Essayons de comprendre cette ambiguïté qui habite l’adolescente. Plus elle se sent
dépendante affectivement de quelqu’un, plus elle est obligée de s’en détacher en ne
se nourrissant pas de lui car elle a peur d’être envahie. Elle souffre d’une forte
insécurité. Elle cherche à échapper à ce pouvoir par la plainte, l’opposition pour
rendre l’autre dépendant d’elle et en même temps à échapper à son pouvoir. D’où
l’intérêt pour les parents de s’ouvrir car ils deviennent indigestes pour des enfants
sans ressources personnelles. Il faut du « différent ». Rassurer les parents sans les
culpabiliser et leur dire l’urgence d’établir des liens d’une autre nature d’autant que
l’enfant est très accroché. La solution est de prendre de la distance et d’en mettre. Le
groupe de parole dit beaucoup sur la vie quotidienne de l’anorexique, sur ce
paradoxe d’une adolescente qui veut devenir autonome sans en être capable car elle
se sent envahie par l’autre (le parent). Toute l’ambiguïté de cette situation de
dépendance est là : l’insécurité entraîne l’agrippement et l’agrippement empêche de
se nourrir.
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Comment fonctionne le groupe et qui le compose ?
En moyenne une trentaine de personnes parfois 20, parfois 60 font part des troubles
de leur enfant, les plus fidèles sont ceux dont les enfants vont très mal, quelques
anciens viennent aussi apporter des nouvelles positives d’une ancienne patiente et
témoigner du fait qu’on peut s’en sortir. L’évolution marquante depuis quelques
années est l’implication croissante des pères. Les mères qui ont un lien plus
physique avec leur fille sont souvent très déprimées. Les pères s’impliquent
davantage qu’autrefois, ils se sentent libres d’exprimer ce qu’ils ressentent, on les
aide à prendre conscience, on donne des informations, la relation est directe et
spontanée. Pour les patient(e)s qui savent que leurs parents fréquentent le groupe
de parole et qui s’en soucient, il est très important de sentir la qualité de l’implication
de leur père qui témoigne de la réalité et de la valeur de son enfant à ses yeux.
Comment agit le groupe de parole ? En quoi est-il utile ?
Le mélange entre anciens et nouveaux est essentiel car le parent dont l’enfant s’en
est sorti est très écouté. Il est « passé par là » ; il n’offre pas de recette miracle mais
il atteste que la guérison est possible, qu’elle prend du temps et qu’elle nécessite un
nouvel état d’esprit de la part des proches. L’adulte indique au jeune qu’il a une
réponse à ses difficultés. Ce partage d’expérience aide les parents à prendre de la
distance tout en sortant d’un isolement et d’une insécurité qui engendrent désarroi et
raidissement. De nombreux parents fréquentent le groupe pendant plusieurs années
et y puisent la force de dédramatiser. Le groupe de parole est aussi un moyen de
faire de la prévention et d’inciter les parents à rester naturels et confiants avec leurs
autres enfants. Garder une vie normale, ne pas chercher à tout maîtriser et orienter,
peut éviter la répétition de ces troubles du comportement.
Dans le domaine de la psychiatrie de l’adolescence, la pratique des groupes de
parole touche-t-elle d’autres catégories de parents ?
J’ai vu se mettre en place, dans le secteur de pédopsychiatrie, au Centre Médico-
Psycho-Pédagogique de la rue de la Harpe, des groupes d’échanges avec les mères
dans les salles d’attente. Il existe aussi des groupes d’adolescents et de jeunes
adultes. Dans les cas, trop nombreux, de tentatives de suicide que nous sommes
amenés à traiter à l’Institut Montsouris, nous n’avons pas recours à ce type de
démarche. Les jeunes arrivent ici en passant par les urgences, ils s’entretiennent
individuellement avec des psychiatres puis sont orientés vers le secteur ou vers le
privé. Il est vrai qu’ici nous travaillons plutôt avec des parents qui sont centrés sur
une pathologie particulière – en l’occurrence l’anorexie – et qui, tout en ayant besoin
d’information et de soutien, s’apportent mutuellement des éclairages fondés sur leur
propre vécu. Cette ouverture et ce décloisonnement renforcent en fait les parents en
les déculpabilisant et en allégeant leur angoisse. !
Propos recueillis
par Colette Barroux
Cet entretien est paru dans la revue « L’école des parents » hors-série, Pages 6,7 et
8, Mars 2001.
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